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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

Chapitre 10

Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion” :

sur le destin d’un trait de l’échange matrimonial
dans le Roman de Tristan


III - 10



Pourquoi l’amour ce sentiment autrefois ridicule, demande Adam Smith, est-il devenu une passion presque respectable ? “L’Amour qui, autrefois, était une passion ridicule, devint plus grave et plus respectable. La preuve en est le fait qu’aucune tragédie ancienne n’a pour mobile l’amour, alors que maintenant celui-ci est respectable et influence tous les divertissements du public.” C’est cette métamorphose du ridicule en respectable qui fait l’objet de la présente communication.

*

Le mariage compose deux intérêts spécifiques : il est “naturel” (au sens où un biologiste peut écrire une “Histoire naturelle du mariage”) et il est social. Il sanctionne un accord des apparences - éventuellement un consentement - relevant de ce que l’éthologie dénomme “pariade” qui vise à reproduire l’espèce, et un accord socio-économique qui vise à reproduire les patrimoines. La famille étant le cadre de cette double reproduction, il est évident que ce passage de génération peut être soumis aux intérêts contradictoires de ces deux ordres de réalité.
“-Elle n’a qu’un œil ! objecte le fiancé du mariage arrangé d’une comédie de boulevard.
- Oui, mais elle a deux millions !”

Il existe, bien entendu, des règles à ces agencements où une dot peut redorer un blason et un phénotype une généalogie : le mariage doit pouvoir être consommé (il y faut donc un minimum de réquisits physiques) et il doit être légitime, la loi définissant la distance minimale des unions matrimoniales possibles.

Un sujet de perplexité du moderne qui s’intéresse aux sociétés traditionnelles est alimenté par le constat navrant que ce qui lui paraît faire le sel de l’existence - la passion amoureuse - paraît n’y avoir aucun prix (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elle n’existe pas : elle est perçue comme une forme particulière - et précaire - de l'empreinte : “Dans le mariage d’amour, dit la sagesse des nations, le mariage tue l'amour ; dans le mariage de raison, l'amour procède du mariage”) voire représenter une gêne ou un travers susceptibles de déranger le sérieux des agencements sociaux.

Dans les sociétés traditionnelles, en effet, les mariages résultent de considérations matérielles et d’échanges entre des groupes familiaux dans lesquels les futurs sont parfois virtuellement engagés avant même d’avoir vu le jour. “On ne se marie pas pour soy, note Montaigne, quoi qu’on die ; on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille. L’usage et interest du mariage touche nostre race bien loing par delà nous. Pourtant me plait cette façon, qu’on le conduise plustost par mains tierces que par les propres, et par le sens d’autruy que par le sien. Tout cecy, combien à l’opposite des conventions amoureuses ! Aussy est ce une espece d’inceste d’aller employer à ce parentage venerable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse” (Essais, III, 5). À l'inverse, nous nous plaisons à imaginer que nos sentiments sont au principe de nos entreprises matrimoniales. Nous savons bien, même si nous ne voulons pas le savoir et même sans avoir lu l’essai limpide d’Alain Girard intitulé le Choix du conjoint, qu’il n’en est rien. Mais cette croyance est néanmoins inscrite au fronton de nos valeurs et constitue le ressort principal de cette forme littéraire largement spécifique à l’Occident qu’on appelle le roman. C’est-à-dire, qu’on pardonne cette définition peu orthodoxe, la célébration du choix passionnel (romantic love) par opposition au choix rationnel. Le roman étant cette épopée de l’individu qui s’émancipe en premier lieu de la tutelle familiale qui arrange les mariages.



“On” ne veut pas le savoir, en effet. Sous le titre : “Ah ! Sweet Mistery ”, le magazine Time du 24 mars 1975 rapportait l’appréciation du sénateur William Proxmire concernant l’attribution à un psychologue de l’université du Minnesota d’une bourse de recherche de 84.000 dollars pour étudier le “romantic love”: “Même la National Science Foundation, proteste-t-il, ne peut prétendre que tomber amoureux soit une science. Je crois que deux cents millions d’Américains veulent laisser leur mystère à certaines choses de la vie. Et au sommet de celles dont nous ne voulons rien savoir, il y a ce pourquoi un homme tombe amoureux d’une femme et vice-versa. Même s’ils pensent nous donner la réponse, nous ne voulons pas l’entendre”. Notre propos n’est évidemment pas d’écrêter cette montagne d’ingénuité convaincue.

