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Chapitre 10
Du mariage arrangé à lamour-passion :
sur le destin dun trait de léchange matrimonial
dans le Roman de Tristan
III - 10
Pourquoi lamour ce sentiment autrefois ridicule, demande Adam Smith, est-il devenu une passion presque respectable ? LAmour qui, autrefois, était une passion ridicule, devint plus grave et plus respectable. La preuve en est le fait quaucune tragédie ancienne na pour mobile lamour, alors que maintenant celui-ci est respectable et influence tous les divertissements du public. Cest cette métamorphose du ridicule en respectable qui fait lobjet de la présente communication.
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Le mariage compose deux intérêts spécifiques : il est naturel (au sens où un biologiste peut écrire une Histoire naturelle du mariage) et il est social. Il sanctionne un accord des apparences - éventuellement un consentement - relevant de ce que léthologie dénomme pariade qui vise à reproduire lespèce, et un accord socio-économique qui vise à reproduire les patrimoines. La famille étant le cadre de cette double reproduction, il est évident que ce passage de génération peut être soumis aux intérêts contradictoires de ces deux ordres de réalité.
-Elle na quun il ! objecte le fiancé du mariage arrangé dune comédie de boulevard.
- Oui, mais elle a deux millions !
Il existe, bien entendu, des règles à ces agencements où une dot peut redorer un blason et un phénotype une généalogie : le mariage doit pouvoir être consommé (il y faut donc un minimum de réquisits physiques) et il doit être légitime, la loi définissant la distance minimale des unions matrimoniales possibles.
Un sujet de perplexité du moderne qui sintéresse aux sociétés traditionnelles est alimenté par le constat navrant que ce qui lui paraît faire le sel de lexistence - la passion amoureuse - paraît ny avoir aucun prix (ce qui ne veut évidemment pas dire quelle nexiste pas : elle est perçue comme une forme particulière - et précaire - de l'empreinte : Dans le mariage damour, dit la sagesse des nations, le mariage tue l'amour ; dans le mariage de raison, l'amour procède du mariage) voire représenter une gêne ou un travers susceptibles de déranger le sérieux des agencements sociaux.
Dans les sociétés traditionnelles, en effet, les mariages résultent de considérations matérielles et déchanges entre des groupes familiaux dans lesquels les futurs sont parfois virtuellement engagés avant même davoir vu le jour. On ne se marie pas pour soy, note Montaigne, quoi quon die ; on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille. Lusage et interest du mariage touche nostre race bien loing par delà nous. Pourtant me plait cette façon, quon le conduise plustost par mains tierces que par les propres, et par le sens dautruy que par le sien. Tout cecy, combien à lopposite des conventions amoureuses ! Aussy est ce une espece dinceste daller employer à ce parentage venerable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse (Essais, III, 5). À l'inverse, nous nous plaisons à imaginer que nos sentiments sont au principe de nos entreprises matrimoniales. Nous savons bien, même si nous ne voulons pas le savoir et même sans avoir lu lessai limpide dAlain Girard intitulé le Choix du conjoint, quil nen est rien. Mais cette croyance est néanmoins inscrite au fronton de nos valeurs et constitue le ressort principal de cette forme littéraire largement spécifique à lOccident quon appelle le roman. Cest-à-dire, quon pardonne cette définition peu orthodoxe, la célébration du choix passionnel (romantic love) par opposition au choix rationnel. Le roman étant cette épopée de lindividu qui sémancipe en premier lieu de la tutelle familiale qui arrange les mariages.
On ne veut pas le savoir, en effet. Sous le titre : Ah ! Sweet Mistery , le magazine Time du 24 mars 1975 rapportait lappréciation du sénateur William Proxmire concernant lattribution à un psychologue de luniversité du Minnesota dune bourse de recherche de 84.000 dollars pour étudier le romantic love: Même la National Science Foundation, proteste-t-il, ne peut prétendre que tomber amoureux soit une science. Je crois que deux cents millions dAméricains veulent laisser leur mystère à certaines choses de la vie. Et au sommet de celles dont nous ne voulons rien savoir, il y a ce pourquoi un homme tombe amoureux dune femme et vice-versa. Même sils pensent nous donner la réponse, nous ne voulons pas lentendre. Notre propos nest évidemment pas décrêter cette montagne dingénuité convaincue.
