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Chapitre 16
Droit au sol et mythes dautochtonie
IV - 16
En cette occasion de rencontre entre les disciplines, jaimerais présenter quelques questions de nature anthropologique sur cette image fabriquée de lidentité où se revendique une sorte de consubstantialité du sol et du soi. Je vais donc égrener un certain nombre dexemples dont lobjet est de montrer à la fois la faible valeur descriptive des mythes dautochtonie et leur forte charge émotive. Avec cet égrenage, dont lunité est plus formelle quessentielle, je me place dans une perspective aporétique : je me bornerai à mettre en évidence cette contradiction entre la vérité objective et la vérité subjective. Sans chercher à linterpréter.
Dire quil y a une signification anthropologique du territoire et de lautochtonie, cest dire quon peut trouver dans le rapport que les différentes cultures, les différentes formes dhumanité, peuvent entretenir avec le sol un invariant. Que serait donc cet invariant ? Je prendrai comme indice le fait que, dans le monde désenchanté qui est le nôtre je reprends bien sûr lexpression de Max Weber où tout paraît square, cadré, orthonormé, le rapport au sol sexprime souvent en des termes qui sont rien moins que rationnels.
Premier exemple. Un point de vue paru dans le journal Le Monde du 25 mai 2001 à la rubrique Horizons-Débats (quand jétais en train de préparer cette communication). Il est question dans ce point de vue de territoire et didentité à propos du transfert éventuel de la loi littoral vers la collectivité territoriale corse. Sous le titre : Nous, les sentinelles de la terre de Corse, lauteur semploie à ouvrir les yeux de ceux qui soupçonnent les Corses de vouloir bétonner leur littoral. Il explique : Notre relation avec la terre corse est tellement puissante et mystérieuse que nous saurons protéger avec constance nos côtes, mais aussi nos montagnes auxquelles il convient de réinsuffler vie et jeunesse. Sachez que nous ne nous considérons pas comme les propriétaires de ce sol, mais seulement les dépositaires. Nous sommes imprégnés de lidée que nous devons défendre à tout prix cette terre sacrée que nous remettrons à nos enfants. Cette profession de foi se termine par la dénégation suivante : Notre patriotisme ne repose pas sur des termes creux et ronflants [
].
Avec cette dénégation de lemphase à laquelle la relation à la terre donne ou donnerait lieu, nous voici, me semble-t-il, dans ce registre spécifique que je cherche à caractériser. Si lon fait crédit au vocabulaire utilisé avec récurrence en ces circonstances, quand le sol consubstantiel est en cause, on touche ici au sacré. Au-delà de la métaphore. Taïwan est ainsi, par exemple, la province sacrée du communisme athée de la Chine. Habiter serait donc une affaire religieuse et non une affaire profane. Linstitution religieuse semble exprimer ce droit antérieur au droit quest la légitimité sur le sol en ritualisant la prise de possession du sol. Jai à peine besoin de rappeler quune justification donnée par les islamistes aux attentats qui viennent de frapper les États-Unis serait la présence, depuis la guerre du Golfe, de soldats américains, dinfidèles, sur la terre sacrée de lArabie saoudite. Ce qui constitue une humiliation et une souillure. Le conflit israélo-palestinien est, lui aussi, un conflit théologique avant dêtre un conflit politique
Comment une médiation politique est-elle possible entre deux communautés qui ont une relation théologique i.e. exclusive aux mêmes lieux ? Linaliénabilité et la consubstantialité du sol et du soi sexpriment donc par lautel, par le temple, par la mosquée (dans le frisson sacré de l'appartenance) avant de sexprimer dans le droit.
Des justifications du droit au sol
Quelle justification avons-nous pour articuler le droit du droit : le bon droit, sagissant de territoire ? Le plus simple, le plus évident, le plus commun cest de mettre en avant le droit du premier occupant. On connaît la fable de Jean Lapin, délogé par une belette qui met à profit son insouciance nocturne pour sinstaller chez lui et qui justifie sans états dâme cette occupation sans titre :
La Dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C'était un beau sujet de guerre
Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
Et quand ce serait un Royaume
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l'octroi
À Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l'usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant est-ce une loi plus sage ?
Il y a là évidemment un clin dil de La Fontaine politique que je nai malheureusement pas le temps de commenter. La justification la plus commune, en effet, cest de dire quon est là à bon droit, parce quon est là depuis toujours. Cest vraisemblablement ce qui sexprime, éventuellement en termes non creux et non ronflants et néanmoins non profanes quand on qualifie la relation au sol natal : on fait corps avec lui.
