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IV - 12.3 Le rire comparé aux états émotionnels causés par la surprise
Le contraire du rire nest pas le sérieux, cest la réalité.
(G.W.H. Hegel)
Le rire résulte dune perception globale, non analytique, de la situation gélogène : on rit avant de pouvoir dire pourquoi lon rit (cette perception implique le cerveau droit : vide infra, chapitre 18).
Le rire constitue une réponse réflexe à la rupture. Il engage des circuits neurologiques capables de travailler indépendamment du cerveau volontaire. Les réflexes, par comparaison avec les réponses calculées, ont un double avantage de rapidité et dautonomie.
Le rire est une réponse émotionnelle à la surprise. Cette réponse procède dune mise en communication de laire de la personnalité, située dans le cortex frontal et du cerveau des émotions (hypothalamus).
Ces trois données militent pour une approche élémentaire du rire.
Au titre de lélémentaire et de lorganique, on peut commencer par rappeler que le rire est la plus violente et la plus banale des secousses émotionnelles.
Chacun void bien, développe Joubert (op. cit. p. 42) que pour le Ris, soudain le visage est ému, la bouche s'élargit, les yeux étincellent et pleurent, les joues rougissent, la poitrine est secousse, la vois antrerompue ; et quand il se déborde continué long-tams, les veines du cou s'anflent, les bras tramblent, et les jambes trepignent, le ventre se retire et sant grand douleur ; on roussit, on sue, on pisse, on fiante à force de rire et quelquefois on en avanouit.
Énorme, irrépressible, a fortiori quand il est contenu, comme l'exprime en mauvaise part Bernard de Clairvaux :
Ce moine qui a rempli son cur de pensées vaines et bouffonnes et dont le vent de la vanité ne peut, en raison de la discipline du silence, se répandre pleinement, est secoué déclats de rire jaillissant par les détroits de sa gorge. De honte, il cache souvent son visage, serre les dents, mais malgré lui, il rit, et contraint, pouffe de rire. Et quand de ses poings il obstrue sa bouche, on lentend éternuer par les narines. (Tractatus de gradibus humilitatis et superbiae, Patrologie latine, t. 182, col. 964)
ou Cervantès :
Don Quichotte se mit aussitôt à regarder Sancho et vit qu'il avait les joues enflées et en apparence tout prêt déclater de rire ; et comme Sancho vit que son maître avait commencé, il lâcha la bonde de telle façon qu'il fut contraint de se serrer les flancs avec ses deux poings pour ne pas crever. Il se calma par quatre fois et autant de fois recommença sa risée, avec la même impétuosité que la première [...] (Don Quichotte)
Lexpression des émotions est sous le contrôle du système nerveux autonome qui assure aussi la régulation automatique de nombreuses fonctions organiques. Ses opérations mettent en jeu deux sous-systèmes antagonistes : le sympathique et le parasympathique, laccélérateur et le frein. (Le système nerveux autonome est donc, par essence, sujet à linstabilité et au déséquilibre). Le premier commande le régime de laction. Il a notamment pour objet de mobiliser lorganisme en situation de danger : il augmente la production dadrénaline, accélère le rythme cardiaque, freine le péristaltisme digestif et réduit les sécrétions peptiques. Il fait dresser les cheveux sur la tête. (Le sympathicotonique a les pupilles dilatées et la bouche sèche, cest un surexcité ; il fait de lhypertension ou souffre dulcères à lestomac...). Le second a une fonction opposée de sédation et de détente.
Considérons lexemple classique des réactions en chaîne dont lorganisme est le siège devant une menace physique soudaine. À partir dun signal vigile, lalerte (un influx nerveux électrique) est transmise dans le centre des émotions. Lhypothalamus envoie un message chimique à lhypophyse qui augmente alors sa production corticotrope. Véhiculée par le sang, lhormone en cause stimule la sécrétion surrénale. Ladaptation est immédiate et spectaculaire. Le système agression-défense est mis sous pression. Les organes impliqués sont irrigués en priorité. La respiration devient plus forte et plus profonde. Le cur se met à battre plus vite et plus puissamment. Les muscles se durcissent. Les vaisseaux qui irriguent lappareil digestif et la peau se contractent : le sujet pâlit et la digestion est suspendue. En cas de blessure, lhémorragie est modérée, linflammation limitée, la coagulation plus rapide et la douleur moindre. Un homme raconte que, se relevant après une violente chute de moto et retirant son blouson de protection, il constate quil a le bras arraché - sans éprouver de douleur locale en proportion avec un tel trauma. Le foie libère ses réserves de sucre pour alimenter les muscles. La transpiration augmente pour une ventilation dappoint indispensable pour assurer lhoméothermie générale pendant cette combustion accrue dénergie...