Deux jeunes gens qui ne se connaissent pas descendent dans un hôtel. Ils rentrent dun séjour à létranger (ÉRASMUS avant la lettre) à la demande de leurs familles respectives pour un mariage arrangé et saccordent pour protester contre ces façons barbares. Ils tombent évidemment amoureux lun de lautre, ce qui contrarie les plans familiaux. Miracle : ils sont, sans le savoir, les partenaires involontaires de ce mariage convenu. Lamour apparaît dans cette comédie de boulevard comme la sanction individuelle des arrangements sociaux. La comédie de Ménandre, dont le dénouement illustre le bien-fondé et le triomphe de la norme, jouait, mutatis mutandis, d'une même opposition : lamour, qui est le maître des actes (Dyskolos, v. 347) de ses vicitmes et qui guide ses pas (v. 545) se révèle lopérateur de la nécessité. Les agences matrimoniales, qui font publicité daider le hasard dans ses choix, ont quelque lumière sur la martingale en cause et sur la réalité des agencements sociaux.
La forme nest pas sans équivalent, en effet, quand les nécessités de la Constitution sont mesurées aux aléas de la psychologie. Le célèbre Dit de Genji, par exemple, chef-duvre de lépoque de Heian, pourrait être résumé comme lhistoire, ou la rétribution, sur trois générations, dune telle passion contre la règle. LEmpereur éprouve un attachement excessif pour une épouse de rang modeste et cet engagement de la passion dans linstitution, le mariage impérial étant au fondement de lorganisation politico-religieuse du royaume, est source de troubles. Hikaru Genji, le Prince de Lumière, est le fruit de cet amour coupable, quand lamour prend le pas sur le rang et le sang. LEmpereur, qui reste inconsolable de la mort de sa favorite, entend parler dune jeune fille qui lui ressemble étrangement. Il lépouse. Genji entreprend alors de séduire cette Dame Fujitsubo qui est le vivant portrait de sa propre mère (Car il était ainsi fait que même de lImpératrice, il était incapable de détacher ses vues). De cette union naît un fils, Reizi, qui passe pour le fils de lEmpereur, lui succède sur le trône - et abdique, rongé par léquivoque de sa naissance
Je me propose dexaminer ici, en étudiant la structure matrimoniale dune histoire qui a justement été identifiée comme la scène originelle du roman occidental - lhistoire de Tristan et Iseut - ce passage, critique, tragique, mortifère et pourtant dune lecture palpitante, du choix induit au libre choix, du mariage arrangé à lamour-passion. Il se trouve dailleurs que lhistoire en cause, lamour de Tristan pour lépouse quil est allé conquérir pour son oncle maternel, se développe sur cette ligne de force de la structure matrimoniale, topique en ethnologie, quest la relation oncle-neveu et que la littérature ethnologique offre, dans une population aussi emblématique à cette discipline que le roman de Tristan peut lêtre à lhistoire littéraire - je veux parler des Dogons - une solution isomorphe à cette rivalité de loncle et du neveu. Mais théâtrale et littéraire, pourrait-on dire, alors que le lecteur occidental se persuade, à linstar du sénateur Proxmire, quil réalise le roman.
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Et comme ainsi tu es venu sur terre
par tristesse, tu auras nom Tristan.
Lhistoire de Tristan et Iseut fait voir lamour-passion en contradiction avec les règles de léchange matrimonial.