Deux jeunes gens qui ne se connaissent pas descendent dans un hôtel. Ils rentrent d’un séjour à l’étranger (ÉRASMUS avant la lettre) à la demande de leurs familles respectives pour un mariage arrangé et s’accordent pour protester contre ces façons barbares. Ils tombent évidemment amoureux l’un de l’autre, ce qui contrarie les plans familiaux. Miracle : ils sont, sans le savoir, les partenaires involontaires de ce mariage convenu. L’amour apparaît dans cette comédie de boulevard comme la sanction individuelle des arrangements sociaux. La comédie de Ménandre, dont le dénouement illustre le bien-fondé et le triomphe de la norme, jouait,
mutatis mutandis, d'une même opposition : l’amour, qui est le maître des actes (Dyskolos, v. 347) de ses “vicitmes” et qui guide ses pas (v. 545) se révèle l’opérateur de la nécessité. Les agences matrimoniales, qui font publicité d’“aider le hasard” dans ses choix, ont quelque lumière sur la martingale en cause et sur la réalité des agencements sociaux.



La forme n’est pas sans équivalent, en effet, quand les nécessités de la Constitution sont mesurées aux aléas de la psychologie. Le célèbre Dit de Genji, par exemple, chef-d’œuvre de l’époque de Heian, pourrait être résumé comme l’histoire, ou la rétribution, sur trois générations, d’une telle passion contre la règle. L’Empereur éprouve un attachement excessif pour une épouse “de rang modeste” et cet engagement de la passion dans l’institution, le mariage impérial étant au fondement de l’organisation politico-religieuse du royaume, est source de troubles. Hikaru Genji, le Prince de Lumière, est le fruit de cet amour “coupable”, quand l’amour prend le pas sur le rang et le sang. L’Empereur, qui reste inconsolable de la mort de sa favorite, entend parler d’une jeune fille qui lui ressemble étrangement. Il l’épouse. Genji entreprend alors de séduire cette Dame Fujitsubo qui est le vivant portrait de sa propre mère (“Car il était ainsi fait que même de l’Impératrice, il était incapable de détacher ses vues”). De cette union naît un fils, Reizi, qui passe pour le fils de l’Empereur, lui succède sur le trône - et abdique, rongé par l’équivoque de sa naissance…




Je me propose d’examiner ici, en étudiant la structure matrimoniale d’une histoire qui a justement été identifiée comme la scène originelle du roman occidental - l’histoire de Tristan et Iseut - ce passage, critique, tragique, mortifère et pourtant d’une lecture palpitante, du choix induit au libre choix, du mariage arrangé à l’amour-passion. Il se trouve d’ailleurs que l’histoire en cause, l’amour de Tristan pour l’épouse qu’il est allé conquérir pour son oncle maternel, se développe sur cette ligne de force de la structure matrimoniale, topique en ethnologie, qu’est la relation oncle-neveu et que la littérature ethnologique offre, dans une population aussi emblématique à cette discipline que le roman de Tristan peut l’être à l’histoire littéraire - je veux parler des Dogons - une solution isomorphe à cette rivalité de l’oncle et du neveu. Mais théâtrale et “littéraire”, pourrait-on dire, alors que le lecteur occidental se persuade, à l’instar du sénateur Proxmire, qu’il “réalise” le roman.

*

“Et comme ainsi tu es venu sur terre
par tristesse, tu auras nom Tristan.”


L’histoire de Tristan et Iseut fait voir l’amour-passion en contradiction avec les règles de l’échange matrimonial.