Nous navons pas choisi cet exemple au hasard, car les circonstances qui provoquent le rire causent aussi une surprise - qui se résout, non par lagression ou la fuite, mais par une violence plaisante qui secoue le corps de... linterloqué. Comme la réponse au message danger, le rire est réflexe et organique. Il est des situations tendues, des conflits qui soudain se détendent et se résorbent dans un rire dautant plus salutaire, sinon dautant plus franc, quon a frôlé le drame. Cette alternative correspond à deux solutions dun même problème et, peut-être, à deux réponses à une même information neuropsychologique. Mais le rire est une émotion (subjective) avant dêtre une action (objective). Bien quune analyse psychologique et sociologique du rire puisse mettre en évidence une fonction agressive du rire - nous y reviendrons - cest cet aspect dhumeur, ou cet aspect endocrine, quil faut dabord considérer. Le rire apparaît alors comme la résolution soudaine dune crise qui se révèle sans danger (souvenons-nous de la définition dAristote). Il fait suite à une alerte qui nest pas une fausse alerte, mais à laquelle il est fait face et mis fin, non par des moyens externes et objectifs, mais par des moyens internes et subjectifs : par les moyens dune rassurance et dune réassurance endocrine.
Cest une banalité de constater que le rire développe des effets contraires à ceux de la peur. Regardons pourtant. Dans une bibliothèque, un type (vide supra) se lève de sa chaise, sempêtre dans celle de son voisin et manque de se casser la figure. On lit un temps détonnement stupide (ind.-eur. : *(s)teu : frapper) sur son visage, puis, presque aussitôt, il sesclaffe : détente. Il a eu chaud, il la échappé belle... Si lon observait au ralenti le film des mimiques de léclat de rire, il est probable que les premières images montreraient le visage dun homme effrayé, à tout le moins stupéfait ou incrédule, retrouvant, peut-être, la façon dont les anciens Grecs exprimaient le non : ananeuô (Lysistrata : 126 ; les faux ambassadeurs perses des Acharniens : 113 s. se trahissent à leur manière grecque de marquer le non, manière qui peut encore être observée aujourdhui - Eibl-Eibesfeldt, 1976 : 35 pour la traduction française de Der Vorprogrammierte Mensch) haussant le sourcil, rejetant la tête en arrière et relevant le menton, vérifiant cette exclamation quon peut entendre parfois au vu dune apparition bouffonne : Non ! cest pas vrai ! Cette mobilisation soudaine pour rétablir léquilibre sest immédiatement révélée efficace : rire.
Comme lalerte organique dont nous venons de rappeler le scénario et le dessein, le rire, cette violence qui secoue lagressé ou linterloqué et qui le dispense de secouer lagresseur ou linterlocuteur, se signale par une consommation accrue de substances neurorégulatrices, dites hormones de léveil, et cette décharge bruyante et brutale peut apparaître comme une destruction de munitions inutiles : le tir à blanc dune fantasia de soulagement ou dune victoire sans combat. Alors que le stress dalerte sexprime notamment par une augmentation du volume respiratoire qui multiplie la combustion énergétique, cest ici lexpiration qui commande le processus respiratoire : une expulsion violente et saccadée de lair inspiré, accompagnée de ces vocalisations, Ah, ah, ah ! qui résument le rire. Le rire est dit faire circuler dans le corps cette bonne humeur qui chasse les déchets de la combustion vitale et rétablit léquilibre en résorbant les toxines du stress. Alors que lalarme accélère le rythme cardiaque et provoque une contraction vasculaire et musculaire, le rire, ce spasme respiratoire, relâche les muscles (notamment les masséters - et parfois les sphincters), dilate les vaisseaux et apaise le cur.