Les enfances de Tristan
Tristan est le neveu utérin du roi de Cornouailles. Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen roi de Loonois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par lépée et par le conseil, comme le fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sur, que le roi Rivalen aimait dun merveilleux amour. (Bédier, 1957 : 37). De retour en Loonois, Rivalen est tué par traîtrise. Quelques jours après, Blanchefleur meurt en mettant au monde le fils de Rivalen. Fils, lui dit-elle, jai longtemps désiré de te voir et je vois la plus belle créature que femme ait jamais portée. Triste jaccouche, triste est la première fête que je te fais, à cause de toi jai tristesse à mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan (Bédier, 1957 : 18-19)
Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes (Ibid., 39), Tristan est confié à un sage maître, le bon écuyer Gorvenal. Soit vouloir de Tristan : Il y a longtemps que jai le désir de voyager. Jirais volontiers notamment en Cornouailles, là où mon père vint prendre femme (Mary, 1937 : 10), soit par des circonstances fortuites - il ignore alors où il se trouve - le fils de Blanchefleur aborde la terre du roi Marc. Le roi se prend daffection pour 1enfant étranger. Doù lui venait cette première tendresse ? Le roi interrogeait son cur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, cétait son sang qui sémouvait et parlait en lui, et lamour quil avait jadis porté à sa sur Blanchefleur (Bédier, 1957 : 45).
Lescarboucle
Tristan est reconnu grâce à une escarboucle donnée jadis à Blanchefleur comme présent nuptial. Il est armé chevalier par son oncle. Après avoir reconquis le Loonois sur les meurtriers de son père, abandonné sa terre à son père adoptif, Tristan déclare à ses féaux : Un homme a deux choses à lui : sa terre et son corps. Donc à Rohalt que voici, jabandonnerai ma terre [
] au roi Marc, jabandonnerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien quil me soit cher, et jirai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. (Ibid., 48)
Le Morholt dIrlande
De retour à la cour de Marc, Tristan trouve le pays en grand deuil. Le roi dIrlande avait équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi quil faisait depuis quinze années, dacquitter un tribut jadis payé par ses ancêtres (ou imposé à la suite dune guerre malheureuse alors que le roi Marc était encore enfant). Les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la deuxième année trois cents livres dargent fin, et la troisième trois cents livres dor. Mais quand revenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de lâge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles (Ibid., 49). Or, cette année, le roi (dIrlande) avait envoyé vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il avait épousé la sur, et que nul navait jamais pu vaincre en bataille (Ibid., 49-50) Pour la taille, la grosseur des membres, la haute enfourchure, la largeur des épaules et la force du bras, on ne pouvait le comparer quà Goliath à Ascalon (Mary : 16). Aucun baron nosant combattre le Morholt, tant sa force est monstrueuse (Veux-tu chercher la mort ? A quoi bon tenter Dieu? Cet autre songeait : Vous ai-je élevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chères filles, pour celles des filles de joie ? Mais ma mort ne vous sauverait pas. Et tous se taisaient : le Morholt ressemblait au gerfaut que lon enferme dans une cage avec des petits oiseaux : quand il entre tous deviennent muets) (Bédier, 1957 : 51).
La brèche de lépée
Tristan relève le défi, combat le Morholt et le vainc. Il dit : Seigneurs dIrlande, le Morholt a bien combattu. Voyez mon épée ébréchée, un fragment de la lame est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau dacier, Seigneurs : cest le tribut de la Cornouailles (Ibid., 54).
Les courants marins
Mais, blessé à la hanche par lépieu empoisonné du Morholt, Tristan est à la mort. Il se fait déposer dans une barque sans gouvernail et se confie aux flots. Les courants lemportent vers lIrlande où vivait Iseut la blonde, sur du Morholt. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan; mais seule, parmi les femmes, elle voulait sa mort (Ibid., 58). Tristan accoste en Irlande et prend lidentité dun ménestrel du nom de Tantris. Après quarante jour, Iseut aux cheveux dor layant guéri, il senfuit et reparaît devant le roi Marc (Ibid., 58).
Le roi Marc méditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre à Tristan et cela suscitait lenvie de ses barons qui le pressaient de prendre à femme une fille de roi qui lui donnerait des hoirs (Ibid., 60). Marc fixa un terme à ses barons : à quarante jours de là il dirait sa pensée. Au jour marqué, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait tristement. À cet instant, par la fenêtre ouverte sur la mer, deux hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en se querellant, puis, brusquement effarouchées, disparurent.