Les enfances de Tristan

Tristan est le neveu utérin du roi de Cornouailles. “Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen roi de Loonois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par l’épée et par le conseil, comme le fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux amour.” (Bédier, 1957 : 37). De retour en Loonois, Rivalen est tué par traîtrise. Quelques jours après, Blanchefleur meurt en mettant au monde le fils de Rivalen. “Fils, lui dit-elle, j’ai longtemps désiré de te voir et je vois la plus belle créature que femme ait jamais portée. Triste j’accouche, triste est la première fête que je te fais, à cause de toi j’ai tristesse à mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan” (Bédier, 1957 : 18-19)

“Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes” (Ibid., 39), Tristan est confié à un “sage maître, le bon écuyer Gorvenal”. Soit vouloir de Tristan : “Il y a longtemps que j’ai le désir de voyager. J’irais volontiers notamment en Cornouailles, là où mon père vint prendre femme” (Mary, 1937 : 10), soit par des circonstances fortuites - il ignore alors où il se trouve - le fils de Blanchefleur aborde la terre du roi Marc. Le roi se prend d’affection pour 1’enfant étranger. “D’où lui venait cette première tendresse ? Le roi interrogeait son cœur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, c’était son sang qui s’émouvait et parlait en lui, et l’amour qu’il avait jadis porté à sa sœur Blanchefleur” (Bédier, 1957 : 45).

L’escarboucle

Tristan est reconnu grâce à une escarboucle donnée jadis à Blanchefleur comme présent nuptial. Il est armé chevalier par son oncle. Après avoir reconquis le Loonois sur les meurtriers de son père, abandonné sa terre à son père adoptif, Tristan déclare à ses féaux : “Un homme a deux choses à lui : sa terre et son corps. Donc à Rohalt que voici, j’abandonnerai ma terre […] au roi Marc, j’abandonnerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. ” (Ibid., 48)

Le Morholt d’Irlande

De retour à la cour de Marc, Tristan trouve le pays en grand deuil. “Le roi d’Irlande avait équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu’il faisait depuis quinze années, d’acquitter un tribut jadis payé par ses ancêtres (ou imposé à la suite d’une guerre malheureuse alors que le roi Marc était encore enfant). Les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la deuxième année trois cents livres d’argent fin, et la troisième trois cents livres d’or. Mais quand revenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l’âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles” (Ibid., 49). “Or, cette année, le roi (d’Irlande) avait envoyé vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il avait épousé la sœur, et que nul n’avait jamais pu vaincre en bataille” (Ibid., 49-50) “Pour la taille, la grosseur des membres, la haute enfourchure, la largeur des épaules et la force du bras, on ne pouvait le comparer qu’à Goliath à Ascalon” (Mary : 16). Aucun baron n’osant combattre le Morholt, tant sa force est monstrueuse (“Veux-tu chercher la mort ? A quoi bon tenter Dieu?” Cet autre songeait : “Vous ai-je élevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chères filles, pour celles des filles de joie ?” Mais ma mort ne vous sauverait pas. Et tous se taisaient : “le Morholt ressemblait au gerfaut que l’on enferme dans une cage avec des petits oiseaux : quand il entre tous deviennent muets”) (Bédier, 1957 : 51).

La brèche de l’épée

Tristan relève le défi, combat le Morholt et le vainc. Il dit : “Seigneurs d’Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez mon épée ébréchée, un fragment de la lame est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau d’acier, Seigneurs : c’est le tribut de la Cornouailles” (Ibid., 54).

Les courants marins

Mais, blessé à la hanche par l’épieu empoisonné du Morholt, Tristan est à la mort. Il se fait déposer dans une barque sans gouvernail et se confie aux flots. Les courants l’emportent vers l’Irlande où vivait Iseut la blonde, sœur du Morholt. “Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan; mais seule, parmi les femmes, elle voulait sa mort” (Ibid., 58). Tristan accoste en Irlande et prend l’identité d’un ménestrel du nom de Tantris. “Après quarante jour, Iseut aux cheveux d’or l’ayant guéri, il s’enfuit et reparaît devant le roi Marc” (Ibid., 58).

“Le roi Marc méditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre à Tristan et cela suscitait l’envie de ses barons qui le pressaient de prendre à femme une fille de roi qui lui donnerait des hoirs” (Ibid., 60). “Marc fixa un terme à ses barons : à quarante jours de là il dirait sa pensée. Au jour marqué, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait tristement. À cet instant, par la fenêtre ouverte sur la mer, deux hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en se querellant, puis, brusquement effarouchées, disparurent.”