Mais quest-ce qui nous prouve que nous sommes bien chez nous et de chez nous ? Très largement une forme généralisée de lusucapion. Nous sommes là à bon droit, parce que cette propriété nest pas contestée. Mais cette propriété sargumente dabord comme un propre, une aséité.
Le mythe grec de lautochtonie (chthonios : qui est sous terre) donne une bonne illustration de ce type de construction quon voit prospérer dans les forgeries identitaires. Le bon droit sy exprime par le fait dêtre né du sol, de faire corps avec la terre. Nés de la terre, cest ainsi que les anciens Athéniens se représentaient. La tradition faisait remonter la généalogie dErichthonios, lun des premiers rois dAthènes, au dieu souterrain, Héphaistos. Le dieu boiteux ayant reçu Athéna dans sa forge, venue lui commander des armes, se prit damour pour elle. La déesse échappa à son étreinte, mais, dans la lutte, la semence du dieu se répandit sur le sol. Ainsi fécondée, la terre produisit un enfant que la déesse recueillit et quelle confia, enfermé dans une corbeille en osier, aux filles dun roi de lAttique. Poussées par la curiosité, celles-ci ouvrirent la corbeille et virent lenfant gardé par deux serpents. Selon certaines versions, cest lenfant lui-même qui avait le corps terminé par une queue de serpent comme la plupart des êtres chthoniens
Cest légalité dans lorigine, lisogonie qui, selon Platon (Ménéxène, 238 d-239 a), fonde la démocratie : Ni linfirmité, ni la pauvreté, ni lobscurité de la naissance ne sont pour quiconque une cause d'exclusion, non plus quune extraction contraire un titre d'honneur, comme cest le cas dans d'autres cités. Une seule règle fait loi : à lhomme réputé capable ou honnête lautorité et les charges ; et la cause de ce régime politique est chez nous légalité de naissance. Les autres cités sont constituées par des populations de toute origines et formées déléments d'inégale valeur, doù résulte linégalité au principe de leurs gouvernements, tyrannies et oligarchies ; les gens y vivent, un petit nombre regardant le reste comme des esclaves, et ces derniers en tenant les autres pour des maîtres. Nous et les nôtres, à linverse, tous frères nés d'une même mère, nous ne nous croyons pas les esclaves ni les maîtres les uns des autres. Légalité dorigine, établie par la nature, nous oblige à rechercher légalité politique établie par la loi et à ne céder le pas les uns aux autres queu égard à la réputation de vertu et de sagesse. Cette égalité dans lorigine, cest lautochtonie. Dans le style propre au panégyrique, alors quil s'agit dhonorer la mémoire des soldats morts à la guerre et dassocier lexhortation aux vivants à léloge des défunts, le (pseudo) discours dAspasie, rapporté par Socrate, développe le motif universel qui unit les morts et les vivants, celui de la terre mère (cette terre sur laquelle ils vivaient et où ils reposent aujourd'hui - 237 c). Si Platon choisit de traiter ce thème, cest quil devait constituer un poncif des orateurs dont il moque lenflure. Cest bien entendu ce caractère de poncif et cette enflure qui nous intéressent ici. Lautochtonie athénienne se démontre donc par le fait que lAttique, quand les autres contrées se peuplaient danimaux de toutes espèces, enfanta lhomme, puis les aliments, tels le fruit du blé et de lorge, nécessaires à sa survie, démontrant [par cette attention] que c'est bien elle qui a enfanté cet être. Car ce n'est pas la terre qui a imité la femme dans la conception et lenfantement, mais la femme qui a imité la terre(238 a)... Les ancêtres [des morts dont on célèbre la mémoire] nétaient pas dorigine étrangère, ils ne sont pas des immigrés dont les aïeux seraient venus dailleurs, mais bien des autochtones nourris, non par une marâtre, mais par leur mère. (237 b-c) La fidélité à la terre est un devoir de fils.
Les Étrusques, eux, démontraient leur autochtonie par le surgissement de leur législateur, Tagès, du sol étrusque. Un paysan de Tarquinia, labourant son champ, vit un jour sortir du sillon un enfant qui avait la sagesse d'un vieillard. Cest à cet émissaire chthonien quest due la révélation du code de la religion étrusque, l'Etrusca Disciplina.