Le cheveu dor
Mais de leur bec sétait échappé un long cheveu de femme, plus fin quun fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil. Marc, layant pris, fit entrer ses barons et Tristan et leur dit : ... Jai choisi celle à qui fut ce cheveu dor, et sachez que je nen veux point dautre. Les barons comprirent quils étaient raillés et déçus. Tristan, se souvenant dIseut la Blonde, fille de la reine Iseut, dit au roi : Jirai quérir la belle aux cheveux dor... De nouveau, je veux mettre pour vous bel oncle, mon corps et ma vie à laventure. (Ibid., 62) Quand Tristan, déguisé en marchand, arrive en Irlande, un monstre ravage la contrée. Chaque jour, (la bête) descend de sa caverne et sarrête à lune des portes de la ville. Nul nen peut sortir, nul ny peut entrer quon ait livré au dragon une jeune fille ; et, dès quil la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps quil nen faut pour dire une patrenôtre (Ibid., 64) Le roi dIrlande a proclamé par voix de héraut quil donnerait sa fille, Iseut la Blonde, à qui tuerait le monstre (Ibid., 64-65). Tristan abat la bête, mais tombe, empoisonné par son haleine venimeuse. Une fois encore, la reine soigne et guérit Tristan. Mais, un jour, pendant que Tristan est endormi, elle remarque, en examinant les armes du héros, la brèche de son épée et, se souvenant du morceau dacier fiché dans le crâne du Morholt, son frère, elle constate quil sajuste exactement avec lépée de Tristan. Elle conçoit aussitôt le dessein de faire périr le meurtrier de son frère, en qui elle reconnaît le neveu de Marc, alias Tantris. Tristan expose au roi dIrlande quil est venu conquérir sa fille pour son oncle, le roi Marc de Cornouailles, et conte lhistoire des hirondelles : Voici ce cheveu cousu parmi les fils dor de mon bliaut : la couleur du fil dor a passé : lor du cheveu na pas terni ! (Ibid., 72) Par ce mariage... ceux dIrlande et de Cornouailles seront à jamais amis et alliés (Mary : 51).
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Voici donc des traits classiques définissant les valeurs de léducation et les formes du mariage. Rivalen, roi de Loonois, fait alliance avec Marc, roi de Cornouailles, et épouse sa sur. Tristan, son instruction faite (Quand le temps fut venu de le reprendre aux femmes) instinctivement attiré par sa parenté maternelle (il arrive par hasard à la cour de son oncle et celui-ci se prend daffection pour lui sans le reconnaître) ou institutionnellement pris en charge par elle, achève son initiation à la cour de son oncle maternel. Fait chevalier par lui, il délivre le royaume de Cornouailles dun tribut humain, au terme dun combat singulier contre un étranger monstrueux. Empoisonné par le venin du monstre, en péril de mort, Tristan trouve remède dans la magie de la sur de celui-ci, Iseut, épousée par Gormont, roi dIrlande. Cet exploit habilite Tristan au mariage. Mais, en tant que neveu utérin de Marc, Tristan occupe une position dintermédiaire matrimonial entre la cour de Cornouailles et la cour de Loonois. Rivalen ayant épousé Blanchefleur, sur de Marc, on peut considérer que sa parenté sacquitte dune dette dépouse grâce à la quête matrimoniale que Tristan entreprend au bénéfice de son oncle. Le cheveu dor qui décide Marc à prendre femme, cest le fil dor de lalliance qui tisse la trame des arrangements matrimoniaux entre les familles. Ayant vaincu le monstre dIrlande, gagné la fille du roi pour son oncle, Tristan, bien que reconnu pour le meurtrier du Morholt, met fin, grâce à ce meurtre et grâce à ce mariage, à lhostilité entre Irlande et Cornouailles, en même temps quil éteint la dette de sa parenté.
Sur fond de ces règles communes, le thème du roman de Tristan apparaît comme la transgression du sens de léchange matrimonial : Tristan séprend de la femme quil a charge de rendre à son oncle - et spécifiquement du principe qui en soutient lexercice. Lamour-passion est cette relation fatale qui emporte deux êtres dont la règle matrimoniale interdit lunion.