Le cheveu d’or

“Mais de leur bec s’était échappé un long cheveu de femme, plus fin qu’un fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil. Marc, l’ayant pris, fit entrer ses barons et Tristan et leur dit : “... J’ai choisi celle à qui fut ce cheveu d’or, et sachez que je n’en veux point d’autre.” Les barons comprirent qu’ils étaient raillés et déçus. Tristan, se souvenant d’Iseut la Blonde, fille de la reine Iseut, dit au roi : “J’irai quérir la belle aux cheveux d’or... De nouveau, je veux mettre pour vous bel oncle, mon corps et ma vie à l’aventure.” (Ibid., 62) Quand Tristan, déguisé en marchand, arrive en Irlande, un monstre ravage la contrée. “Chaque jour, (la bête) descend de sa caverne et s’arrête à l’une des portes de la ville. Nul n’en peut sortir, nul n’y peut entrer qu’on ait livré au dragon une jeune fille ; et, dès qu’il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps qu’il n’en faut pour dire une patrenôtre” (Ibid., 64) “Le roi d’Irlande a proclamé par voix de héraut qu’il donnerait sa fille, Iseut la Blonde, à qui tuerait le monstre” (Ibid., 64-65). Tristan abat la bête, mais tombe, empoisonné par son haleine venimeuse. Une fois encore, la reine soigne et guérit Tristan. Mais, un jour, pendant que Tristan est endormi, elle remarque, en examinant les armes du héros, la brèche de son épée et, se souvenant du morceau d’acier fiché dans le crâne du Morholt, son frère, elle constate qu’il s’ajuste exactement avec l’épée de Tristan. Elle conçoit aussitôt le dessein de faire périr le meurtrier de son frère, en qui elle reconnaît le neveu de Marc, alias Tantris. Tristan expose au roi d’Irlande qu’il est venu conquérir sa fille pour son oncle, le roi Marc de Cornouailles, et conte l’histoire des hirondelles : “Voici ce cheveu cousu parmi les fils d’or de mon bliaut : la couleur du fil d’or a passé : l’or du cheveu n’a pas terni !” (Ibid., 72) “Par ce mariage... ceux d’Irlande et de Cornouailles seront à jamais amis et alliés” (Mary : 51).


*


Voici donc des traits classiques définissant les valeurs de l’éducation et les formes du mariage. Rivalen, roi de Loonois, fait alliance avec Marc, roi de Cornouailles, et épouse sa sœur. Tristan, son instruction faite (“Quand le temps fut venu de le reprendre aux femmes”) “instinctivement” attiré par sa parenté maternelle (il arrive “par hasard” à la cour de son oncle et celui-ci se prend d’affection pour lui sans le reconnaître) ou institutionnellement pris en charge par elle, achève son initiation à la cour de son oncle maternel. Fait chevalier par lui, il délivre le royaume de Cornouailles d’un tribut humain, au terme d’un combat singulier contre un étranger monstrueux. Empoisonné par le venin du monstre, en péril de mort, Tristan trouve remède dans la magie de la sœur de celui-ci, Iseut, épousée par Gormont, roi d’Irlande. Cet exploit habilite Tristan au mariage. Mais, en tant que neveu utérin de Marc, Tristan occupe une position d’intermédiaire matrimonial entre la cour de Cornouailles et la cour de Loonois. Rivalen ayant épousé Blanchefleur, sœur de Marc, on peut considérer que sa parenté s’acquitte d’une dette d’épouse grâce à la quête matrimoniale que Tristan entreprend au bénéfice de son oncle. Le cheveu d’or qui décide Marc à prendre femme, c’est le fil d’or de l’alliance qui tisse la trame des arrangements matrimoniaux entre les familles. Ayant vaincu le monstre d’Irlande, gagné la fille du roi pour son oncle, Tristan, bien que reconnu pour le meurtrier du Morholt, met fin, grâce à ce meurtre et grâce à ce mariage, à l’hostilité entre Irlande et Cornouailles, en même temps qu’il éteint la dette de sa parenté.

Sur fond de ces règles communes, le thème du roman de Tristan apparaît comme la transgression du sens de l’échange matrimonial : Tristan s’éprend de la femme qu’il a charge de rendre à son oncle - et spécifiquement du principe qui en soutient l’exercice. L’amour-passion est cette relation fatale qui emporte deux êtres dont la règle matrimoniale interdit l’union.