Mais cette description homéostatique (résorption dune crise panique par une crise de rire) néglige un point dimportance. Le rire ne répondrait pas seulement au soulagement de lesquive, à lissue (finalement) heureuse dun mauvais pas, à lélimination réflexe, le danger évanoui, de substances roboratives. Le rire décharge, sans doute, mais il nest pas inutile de noter comment cette mécanique procède encore de limpulsion du danger. Car une propriété remarquable de ces hormones de léveil synthétisées par le cerveau mis en alerte est de libérer la production dendorphines, morphines naturelles qui agissent contre la douleur. Cette décharge dopium cérébral nest pas sans effet pour le sujet qui nous occupe. Car il existe une propriété bien connue de lanesthésie qui permet de mettre en relation physiologie et psychologie du rire.
Le mot hilarant apparaît pour la première fois dans le dictionnaire en 1805 pour caractériser un composé chimique, le protoxyde dazote. On trouve dans Littré (s. v. Hilarant) la citation suivante extraite de lAbrégé de Chimie de Pelouze et Frémy : Le protoxyde dazote est impropre à la respiration ; introduit dans les organes respiratoires, il produit une sorte divresse qui lui a fait donner le nom de gaz hilariant. Le gaz hilarant allait devenir une attraction foraine. Moins plaisant, mais dune autre portée, le protoxyde dazote devait révéler des propriétés analgésiques qui permirent lessor de la chirurgie moderne : lanesthésie générale a recours à ce gaz singulier. Le MEOPA (acronyme de : mélange équimolaire doxygène et de protoxyde d'azote, soit N2 O2) est aujourd'hui utilisé en pédiatrie.
Quel rapport entre endormir la douleur et rire ? Lhypothèse ici développée consiste précisément à poser que cette proximité fonctionnelle de lanesthésie et du rire, chimiquement prouvée par les effets du protoxyde dazote, peut constituer une voie daccès à la compréhension du rire. En effet, que la cause soit purement matérielle (gaz hilarant, alcool... ; empoisonnement cérébral : rire sarde, par exemple ; atrophie cérébrale ou dégénérescence de la chimie neuro-médiatrice : épilepsie gélastique, maladie de Pick
où le sujet est incapable de rien prendre au sérieux ; chatouillement : excitation dune zone réflexe qui opère un court-circuit de la sensibilité) ou purement intellectuelle (rupture brusque de la continuité noétique), le rire sanalyserait comme une suspension de la communication entre le cerveau du réel et le cerveau émotionnel.
Prospectus pour une démonstration de gaz hilarant,
1844, Nouvelle-Angleterre, vint-cinq cents linhalation.
Une grande démonstration des effets produits par linhalation de Protoxyde dAzote, ou Gaz Hilarant ! sera donnée à lUnion Hall ce (Mardi) Soir, 10 décembre 1844.
Quarante gallons de gaz seront préparés et administrés à ceux qui, dans lauditoire, désireront en inhaler.
Pour commencer le spectacle, le Gaz sera inhalé par douze jeunes gens qui se sont portés volontaires.
Huit costauds ont été engagés et se tiendront au premier rang afin déviter que, sous linfluence du gaz, personne ne se blesse ou blesse quelquun dautre. Ladoption de cette mesure vise uniquement à écarter toute appréhension de danger. Il est probable que personne ne cherchera à se battre.
Le Gaz agit sur ceux qui linhalent en fonction du trait dominant de leur caractère. Il les fait soir Rire, Danser, Parler ou se Battre, et ainsi de suite. Ils semblent conserver assez de lucidité pour ne pas dire ou faire des choses quils auraient loccasion de regretter.
N.B. Le Gaz ne sera administré quà des hommes dune parfaite honorabilité. Ceci afin que le spectacle reste, à tous égards, dans les limites du bon ton.

Ce dessin sans légende de Cork (relevé dans Zeitgenossen karikieren Zeitgenossen, Rhurfestspiele Recklinghausen, 1972 : 208), pourrait servir dillustration à la chimie du rire.
Toutefois, à la différence de la molécule de benzène retenue par le dessinateur, qui autorise, par symétrie, une symbolisation spatiale du rire - qui permet de faire éclater le rire - la représentation à laquelle lexactitude obligerait (N2 0 au lieu de C6 H6 ) est moins photogénique.