Quelle est la nature de lattachement entre Tristan et Iseut ? Ce qui fait, entre autres choses, le prix de lhistoire de Tristan, cest précisément que lamour-passion y apparaisse comme une perversion de la structure institutionnelle, perversion qui révèle la finalité de cette structure. Ce qui décide du masculin, ce nest pas seulement la séparation de la mère, théâtralisée dans linitiation, celle-ci saccomplit en réalité dans la séparation de la sur et dans la réalisation des échanges matrimoniaux. En se soustrayant aux règles de léchange, le frère se conserve dans la sécurité dune existence sans dehors. Chacun dans son jus, dirait Gombrowicz (infra : chapitre 11) en sa métaphysique. Lamour de Tristan pour Iseut annule sa victoire sur le monstre. Certes, le philtre joue un rôle essentiel dans le roman, et cest une méprise qui est fatale aux deux héros.
Le boire herbé
Pendant que Tristan faisait serment devant Gormont de conduire loyalement Iseut à son seigneur, Iseut la Blonde frémissait de honte et dangoisse. Ainsi Tristan, layant conquise, la dédaignait ; le beau conte du Cheveu dor nétait que mensonge, et cest à un autre quil la livrait... Mais le roi posa la main droite dIseut dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe quil se saisissait delle, au nom du roi de Cornouailles. (Bédier, 1957 : 76)
Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère cueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du vin et brassa un breuvage puissant. Layant achevé par science et magie, elle le versa dans un coutret et dit secrètement à Brangien :
Fille, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, et tu laimes damour fidèle. Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nulle lèvre ne sen approche. Mais, quand viendront la nuit nuptiale et linstant où lon quitte les époux, tu verseras ce vin herbé dans une coupe et tu la présenteras, pour quils la vident ensemble, au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, ma fille que seuls ils puissent goûter ce breuvage. Car telle est sa vertu : ceux qui en boiront ensemble saimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort. (Ibid., 77-78)
Pendant la navigation, Iseut se sent le cur gonflé de haine et de dépit pour le meurtrier de son oncle qui maintenant lemporte vers la terre ennemie.
Le soleil était entré dans le signe de lEcrevisse. Cétait la veille de la Saint Jean. Dès lheure de Tierce, la chaleur se leva sur la mer, et laprès-midi il y avait une telle ardeur dans lair que mariniers, chevaliers, hommes et femmes gisaient et dormaient tant ils se sentaient vains et travaillés. (Mary : 58) Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son cur. Comme le soleil brûlait et quils avaient soif, [une jeune servante] chercha quelque breuvage, tant quelle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère dIseut. Jai trouvé du vin ! leur cria-t-elle. Non, ce nétait pas du vin. Cétait la passion, cétait lâpre joie et langoisse sans fin, et la mort. Lenfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.
A cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. Iseut amie, et vous Tristan, cest votre mort que vous avez bue.
De nouveau, la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan quune ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes poussait ses racines dans le sang de son cur et par de forts liens enlaçait au beau corps dIseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir. [....]
Iseut laimait.... Elle voulait le haïr et ne pouvait, irritée en son cur de cette tendresse plus douloureuse que la haine. (Bédier, 1957 : 80) Ils se cherchaient comme des aveugles qui marchent à tâtons lun vers lautre, malheureux quand ils languissaient séparés, plus malheureux encore quand, réunis, ils tremblaient devant lhorreur du premier aveu. (Ibid., 81) Quand leurs yeux qui se fuient se rencontrent dans un éclair, cest un périlleux regard qui attise le feu qui déjà les consume. Chacun se débat en lui-même ; la Raison livre avec le Désir une très cruelle bataille ; la pucelle a pour écu la honte naturelle ; la foi et lhonneur soutiennent et tourmentent le jeune homme. Après le dangereux regarder viendra laccoler, puis loctroyer, enfin luvre défendue qui détourne le regard de Dieu et ravit lestime du monde. (Mary : 59)
Au troisième jour Tristan venait vers la tente dressée sur le pont de la nef où Iseut était assise. Iseut le vit sapprocher et lui dit humblement :
- Entrez, Seigneur.
- Reine, dit Tristan, pourquoi mavoir appelé Seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, et votre vassal ?
Iseut répondit :
- Non, tu le sais que tu es mon Seigneur et mon maître !