Quelle est la nature de l’attachement entre Tristan et Iseut ? Ce qui fait, entre autres choses, le prix de l’histoire de Tristan, c’est précisément que l’amour-passion y apparaisse comme une perversion de la structure institutionnelle, perversion qui révèle la finalité de cette structure. Ce qui décide du masculin, ce n’est pas seulement la séparation de la mère, théâtralisée dans l’initiation, celle-ci s’accomplit en réalité dans la séparation de la sœur et dans la réalisation des échanges matrimoniaux. En se soustrayant aux règles de l’échange, le frère se conserve dans la sécurité d’une existence sans dehors. “Chacun dans son jus”, dirait Gombrowicz (infra : chapitre 11) en sa métaphysique. L’amour de Tristan pour Iseut annule sa victoire sur le monstre. Certes, le philtre joue un rôle essentiel dans le roman, et c’est une méprise qui est fatale aux deux héros.

Le “boire herbé”

Pendant que Tristan faisait serment devant Gormont de conduire loyalement Iseut à son seigneur, “Iseut la Blonde frémissait de honte et d’angoisse. Ainsi Tristan, l’ayant conquise, la dédaignait ; le beau conte du Cheveu d’or n’était que mensonge, et c’est à un autre qu’il la livrait... Mais le roi posa la main droite d’Iseut dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu’il se saisissait d’elle, au nom du roi de Cornouailles.” (Bédier, 1957 : 76)

“Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa mère cueillit des herbes, des fleurs et des racines, les mêla dans du vin et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevé par science et magie, elle le versa dans un coutret et dit secrètement à Brangien :
“Fille, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, et tu l’aimes d’amour fidèle. Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nulle lèvre ne s’en approche. Mais, quand viendront la nuit nuptiale et l’instant où l’on quitte les époux, tu verseras ce vin herbé dans une coupe et tu la présenteras, pour qu’ils la vident ensemble, au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, ma fille que seuls ils puissent goûter ce breuvage. Car telle est sa vertu : ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort.” (Ibid., 77-78)

Pendant la navigation, Iseut se sent le cœur gonflé de haine et de dépit pour le meurtrier de son oncle qui maintenant l’emporte vers la terre ennemie.
“Le soleil était entré dans le signe de l’Ecrevisse. C’était la veille de la Saint Jean. Dès l’heure de Tierce, la chaleur se leva sur la mer, et l’après-midi il y avait une telle ardeur dans l’air que mariniers, chevaliers, hommes et femmes gisaient et dormaient tant ils se sentaient vains et travaillés.” (Mary : 58) “Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, [une jeune servante] chercha quelque breuvage, tant qu’elle découvrit le coutret confié à Brangien par la mère d’Iseut. “J’ai trouvé du vin !” leur cria-t-elle. Non, ce n’était pas du vin. C’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits, puis le tendit à Tristan, qui le vida.
“A cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarés et comme ravis. “Iseut amie, et vous Tristan, c’est votre mort que vous avez bue.“
“De nouveau, la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes poussait ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir.” [....]
“Iseut l’aimait.... Elle voulait le haïr et ne pouvait, irritée en son cœur de cette tendresse plus douloureuse que la haine.” (Bédier, 1957 : 80) Ils se cherchaient “comme des aveugles qui marchent à tâtons l’un vers l’autre, malheureux quand ils languissaient séparés, plus malheureux encore quand, réunis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu. ” (Ibid., 81) “Quand leurs yeux qui se fuient se rencontrent dans un éclair, c’est un périlleux regard qui attise le feu qui déjà les consume. Chacun se débat en lui-même ; la Raison livre avec le Désir une très cruelle bataille ; la pucelle a pour écu la honte naturelle ; la foi et l’honneur soutiennent et tourmentent le jeune homme. Après le dangereux regarder viendra l’accoler, puis l’octroyer, enfin l’œuvre défendue qui détourne le regard de Dieu et ravit l’estime du monde.” (Mary : 59)
“Au troisième jour Tristan venait vers la tente dressée sur le pont de la nef où Iseut était assise. Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement :
- Entrez, Seigneur.
- Reine, dit Tristan, pourquoi m’avoir appelé Seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, et votre vassal ?
Iseut répondit :
- Non, tu le sais que tu es mon Seigneur et mon maître !”
“Iseut va regrettant son heureuse enfance...
- Hélas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui.
- Iseut que savez-vous donc aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous tourmente?
- Ah ! Tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente, et cette mer, et mon corps, et ma vie.
Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan ; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, ses lèvres tremblèrent. Il répéta :
- Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ?
Elle répondit :
- L’amour de vous. […]
Les amants s’étreignirent ; dans leurs beaux corps frémissait le désir et la vie. Tristan dit :
- Vienne donc la mort” (Bédier, 1957 : 82-83).