La carrière parallèle dune attraction foraine
La première opération sous anesthésie est réalisée sur lanimal, en 1824, par inhalation de gaz carbonique. Le protoxyde dazote (N2 O), obtenu par la combustion du nitrate dammonium, est isolé en 1772 par le philosophe Joseph Priestley, pasteur, théologien et chimiste qui, en butte aux persécutions des autorités pour son socinianisme et du populaire pour les émanations diaboliques que ses cornues répandaient autour de sa maison, sexile en Nouvelle-Angleterre. Les propriétés anesthésiques et inébriantes de ce gaz sont relevées en 1799 par Davy ; la première application clinique est faite par le dentiste américain Wells, en 1846 (cobaye de ses propres expérimentations, Wells sombrera dans la folie).
Le protoxyde dazote a plus récemment fait parler de lui dans une affaire criminelle : la mort sur table, après anesthésie, à lhôpital de Poitiers, le 10 octobre 1984, de Mme Nicole B. Comment une patiente jeune, ne présentant aucun antécédent cardiaque, aucune contre-indication à lanesthésie na-t-elle pu être réanimée après une narcose dont la première phase sétait déroulée normalement ? Comment, au contraire, pouvait-elle présenter soudain des signes de cyanose alors quon lui administrait (croyait-on) de loxygène à des doses de plus en plus élevées et que ses poumons étaient régulièrement ventilés ? Cest (vraisemblablement) quune main criminelle avait inversé les flexibles amenant respectivement au respirateur loxygène et le protoxyde dazote, repérables par des bagues de couleurs différentes et que lanesthésiste-réanimateur asphyxiait sa patiente en lui administrant du protoxyde dazote à haute dose tout en croyant loxygéner.

Le Monde du 16 février 1988
Lébriété de lanesthésie, déconnexion du cerveau sensoriel et du cerveau émotionnel, signalerait donc, non seulement une cause matérielle, exogène, du rire, mais en révèlerait aussi la fonction. (En sorte, dailleurs, quil ne serait pas nécessaire de postuler lexistence dune hormone spécifique du rire, comme a pu le faire un professeur de médecine de luniversité François Rabelais de Tours - quil a proposé dappeler rabelaisine - si celui-ci est une conséquence banale dune disjonction adaptative circonstancielle qui a pour objet premier de préparer le corps à braver la douleur). Dans cette optique positive, on pourrait comprendre le rire, énergie contenue qui se libère soudainement, selon la définition de Raymond Devos, détente de la tension vitale, (et symbolisant banalement lactivité de détente), non seulement comme une correction homéostatique résultant de la résorption naturelle des analgésiques cérébraux produits en situation de danger, comme la détente dune peur sans cause (sérieuse), leuphorie dune analgésie sans douleur, mais, à partir de ses effets, dans sa fonction objective dadaptation au réel. Le spasme expulsif, lexplosion qui caractérise le rire - Novalis notait lanalogie du rire et de létincelle électrique - brûle les poisons du stress et rétablit léquilibre neuro-végétatif par une correction du parasympathique - sédatif, temporisateur, parégorique, anesthésique - au détriment du sympathique qui commande laction.
Et cest bien dans sa fonction, paradoxale mais nécessaire, dadaptation au réel, dans son rôle dans lapprentissage, que se révèle cette signification originelle du rire, comme le suggèrent et lontogenèse et la phylogenèse. Le rire-jeu que ladulte engage avec le tout-petit est évidemment fonction de sa capacité de réponse, de la maturation de son équipement neurosensoriel et expressif. D'abord révélant à l'enfant son entité corporelle (balancements et chatouilles : la petite bête qui monte
), cette interaction se complexifie à partir du sixième mois dans des jeux sociaux où les limites somatiques et les rôles sont expérimentés, notamment dans le jeu - emblématique de lattente et de la surprise espérée - de la disparition et de la réapparition de la face (coucou !). Lobservation systématique des conditions d'apparition du rire chez le petit enfant (Sroufe et Wunsch, 1972 ; Sroufe et Waters, 1976), à partir de la douzième semaine, révèle que le rire sanctionne la maîtrise de situations insolites, lexploration réussie de la nouveauté et la réassurance cognitive - dans des conditions de sécurité et de familiarité, avec des proches ou des figures connues, et dans un climat de détente et de jeu. À l'inverse, en effet, telle situation qui, dans ce contexte de sécurité, se dénoue par le rire, va provoquer les pleurs du petit si elle dure trop longtemps ou si la surprise est trop forte. Le rire est la récompense d'une peur maîtrisée.