Iseut va regrettant son heureuse enfance...
- Hélas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourdhui.
- Iseut que savez-vous donc aujourdhui ? Quest-ce qui vous tourmente?
- Ah ! Tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente, et cette mer, et mon corps, et ma vie.
Elle posa son bras sur lépaule de Tristan ; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, ses lèvres tremblèrent. Il répéta :
- Amie, quest-ce donc qui vous tourmente ?
Elle répondit :
- Lamour de vous. [
]
Les amants sétreignirent ; dans leurs beaux corps frémissait le désir et la vie. Tristan dit :
- Vienne donc la mort (Bédier, 1957 : 82-83).
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La passion amoureuse, cette coupable faiblesse, si forte, si pathétique et si proche dans les pages quon vient de lire, ne peut être dun cur aussi noble que celui de Tristan. Cest une méprise tragique qui en est cause. Cette méprise met pourtant en évidence une opposition nécessaire, ici la confusion, entre le rôle dun individu (dun neveu) en tant quintermédiaire et mandataire entre deux groupes entretenant des relations matrimoniales et ses intérêts privés ; une position psychologique et une position sociale, quand il est pris dans un système déchanges qui définit sa partie une partie à laquelle il ne peut faire exception. On dit ailleurs, nous le verrons, alors que lattitude rituelle du neveu envers loncle sexplique par une recherche incestueuse de la mère, que loncle a une dette envers son neveu, dette dont il sacquitterait en lui donnant une de ses filles en mariage. Tout se passe comme si Tristan revendiquait comme épouse la femme que sa parenté doit à son oncle maternel. Confusion provoquée par le développement de la structure déchange : Tristan gagne la princesse pour son oncle et celle-ci ne sait pas quil est le champion dun autre ; cest au cours de la navigation vers Tintagel, dans la proximité dangereuse de la jeunesse, qua lieu lempreinte fatale. Alors que, chez les Dogons, cette possibilité dunion entre un neveu et la femme de son oncle maternel est conjurée parodiquement dans ce quon appelle des relations à plaisanterie, on aurait ici sa réalisation littéraire et tragique. Lamour-passion serait cette forme particulière de relation entre les sexes, engagée dans une proximité qui aboutit, paradoxalement, non à la reproduction sexuée, mais à la mort des partenaires. Thomas dAquin argumentait que le mariage sous le même toit, sil était permis, ne manquerait pas de déchaîner les passions (Somme, 2 a 2 ae, 154.9). Il nest peut-être pas indifférent de noter que lÉgypte ancienne, où les mariages entre frère et sur étaient licites (infra : chapitre 13), a aussi développé une littérature amoureuse échangée, précisément, entre partenaires proches. Les Indiens Mohave observent un rite spécifique lors du mariage (un tel mariage est exceptionnel) entre cousins ou parents de sang. Un cheval appartenant à la famille de la fiancée est alors sacrifié. Il représente le fiancé et sa mise à mort la dissolution des liens de consanguinité entre les époux (Devereux, 1939 : 516). Cest le seul mariage pour lequel la société interdise le divorce, cest un mariage illégal, immoral et dangereux pour les époux et leur lignée [
] il saccompagne dun amour romanesque au sens occidental [
] il se termine en général, comme les rapports sexuels avec les ombres, par une mort précoce (Devereux, 1965 : 239).
Ce nest pas lamour, forme de lattachement matrimonial, qui est blâmé, mais sa figure maudite, lamour-passion. [Parce que] sans lamour, les riches palais et lor de Midas ne vaudront jamais, avec lamour, la hutte du bûcheron et lécuelle du berger (Mary : 5). Dialogue dIseut et Tristan, pendant la navigation :
- Sire Tristan, amour et seigneurie font rarement bon ménage. Ne vaut-il pas mieux avoir petit état, être pauvre de drap et de chevance et avoir la joie, que haut rang avec tristesse et peine ? Vous me le disiez autrefois.