*

La passion amoureuse, cette coupable faiblesse, si forte, si pathétique et si proche dans les pages qu’on vient de lire, ne peut être d’un cœur aussi noble que celui de Tristan. C’est une méprise tragique qui en est cause. Cette “méprise” met pourtant en évidence une opposition nécessaire, ici la confusion, entre le rôle d’un individu (d’un neveu) en tant qu’intermédiaire et mandataire entre deux groupes entretenant des relations matrimoniales et ses intérêts “privés” ; une position psychologique et une position sociale, quand il est pris dans un système d’échanges qui définit sa partie – une partie à laquelle il ne peut faire exception. On dit ailleurs, nous le verrons, alors que l’attitude rituelle du neveu envers l’oncle s’explique par une recherche incestueuse de la mère, que l’oncle a une dette envers son neveu, dette dont il s’acquitterait en lui donnant une de ses filles en mariage. Tout se passe comme si Tristan “revendiquait” comme épouse la femme que sa parenté “doit” à son oncle maternel. Confusion provoquée par le développement de la structure d’échange : Tristan gagne la princesse pour son oncle et celle-ci ne sait pas qu’il est le champion d’un autre ; c’est au cours de la navigation vers Tintagel, dans la proximité dangereuse de la jeunesse, qu’a lieu l’empreinte fatale. Alors que, chez les Dogons, cette possibilité d’union entre un neveu et la femme de son oncle maternel est conjurée parodiquement dans ce qu’on appelle des “relations à plaisanterie”, on aurait ici sa réalisation littéraire et tragique. L’amour-passion serait cette forme particulière de relation entre les sexes, engagée dans une proximité qui aboutit, paradoxalement, non à la reproduction sexuée, mais à la mort des partenaires. Thomas d’Aquin argumentait que le mariage sous le même toit, s’il était permis, ne manquerait pas de déchaîner les passions (Somme, 2 a 2 ae, 154.9). Il n’est peut-être pas indifférent de noter que l’Égypte ancienne, où les mariages entre frère et sœur étaient licites (infra : chapitre 13), a aussi développé une littérature amoureuse échangée, précisément, entre partenaires proches. Les Indiens Mohave observent un rite spécifique lors du mariage (un tel mariage est exceptionnel) entre cousins ou parents de sang. Un cheval appartenant à la famille de la fiancée est alors sacrifié. Il représente le fiancé et sa mise à mort la dissolution des liens de consanguinité entre les époux (Devereux, 1939 : 516). C’est le seul mariage pour lequel la société interdise le divorce, c’est un mariage “illégal, immoral et dangereux pour les époux et leur lignée […] il s’accompagne d’un amour romanesque au sens occidental […] il se termine en général, comme les rapports sexuels avec les ombres, par une mort précoce” (Devereux, 1965 : 239).

Ce n’est pas l’amour, forme de l’attachement matrimonial, qui est blâmé, mais sa figure maudite, l’amour-passion. “[Parce que] sans l’amour, les riches palais et l’or de Midas ne vaudront jamais, avec l’amour, la hutte du bûcheron et l’écuelle du berger” (Mary : 5). Dialogue d’Iseut et Tristan, pendant la navigation :
“- Sire Tristan, amour et seigneurie font rarement bon ménage. Ne vaut-il pas mieux avoir petit état, être pauvre de drap et de chevance et avoir la joie, que haut rang avec tristesse et peine ? Vous me le disiez autrefois.
- Franche Dame, c’est la vérité pure. Mais l’amour ne peut-il se loger en belles chambres peintes comme en petit caseau de ville champêtre ? ” (Mary : 57) Guéri une première fois par la magie de la reine d’Irlande, Tristan prétexte, pour justifier son départ, une situation matrimoniale dans laquelle l’amour s’allie, contre toute attente, au devoir : il aime une épouse acariâtre et cupide qui ne le lui rend pas :
“- Je vous dirai, reine que j’ai épousé une vilaine qui me fait laide chère et grouce tant qu’à merveille quand je n’apporte pas d’argent. Elle aime mieux Dan Denier que les rimes et moins les sons de harpe que les choux et la porée.
- Tu l’aimes cependant, Tantris, puisque tu l’as choisie ! Elle doit bien avoir quelques mérites ?
- Sait-on jamais, reine ? Je suis peut-être comme celui qui avait pour dame une laideron froncée comme singesse et ne laissait pas, toutefois, de l’appeler Rose Epanie et défiait quiconque ne la déclarait pas la plus belle. Tant l’amour rend insensé” (Ibid., 35).