Associé au jeu, le rire lest phylogénétiquement à la découverte et à lapprentissage. Cest précisément dans cet environnement que léthologie a pu établir, chez le primate, lorigine vraisemblable du rire (Van Hoof, 1972 et 1978). Le jeu apparaît dévidence dans le règne animal comme étant le privilège du jeune. Dans les relations engageant la mère et son petit, ou des jeunes entre eux, les primates utilisent régulièrement des mimiques, que nous qualifierions anthropomorphiquement de rictus, qui paraissent être une ritualisation (au sens de Huxley) signifiant au congénère lintention ludique de linteraction proposée. Si leuphorie du jeu, comme leuphorie du rire, vaut insensibilité au réel, comme il a été noté, les signes de cette insensibilité - découvrir les dents : vide infra - peuvent annoncer cette intention. Un tel échange de signes accompagnant la provocation pour rire sobserve couramment chez lhomme. À loccasion dun arrêt, le jeune chauffeur dun taxi-brousse subtilise à son coéquipier une mangue dans laquelle celui-ci sapprêtait à mordre
Il lui signifie aussitôt en découvrant les dents et en riant bruyamment le caractère ludique de ce vol à l'arraché. Lautre ne peut que rire à son tour sous peine de se mettre hors-jeu, de se voir accuser de tout prendre au sérieux, de nêtre pas drôle, etc. Le cerveau analytique des mammifères se caractérise aussi par des programmes dapprentissage ouverts et une plus ou moins longue néoténie. Cest par imitation et par jeu que le jeune assimile les techniques dalimentation, de chasse, de défense
et quil fait, sans risque (au seul risque de se faire corriger, cest le mot, par les adultes qui surveillent les jeux infantiles et par la dure loi de la réalité), lépreuve de la vie. Les jeux locomoteurs provoquent des modifications dans l'organisation synaptique du cerebellum et dans la distribution des fibres musculaires (Byers et Walker, 1995). Des chimpanzés privés de jeux (et notamment de jeux d'objets, soit de manipulations non fonctionnelles) s'avèrent moins compétents dans l'utilisation d'outils (Byrne, 1995). Le jeu est cet état d'esprit où sapprend le réel, lessai gratuit de situations à vide, pour rire, un entraînement. Cest juste pour rire, c'est pas pour de vrai. Le spectacle de la réponse inadéquate, qui nous fait rire, nous replonge immédiatement dans cette enfance de lart, quand on ne sait (presque) rien, dans ce vert paradis des enfantillages, bain dinnocence formatrice qui prépare à affronter le réel. Avec ce surplus de vitalité, tel le cabri qui cabriole et décolle du sol des quatre pattes à la fois ou le chiot qui guenille à mort la savate de son maître, le petit est infatigable et incorrigible : il faut souvent le rabrouer dun bon coup de dents ou dune chiquenaude pour qu'il vous fiche la paix et quil apprenne - il couine un peu, et remet ça cinq minutes plus tard. Un proverbe japonais dit quil est tout aussi impossible dempêcher les enfants de grimper que la fumée de monter. Le naturel du jeu enfantin, associé à linsouciance et à la joie de vivre, nous stupéfie donc dautant plus quand nous regardons jouer les enfants des rues dans les villes du Tiers Monde, qui nous paraissent avoir
toutes raisons de souciance. Il y a dans létat d'esprit du jeu et dans létat d'esprit du rire une fraternité originelle. Cest vraisemblablement parce quil est programmé pour apprendre, cest-à-dire pour se tromper, que le petit doit être blindé, protégé de l'erreur, insensible. Linsouciance et lirresponsabilité, linconscience et livresse, linsensibilité, propriétés du jeu et de la curiosité infantile, sont nécessaires pour surmonter lappréhension de linconnu - pour découvrir. Cest en jouant qu'on apprend à gérer des situations dont on peut ensuite se jouer. Il faut répéter, engrammer la bonne réponse. Mais pour ce faire, il faut y aller bille en tête. Pour apprendre, mieux vaut donc être hors de la réalité - qui oblige, qui impose la vigilance et le sérieux -, habiter la bulle de lenfance. Le plaisir du rire, leuphorie, note Freud dans le Mot desprit, exprime lhumeur de notre enfance. Le jeu et le rire, incitation et prime à lapprentissage, permettent ainsi dobserver le passage de la position passive à la position active : ce qui a provoqué lamusement du petit est à son tour activé par le petit. Il existe dailleurs un comique spécifiquement destiné aux enfants, celui du clown. Le clown est un adulte qui fait tout à lenvers et en dépit du bon sens et qui fait rire des enfants qui savent le bon sens. Dans le dialogue qui, généralement, sengage entre lartiste et son public, les enfants enseignent cet adulte grotesque et sympathique qui fait lenfant des enfants.