- Franche Dame, cest la vérité pure. Mais lamour ne peut-il se loger en belles chambres peintes comme en petit caseau de ville champêtre ? (Mary : 57) Guéri une première fois par la magie de la reine dIrlande, Tristan prétexte, pour justifier son départ, une situation matrimoniale dans laquelle lamour sallie, contre toute attente, au devoir : il aime une épouse acariâtre et cupide qui ne le lui rend pas :
- Je vous dirai, reine que jai épousé une vilaine qui me fait laide chère et grouce tant quà merveille quand je napporte pas dargent. Elle aime mieux Dan Denier que les rimes et moins les sons de harpe que les choux et la porée.
- Tu laimes cependant, Tantris, puisque tu las choisie ! Elle doit bien avoir quelques mérites ?
- Sait-on jamais, reine ? Je suis peut-être comme celui qui avait pour dame une laideron froncée comme singesse et ne laissait pas, toutefois, de lappeler Rose Epanie et défiait quiconque ne la déclarait pas la plus belle. Tant lamour rend insensé (Ibid., 35).
Le philtre que la reine destine à Marc et Iseut a précisément pour but dopérer cette empreinte entre les époux, de provoquer un amour improbable entre deux personnes qui ne se connaissent pas, et alors que le cur dIseut est déjà pris.
La morale de Tristan procède de cette description des joies désordonnées et des grandes abusions de lamour qui traîne ses vaincus de détresse en détresse jusquà la douloureuse issue de ce monde transitoire (Ibid., 5). Lamour quil conte est une passion sacrificielle : Tristan, loyal et sans feintise... est résigné comme un vrai martyr du dieu dAmour ; Iseut peinte en ses enivrements et ses tristesses, emportée dans le même cercle fatal comme lalouette que lépervier randonne jusquà la mort nayant trahi son droit seigneur naturel que sous lempire dune force démesurée, autant dire de nigromance qui surmonte et anéantit sa franche volonté (Mary : 5). Cet étrange amour qui blesse quatre personnes, chacun en souffre et sen afflige, et tous vivent dans la tristesse sans y trouver de joie (Fragment de Turin). Cette mervelle (sur la valeur de mervelle : Qui son droit seignor mesconcelle / Ne puet faire greignor mervelle. - Béroul : 2516-2517) :
Jam Iseut a mervelle
Si que nen dor ne se somelle. (Béroul : 1375-1376)
cette folie:
Amors par force vos demeine !
Combien dura vostre folie
Trop avez mene ceste vie... (Béroul : 2270 s.)
est exemplaire par la qualité de ses victimes, et nest pensable que par une cause extérieure au cur des amants :
...por Deu omnipotent,
Il ne maime pas ne je lui
Fors par un herbé dont je bui
Et il en but : ce fut pechiez. ( Béroul : 1386 s. )
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Seul contre tous
Chez les Dogons (mais dans dautres sociétés africaines aussi), le neveu se singularise par un comportement apparemment anomique vis-à-vis de son oncle : pillant ses biens et lançant à son épouse des plaisanteries à caractère sexuel. Daprès Marcel Griaule (1954), les Dogons expliquent le comportement rituel du neveu envers sa parenté maternelle et, en particulier, les plaisanteries osées et [les] injures à ladresse de la femme de son oncle (36) par une recherche de la mère. Il se rabat sur une sorte dombre de sa mère, cest-à-dire la femme de son oncle, laquelle dailleurs ne peut avoir de relations sexuelles avec lui. La difficulté est résolue par des insultes accompagnées de vols qui constituent à la fois une prise de possession, cause dimpunité, puisque simulant linceste, et une catharsis (41).