Les preuves que les peuples articulent pour justifier leur autorité sur le sol sont souvent de cet ordre, largement mythiques. Quant à l'histoire, le Ménéxène certes à la fois un pastiche et une charge contre la grandiloquence dont les discours identitaires sont le prétexte fait voir comment la passion patriotique est en mesure de la rendre. Pourquoi les sonneries aux morts et les hymnes nationaux, qui font lever les assistants et découvrir les têtes, autorisent-elles une telle révision ? Vraisemblablement parce que la cohésion physique du groupe propre à ces moments sacrés requiert un investissement émotionnel contraire à lexercice de la froide raison. Plutôt quun manque de vigilance de la critique philologique qui a longtemps vu dans le dialogue platonicien en cause un modèle du panégyrique et non une parodie, cest peut-être linhibition de tout esprit critique, dès quil est question de territoire, qui est ici significative. Lintention platonicienne est pourtant dénuée dambiguïté, tant les libertés dAspasie avec lhistoire sont flagrantes. La conclusion de ce panégyrique nest pas moins étonnante, quand lethnolâtrie et lhistoire rêvée défient à la fois la prétérition et lhyperbole : Telles sont les actions des hommes qui reposent ici et des autres qui sont morts pour la patrie. Celles que jai rapportées sont nombreuses et belles, mais beaucoup nombreuses encore et plus belles celles que jai omises, plusieurs jours et plusieurs nuits ne suffiraient pas à les citer toutes. (Ménexène, 246 a)
La valorisation de la langue maternelle peut être de cette nature quand elle est supposée exprimer un rapport indicible à la terre. On sait que Maurras faisait de la sensibilité au vers de Racine la pierre de touche de la nationalité française. Hérodote raconte quun souverain égyptien voulant savoir qui étaient les premiers occupants du sol prit un enfant en bas âge et le fit élever isolé du monde par un berger qui avait interdiction de lui adresser la parole et de sexprimer devant lui. Quelques années plus tard, le roi fait revenir lenfant à la cour. Et celui-ci se met à articuler un mot : becos qui signifie pain en phrygien. On en conclut évidemment que les Phrygiens étaient les premiers occupants du pays...
LHomme de Cheddar
Voici un contre-exemple tout à fait exceptionnel qui démontre une autochtonie qui va bien au-delà des quatre quartiers. La ville de Cheddar, au sud-ouest de Bristol, dans le Somerset, est célèbre pour son fromage, le fameux cheddar. Elle est aussi célèbre par la découverte, en 1903, du squelette dun chasseur vieux de 9 000 ans dans une caverne paléolithique, squelette dit de lhomme de Cheddar (qui peut être admiré au muséum d'Histoire naturelle de Londres). Dans le cadre dune recherche de génétique des populations dont lobjet était de savoir si les hommes paléolithiques et les habitants actuels avaient une parenté génétique, le professeur dhistoire de la ville a eu la surprise dapprendre, grâce à la comparaison avec le sien de lADN mitochondrial quon a réussi à prélever sur le squelette, que lhomme de Cheddar était son parent direct. Et quen neuf mille ans, il navait fait que quelques centaines de mètres.
LHomme de Kennewick
Laffaire est beaucoup plus compliquée avec lhomme de Kennewick affaire pendante devant les tribunaux américains qui oppose les représentants dune communauté amérindienne et un groupe danthropologues.
Les faits. Un squelette enseveli sous une berge de la rivière Columbia, près de Kennewick, dans l'État de Washington a refait surface en juillet 1996 à la suite de pluies torrentielles. Un crâne est dabord découvert et la police alerte un spécialiste des enquêtes d'identification judiciaire, anthropologue et médecin légiste à la fois, qui conclut quil pourrait s'agir, vu lancienneté du crâne d'un colon européen. Mais après avoir récupéré le reste du squelette quelques jours plus tard celui d'un homme de taille moyenne, âgé de 40 à 55 ans , il note la présence d'un fragment de pointe dune flèche en pierre fiché dans los du bassin. Comment expliquer qu'un colon ait été blessé par une arme aussi rudimentaire ?
Un test au carbone 14 révèle une datation pour le moins inattendue : l'homme de Kennewick a 9 200 ans. On nest donc pas en présence dun coureur des bois. Ce qui fait problème, cest que les caractères anthropologiques de lhomme de Kennewick ne sont pas mongoloïdes et quil ne sagirait donc pas dun amérindien. Ce constat, les analyses dADN nayant donné aucun résultat (et sachant quelle nen donneront vraisemblablement aucun, le squelette ayant été lavé par le ruissellement dans les siècles des siècles a-t-on envie de dire, à la différence de celui de lhomme de Cheddar, retrouvé dans une grotte calcaire et dont lADN a pu être extrait dune molaire), même sil est sujet à discussion les attributions morphotypiques nont quune valeur statistique oblige à remettre sur le chantier lhistoire du peuplement de lAmérique et, par voie de conséquence, à réinstruire la question des droits des Amérindiens en tant que Premières Nations.