Le philtre que la reine destine à Marc et Iseut a précisément pour but d’opérer cette empreinte entre les époux, de provoquer un amour improbable entre deux personnes qui ne se connaissent pas, et alors que le cœur d’Iseut est déjà pris.

La morale de Tristan procède de cette “description des joies désordonnées et des grandes abusions de l’amour qui traîne ses vaincus de détresse en détresse jusqu’à la douloureuse issue de ce monde transitoire” (Ibid., 5). L’amour qu’il conte est une passion sacrificielle : Tristan, “loyal et sans feintise... est résigné comme un vrai martyr du dieu d’Amour” ; Iseut “peinte en ses enivrements et ses tristesses, emportée dans le même cercle fatal comme l’alouette que l’épervier randonne jusqu’à la mort n’ayant trahi son droit seigneur naturel que sous l’empire d’une force démesurée, autant dire de nigromance qui surmonte et anéantit sa franche volonté” (Mary : 5). Cet “étrange amour qui blesse quatre personnes, chacun en souffre et s’en afflige, et tous vivent dans la tristesse sans y trouver de joie“ (Fragment de Turin). Cette “mervelle” (sur la valeur de “mervelle” : “Qui son droit seignor mesconcelle / Ne puet faire greignor mervelle.” - Béroul : 2516-2517) :

“J’am Iseut a mervelle
“Si que n’en dor ne se somelle.” (Béroul : 1375-1376)
cette “folie”:
“Amors par force vos demeine !
“Combien dura vostre folie
“Trop avez mene ceste vie... (Béroul : 2270 s.)
est exemplaire par la qualité de ses victimes, et n’est pensable que par une cause extérieure au cœur des amants :
“...por Deu omnipotent,
“Il ne m’aime pas ne je lui
“Fors par un herbé dont je bui
“Et il en but : ce fut pechiez.” ( Béroul : 1386 s. )


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“Seul contre tous”

Chez les Dogons (mais dans d’autres sociétés africaines aussi), le neveu se singularise par un comportement apparemment anomique vis-à-vis de son oncle : pillant ses biens et lançant à son épouse des plaisanteries à caractère sexuel. D’après Marcel Griaule (1954), les Dogons expliquent le comportement rituel du neveu envers sa parenté maternelle et, en particulier, les “plaisanteries osées et [les] injures à l’adresse de la femme de son oncle” (36) par une recherche de la mère. “Il se rabat sur une sorte d’ombre de sa mère, c’est-à-dire la femme de son oncle, laquelle d’ailleurs ne peut avoir de relations sexuelles avec lui. La difficulté est résolue par des insultes accompagnées de vols qui constituent à la fois une prise de possession, cause d’impunité, puisque simulant l’inceste, et une catharsis” (41).