On peut voir plus généralement dans cette attitude la libération dune tension propre au système déchange, une double compensation qui contrebalance le déséquilibre de léchange, portant et sur la dette du père et sur la créance de loncle : dans les sociétés où le gendre est le débiteur jamais quitte de son beau-père, son fils, à la génération suivante, est le quémandeur jamais rassasié du frère de sa mère et dans cet échange où loncle épouse grâce à la compensation matrimoniale perçue pour la sur, le neveu se pose en créancier intempestif dun compte déjà soldé. Renversant à son profit, de manière parodique, lalliance dont il procède, le neveu, seul contre tous dit Griaule, donnerait à voir la préséance de la vérité individuelle sur le contrat social, du crédit sentimental sur la dette matrimoniale, de la passion sur la règle. Cest ce qui ressort aussi du système thonga (Junod, 1936 : 228-229 ), où la femme acquise grâce à la compensation matrimoniale de la sur dun homme est identifiée à une mère par le mari de cette sur et où le fils de ce dernier est autorisé à plaisanter avec cette femme, envers qui son père est tenu au plus grand respect, et pourra, à la mort de loncle, en revendiquer la propriété matrimoniale. Dans la mesure où linterdit qui sanctionne les relations dun homme avec cette femme acquise grâce à son propre bétail marque lorientation de léchange, le bétail circulant en direction inverse des femmes, ce privilège apparemment incongru du neveu apparaît comme une résiliation parodique du contrat matrimonial (rappelant dailleurs par cette dénégation plaisante la réalité incontestable des échanges : on a une définition immédiate des protagonistes quand ce type de comportement est rapporté), comme la liberté accordée aux sujets, non seulement de contester sur le mode de la dérision les contrats dans lesquels ils sont pris, mais de rêver à limpossible retour dune proximité perdue ou à la réalisation dun mariage proche. Le contraire du rire nest pas le sérieux, cest la réalité. Au cur de léchange, comme au cur de lidentité, il y a la conscience dun nécessaire deuil individuel pour exister.
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Est-ce bien un contre-modèle qui est proposé à lauditeur, un enseignement salutaire, comme dit Thomas, contre tous les pièges de lamour (v. 3143) ? Le destin du Roman de Tristan dans la tradition occidentale permet de voir quune autre lecture en est possible. Cette exception exemplaire est aussi un précédent exemplaire. Lidentification aux héros engage une expérience dramatique qui, paradoxalement, peut servir de modèle. Ce qui pose la question de savoir comment cette brûlure damour, si elle est mortelle, peut être désirée. Lhistoire de Tristan révèle lopposition entre la fatalité dun destin marqué de tristesse, parce que fixé dans un schéma stérile, et la norme dun destin matrimonial achevé. Pour que ce cas soit évocateur, ou simplement intelligible, il faut quil rencontre une disposition dans lesprit du lecteur ou de lauditeur. Dans un système où le destin moral et matrimonial saccomplit par le secours dune éducation qui sachève dans léchange matrimonial, le cas de figure incarné par Tristan et Iseut est bien un antétype, mais cette reconnaissance suppose lexistence de deux évaluations contraires, une identification, puis un rejet, la récognition et la conjuration de motions intérieures à la faveur exigeante de la norme de léchange. Mais que se passe-t-il quand lépouse nest pas déjà là, impliquée dans la réciprocité des alliances, dans un monde dégaux, quand lidiome et les réquisits de la parenté passent au second plan ? La nature nest pas assez sotte, constate le Roman de la Rose, si bien nous y réfléchissons, pour faire naître Mariette seulement pour Bobichon ou Bobichon pour Mariette, ou pour Agnès, ou pour Perrette, mais elle nous a fait tous pour toutes et toutes pour tous, chacune commune à chacun et chacun commun à chacune. Sur fond de cette indifférence naturelle - indifférence au moins par opposition à ce quon appelle mariage préférentiel ; liberté dindifférence qui ouvre la voie à une liberté de préférence - la mythologie de lamour pourrait être présentée comme une théorie du rapprochement des sexes et une théorie du mariage prospérant naturellement en situation de déshérence de la norme traditionnelle. La tradition littéraire de lamour-passion pourrait donc sanalyser comme la reformulation dun modèle matrimonial. Dabord lautre du mariage - Mariage et amour sont deux terres étrangères dit Ermengarde, comtesse de Narbonne - elle induit un autre type de mariage. Dans la Princesse de Clèves, Monsieur de Clèves campe, au prix de sa vie, la première figure du mari-amant - que raille lépoque (par la plume de Valincour dans ses Lettres à la Marquise sur le sujet de la Princesse de Clèves) : adultère par passion de sa propre épouse.
(Communication présentée au colloque Mariage - Mariages, Palais du Luxembourg - Université Jean Monnet, Sceaux, mai 1997.)
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