La primatologie (Plooij, 1979 ; Fossey, 1983) invite également à considérer linteraction de la mère et de son petit dans cette activité qui a aussi le rire pour effet (et pour objet), les chatouilles. La guili-guililogie est une discipline fort sérieuse, doctrinalement ouverte par le Stagyrite (Parties de animaux, 673 b 7-10 ; Problèmes, section XXXV) (pour lépoque moderne, voir : Joubert, 1579, en continuité avec les discussions aristotéliciennes sur la fonction du diaphragme dans le rire ; Darwin, 1872 (1877) ; Hecker, 1873 ; Weiskrantz, 1971 ; Blakemore, 1998) quand il est fait état de cette observation selon laquelle une chatouille attendue est moins efficace quune chatouille qui arrive par surprise et quon ne peut se chatouiller soi-même. Le cerveau (le cervelet) annule, en effet, les sensations proprioceptives (produites par le propre corps du sujet : personne est étranger à soy, explique Joubert - op. cit. p. 204) et lirruption de la chatouille attendue est tempérée par cette représentation. Pour (se) chatouiller il faut donc au moins être deux. Les chatouilles peuvent être réciproques, agonistiques, mais il existe souvent une dissymétrie dans cette interaction qui indique vraisemblablement sa portée pédagogique. Livresse du jeu (les parents préviennent : Ça va mal finir !.. Ça va tourner en eau de boudin ! Il va bientôt y avoir des larmes !...) à laquelle se livrent les enfants lest particulièrement des chatouilles auxquelles, provoqués par des adultes familiers (qui, d'ailleurs, se font aussi rabrouer : jeux de mains, jeux de vilains... une loi fédérale, en Virginie, interdit de chatouiller les petites filles), les provoquant aussi, ils sabandonnent jusquà la suffocation, s'enfuyant devant l'adulte taquin tout en se laissant attraper par lui, dérobant ces zones offertes à la stimulation, appelant cette sensation insoutenable, recherchée et repoussée... Le plaisir spécifique des chatouilles signale à la fois la contenance et la perte de contenance et permet de distinguer le soi du non-soi, de faire lexpérience d'une impossible fusion (je taime, moi non plus) dans lépreuve des échanges corporels. Alors que la sensibilité tactile de la surface peau est sous contrôle et peut être gérée avec sagesse : Trop gratter cuit, trop flatter nuit, le contact des zones gélogènes paraît engager, sinon des réactions réflexes au sens strict, du moins une sensibilité spécifique des parties les plus vulnérables du corps les zones gélogènes ne sont pas normalement accessibles. Le chatouillé paraît à vif, tel un écorché, et le chatouillement, comme le montrent certaines pratiques sado-masochistes, peut être un supplice. Cette hyperesthésie, défaut dans la cuirasse de notre contenance, est une voie d'accès à l'intimité quand le simple contact corporel, lhétéroception, de même que la pénétration dun étranger dans votre proxémie, suscitent esquive et retrait. Cest lorsque le corps est sans défense, en supination, que ces zones réservées sont ouvertes ou offertes. Éducatrices ou sensuelles, les chatouilles du parent ou du partenaire, ces petites bêtes qui montent, qui montent..., car la main du chatouilleur est suspendue, ores touchant, ores se retirant (Joubert, op. cit. p. 198) , qui simmiscent soudainement dans l'intimité (dans les parties caves du corps) avec les bras multipliés et les doigts fourmillants de la divinité indienne, mise en scène de labandon provoquant à la fois un relâchement convulsif du maintien et une reprise de la contenance, constituent une sténotypie ludique de lexpérience des limites, à la fois du corps et du supportable. Vray est que cette volupté déplait [ce sentiment du plaisir déplaisant] parce que les parties fort délicates, refusent lattouchement étranger, tant soit-il léger et mignard. (ibid. p. 201-202) Sur le mode de la fermeture plaisante de la vérité (le haussement de sourcils du non des grecs ; peut-être la racine I.-E. *smey-, grec meidos, lat. mirus qui a donné le mot grec pour être ébahi , bouche bée puis (sou)rire ), le chatouillé profère un oui qui dit non, quand le rieur émet un non qui dit si .