On peut voir plus généralement dans cette attitude la libération d’une tension propre au système d’échange, une double compensation qui contrebalance le “déséquilibre” de l’échange, portant et sur la dette du père et sur la créance de l’oncle : dans les sociétés où le gendre est le débiteur jamais quitte de son beau-père, son fils, à la génération suivante, est le quémandeur jamais rassasié du frère de sa mère et dans cet échange où l’oncle épouse grâce à la compensation matrimoniale perçue pour la sœur, le neveu se pose en créancier intempestif d’un compte déjà soldé. Renversant à son profit, de manière parodique, l’alliance dont il procède, le neveu, “seul contre tous” dit Griaule, donnerait à voir la préséance de la vérité individuelle sur le contrat social, du crédit sentimental sur la dette matrimoniale, de la passion sur la règle. C’est ce qui ressort aussi du système thonga (Junod, 1936 : 228-229 ), où la femme acquise grâce à la compensation matrimoniale de la sœur d’un homme est identifiée à une mère par le mari de cette sœur et où le fils de ce dernier est autorisé à plaisanter avec cette femme, envers qui son père est tenu au plus grand respect, et pourra, à la mort de l’oncle, en revendiquer la propriété matrimoniale. Dans la mesure où l’interdit qui sanctionne les relations d’un homme avec cette femme acquise grâce à son propre bétail marque l’orientation de l’échange, le bétail circulant en direction inverse des femmes, ce privilège apparemment incongru du neveu apparaît comme une résiliation parodique du contrat matrimonial (rappelant d’ailleurs par cette dénégation plaisante la réalité incontestable des échanges : on a une définition immédiate des protagonistes quand ce type de comportement est rapporté), comme la liberté accordée aux sujets, non seulement de contester sur le mode de la dérision les contrats dans lesquels ils sont pris, mais de rêver à l’impossible retour d’une proximité perdue ou à la réalisation d’un mariage proche. “Le contraire du rire n’est pas le sérieux, c’est la réalité”. Au cœur de l’échange, comme au cœur de l’identité, il y a la conscience d’un nécessaire deuil individuel pour exister.


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Est-ce bien un contre-modèle qui est proposé à l’auditeur, “un enseignement salutaire, comme dit Thomas, contre tous les pièges de l’amour” (v. 3143) ? Le destin du Roman de Tristan dans la tradition occidentale permet de voir qu’une autre lecture en est possible. Cette exception exemplaire est aussi un précédent exemplaire. L’identification aux héros engage une expérience dramatique qui, paradoxalement, peut servir de modèle. Ce qui pose la question de savoir comment cette brûlure d’amour, si elle est mortelle, peut être désirée. L’histoire de Tristan révèle l’opposition entre la fatalité d’un destin marqué de tristesse, parce que fixé dans un schéma stérile, et la norme d’un destin matrimonial achevé. Pour que ce cas soit évocateur, ou simplement intelligible, il faut qu’il rencontre une disposition dans l’esprit du lecteur ou de l’auditeur. Dans un système où le destin moral et matrimonial s’accomplit par le secours d’une éducation qui s’achève dans l’échange matrimonial, le cas de figure incarné par Tristan et Iseut est bien un antétype, mais cette reconnaissance suppose l’existence de deux évaluations contraires, une identification, puis un rejet, la récognition et la conjuration de motions intérieures à la faveur exigeante de la norme de l’échange. Mais que se passe-t-il quand l’épouse n’est pas “déjà là”, impliquée dans la réciprocité des alliances, dans un monde d’“égaux”, quand l’idiome et les réquisits de la parenté passent au second plan ? “La nature n’est pas assez sotte, constate le Roman de la Rose, si bien nous y réfléchissons, pour faire naître Mariette seulement pour Bobichon ou Bobichon pour Mariette, ou pour Agnès, ou pour Perrette, mais elle nous a fait tous pour toutes et toutes pour tous, chacune commune à chacun et chacun commun à chacune.” Sur fond de cette “indifférence” naturelle - indifférence au moins par opposition à ce qu’on appelle “mariage préférentiel” ; liberté d’indifférence qui ouvre la voie à une liberté de préférence - la mythologie de l’amour pourrait être présentée comme une théorie du rapprochement des sexes et une théorie du mariage prospérant naturellement en situation de déshérence de la norme traditionnelle. La tradition littéraire de l’amour-passion pourrait donc s’analyser comme la reformulation d’un modèle matrimonial. D’abord l’autre du mariage - “Mariage et amour sont deux terres étrangères” dit Ermengarde, comtesse de Narbonne - elle induit un autre type de mariage. Dans la Princesse de Clèves, Monsieur de Clèves campe, au prix de sa vie, la première figure du mari-amant - que raille l’époque (par la plume de Valincour dans ses Lettres à la Marquise sur le sujet de la Princesse de Clèves) : “adultère par passion de sa propre épouse”.


(Communication présentée au colloque “Mariage - Mariages”, Palais du Luxembourg - Université Jean Monnet, Sceaux, mai 1997.)


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