L'exploration par le rire, ostensible et bruyante, extériorisation de la joie dans un environnement sécurisé, permettrait donc à l'enfant de faire lépreuve de son corps, dapprendre et de faire société, de mettre sur le monde des balises de vérité, dexpérimenter la causalité matérielle et sociale. Si le rire, empreint de cette excitation intellectuelle et psychique, de cette intensité qui caractérise le jeu est un moyen dapprendre, lindice de la découverte de la vérité, la récompense et la douce intempérance de la dure école de la vie, alors le spectacle de lerreur replonge immédiatement celui qui sait - Non ! ça nest pas vrai !- dans ce bain divresse où se découvre la vérité. Le rire dhomo sapiens est lexpression du plaisir du vrai. Moyen (positif) daccès à la vérité, il devient le moyen (négatif) de son authentification. Plaisir du vrai et plaisir du faux. Le plaisir du rire est le shoot qui récompense la reconnaissance de lerreur.
Si nous navions pas besoin dapprendre, nous naurions pas nécessité de rire. La maîtrise du réel, ladresse, de même que la vérité, ne font pas rire. Elles provoquent lacquiescement tacite ou ladmiration. Alexandre : Papa, raconte-moi une histoire drôle. Papa : D'accord. C'est une devinette. Est-ce que tu sais pourquoi il y a un trou au fond des pots de fleur ? Alexandre Euh ! Bof !... Pour que l'eau puisse s'écouler ? Mais non, Alexandre, c'est vrai donc ça n'est pas drôle... La vérité ne fait pas rire. Le succès du bouffon tient évidemment au plaisir que nous prenons à nous repaître de lerreur. Le spectacle, le cirque en particulier, est justement ce cercle où lon se refait une santé anthropologique, et notamment aux dépens de la déformation et de la difformité. Le rire sanctionne la dégradation, lincongruité descendante de Spencer. Jamais, en effet, lélévation. Si le clown du cirque Franconi (selon lexemple de Spencer), qui se prépare à exécuter le saut que vient de réaliser lacrobate au-dessus des chevaux, répétait à son tour lexploit auquel les spectateurs viennent dassister (au lieu de sarrêter tout à coup au premier cheval après avoir pris un élan formidable, se contentant de brosser la poussière de la croupe là où il était supposé prendre ses appuis) alors ce ne sont pas les ah ! ah ! brefs et sacccadés du rire qui jailliraient du public, mais bien un long Aah ! dadmiration, celui qui sanctionne le dépassement de lhumaine condition.
Mais cette maîtrise est aussi culturelle. Les blagues ethniques démontrent à lenvi (notamment) que nous (le cercle des rieurs) sommes dans le vrai et que lexpertise de la réalité que fait lautre est fausse, tellement fausse quelle fait rire. De more satis risi. Cest ma coutume, cest ma théorie du réel qui est la bonne. Lautre homme est stupide : inadapté. Il ignore les fondamentaux , ceux, justement, que lapprentissage, la culture, permet de faire siens.
Florilège
L'autre ignore :
- La classification des êtres (et confond, par exemple, le mécanique avec le vivant) :
Comment reconnaît-on un [
] dans un aéroport ? Réponse : Il donne des graines aux avions...
- la nature même du vivant :
Au cours de son procès, on reproche à Bokassa le bilan particulièrement meurtrier de ses camps d'internement. Il argumente pour sa défense : Quand on vient me prévenir d'un décès, il est parfois trop tard...
- idem (extrait d'un recueil antique de 265 blagues et facéties intitulé Philoghelos, attribué à Hiéroklès et Philagrios) :
Lors des funérailles d'un illustre citoyen de Cumes, un quidam, étranger à la ville, demande à ceux qui suivent le cortège : Qui est le mort ?" Un habitant se retourne et répond en montrant le corbillard :C'est celui qui est couché dans le cercueil."
- les divisions élémentaires du règne animal :
Un joueur [de foot], philosophe Thierry Roland, commentateur vedette de TF1, peut être fauché comme un lapin en plein vol.
- La nature des éléments :
Pourquoi les [
] ne font-ils pas de ski nautique ? Réponse : Parce que chez eux, il ny a pas de lac en pente
- La signification de lespace :
Un pilote [
] atterrit sur une piste dont on lui a dit quelle était extrêmement dangereuse en raison de sa très faible longeur. Il réussit à se poser en mordant généreusement lherbe et, lavion immobilisé : Ils ont bien eu raison de me prévenir de la faible longeur de cette maudite piste, mais alors ! quest-ce quelle est large !
- Les marques élémentaires de la civilisation :
Comment reconnaît-on un [
] dans un magasin à chaussures ? Réponse : Il essaie les boîtes
- À linverse, il applique les conventions humaines au règne animal :
Cest un [
] qui, au temps de César, est jeté aux lions. Quand il constate quil est seul dans larène avec le fauve et quil ny a pas dissue, il se met à courir autour de l'arène. Lanimal lobserve quelque temps, puis se met à courir après lui. Les spectateurs encouragent le [
] et, comme le lion se rapproche dangereusement, lavertissent : Attention ! il va te rattraper ! Le [
] se retourne alors et crie aux spectateurs : Ne vous inquiétez pas ! Jai un tour davance !
- L'autre ignore, bien entendu, la polysémie :
Pourquoi les [
] se mettent-ils en pyjama pour faire de la moto ? Réponse : Cest pour mieux se coucher dans les virages
et incarne le dépit du bon sens :
Combien faut-il de [
] pour changer une ampoule ? Réponse : Cinq : un qui tient lampoule et quatre pour tourner la table.
Un hélicoptère sécrase sur un cimetière. La police [
] a déjà identifié 300 victimes
- Lautre, en somme, est la sottise personnifiée, plus lourdingue que la matière même :
Quand un [
] sappuie sur un mur, le mur sécroule. Pourquoi ? Parce que cest toujours le plus intelligent qui cède
- Bien évidemment, les chances de transmettre ses gènes (comme dit la vulgate) de cet autre inadapté sont quasi nulles, ainsi que le signifie ce type d'histoire :
C'est un [...] qui est sur la plage avec un [...]. Il s'étonne des succès amoureux de son voisin et lui demande comment il s'y prend pour lever autant de filles. L'homme à femmes répond : "C'est facile ! Je vais te dire le truc que j'utilise : Tu prends une belle pomme de terre et tu la mets dans ton maillot de bain. Tu te promènes sur la plage avec ça. Tu vas voir. C'est radical ! Une semaine plus tard, les deux protagonistes se retrouvent sur la plage. Alors ? imparable mon truc, non ? Je ne comprends vraiment pas, répond l'autre, j'ai fait comme tu m'avais dit et je n'arrive toujours à rien ! Le [...] examine alors le [...] et lui demande : "Lève-toi un peu, pour voir ? Et il s'exclame :Mais non ! crétin ! pas derrière ! devant !
Le rire est communicatif et lon rit ensemble dun autre contre qui et grâce à qui se fait et se soude lunanimité et lunité des rieurs (soudure physique, solidarité qui sobserve, par exemple, quand un groupe denfants qui se moquent dun adulte, pouffant et se détournant, lun deux montrant du doigt, se forme en un cercle resserré, dos au ridicule). Rappel inversé des communs et de la koinè, cérémonie sociale de la réfection de lunité sociale et de la remise en ordre des ordres, le rire est lart de redécouvrir les fondements avec le plaisir de lenfance. Pour filer une image primitive, on pourrait dire que, de même que les cellules du corps sont histocompatibles, les antigènes tissulaires causant le rejet du corps étranger (et du greffon), de même, le rire immunitaire (de protection) du chatouillement enseignerait et réaffirmerait l'unité corporelle, tandis que le rire du super-organisme qu'est le groupe sanctionnerait la socio-compatibilité de ses membres. Je ris : j'apprends le corps ; je ris : j'apprends le groupe (Provine et Fischer, 1989, ont judicieusement souligné, alors que la tradition philosophique focalise la réflexion sur le rire cognitif, la fonction de contact entre les membres d'un même groupe d'un rire sans autre raison que l'assentiment du contact et le plaisir de faire bande) ; je ris : j'apprends la vérité. Chorus (silencieux) des cellules : cnesthésie ; rire bruyant du chatouillement et de la culture : expérience des limites du corps (C'est bien moi !) et de la corporation (C'est bien vrai ! ...que c'est faux), apprentissage et réassurance des êtres sociaux que nous sommes, de la contenance et du quant à soi, de la vérité et de l'erreur. Hyperesthésie plaisante de la ratification des limites.
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