La procédure judiciaire. En vertu dune loi adoptée en 1991 par le Sénat, le Native American Grave Protection and Repatriation Act (NAGPRA), tout reste humain daté davant larrivée des Européens peut être revendiqué comme ancêtre par les nations amérindiennes et soustrait à la recherche scientifique. L'organisme gouvernemental qui gère le territoire où a été découvert l'homme de Kennewick revendique en effet le squelette au nom des Umatillas. Ces derniers, qui vivent sur les rives de la Columbia, le considèrent comme un ancêtre et ils ont l'intention de l'inhumer pour le soustraire aux scientifiques. Leur représentant, Armand Minthorn, argumente que les politiques tribales interdisent les recherches scientifiques sur les restes humains des ancêtres des Umatillas, celles-ci constituant une violation des convictions religieuses profondes de son peuple. Il y a là, aussi, des enjeux politiques. En effet, bien des Amérindiens craignent qu'une réécriture de l'histoire ne nuise à leurs revendications territoriales. Les prises de position de lextrême-droite américaine donne quelque fondement à ces craintes. Malgré tout le respect que j'ai pour les revendications autochtones, déclare un archéologue, certaines sont carrément aberrantes. Dire qu'un squelette de 9 000 ans vous appartient parce qu'il a été trouvé dans votre cour, ça va. Mais prétendre qu'en plus de vous appartenir il possède un lien de parenté avec vous est dénué de bon sens ! Cest pourtant toute la question que jessaie dexposer ici avec cet exemple extrême.
Je dirais, pour en finir avec lHomme de Kennewick, que ce débat illustre la différence dapproche entre la représentation (et la revendication) dune sorte de lien mystique avec le sol et la représentation scientifique, profane et profanatrice, qui vise à reconstituer lenvironnement historique et humain dun squelette impersonnel . Entre la vérité subjective et la vérité objective.
Lautochtonie et le droit
Que signifie lautochtonie aujourdhui ? Quel statut juridique accorder à cet imprescriptible dans un monde caractérisé par les migrations, le métissage et la coexistence des hommes ? Deux cas de figure apparaissent demblée. Celui des sociétés qui ont été colonisées, la colonisation ayant prospéré sur la négation ou la subordination de tout droit antérieur en vertu de la doctrine de la terra nullius [vide supra : chapitre 15, pour la Nouvelle-Calédonie] ; et celui des sociétés libérales où lautochtonie fait lobjet dune dénégation juridique princeps. Deux exemples.
Premier cas de figure : le statut des aborigènes en Australie où la doctrine coloniale de la terra nullius a prospéré jusquen
juin 1992. Le revirement de jurisprudence constitué par larrêt Mabo (Mabo and others v. State of Queensland, 107 ALR 1) qui déclare quune concession consentie par la Couronne ne conférait à son bénéficiaire quun simple droit dusage et néteignait pas les droits fonciers traditionnels des populations indigènes (native title) est dautant plus significatif que la Haute Cour Fédérale a fait uvre normative en renversant un ordre juridique établi depuis plus de deux siècles. En effet, à la différence du Canada, avec la Proclamation Royale de 1763, ou de la Nouvelle-Zélande, avec le traité de Waitangi de 1840, la Fédération australienne, lancienne colonie pénitentiaire de Nouvelle-Galles du Sud, navait jamais reconnu lexistence dune population sur le continent avant la prise de possession par la Couronne Britannique. Cette absence dactes bilatéraux originels sur lesquels le juge canadien ou néo-zélandais peut sappuyer donne tout son sens à larrêt Mabo puisquil crée du droit ex nihilo, reconnaissant à la communauté aborigène un statut en conformité avec le référendum de 1967. Larrêt Mabo a mis en place les fondements juridiques dune politique autochtone. Il a mis fin à ce quon a pu considérer comme un apartheid de fait la théorie de lextinction des Aborigènes qui a perduré jusque dans les années 50 rendant inutile un apartheid institutionnalisé appuyé par une politique dassimilation forcée. Ce sont, notamment, les générations volées, ces enfants aborigènes placés dans des familles daccueil blanches (de 1880 à la fin des années 60, 40 000 à 60 000 enfants ont ainsi été enlevés à leur famille) pour lesquelles le pape Jean-Paul II va officiellement demander le pardon de lÉglise. Dans son exhortation apostolique, Ecclesia in Oceania, faisant référence aux pratiques missionnaires denlèvement denfants ayant contribué à des injustices historiques, le pape déclare que lÉglise soutiendra la cause de tous les peuples autochtones qui cherchent à obtenir une reconnaissance juste et équitable de leur identité et de leurs droits.
La légitimation des droits fonciers autochtones sous légide du principe de non-discrimination au sein de la communauté australienne met un terme aux politiques dintégration forcée des minorités, mais elle va aussi au-delà. Le concept de titre indigène recouvre en effet bien autre chose que la stricte propriété de la terre :
The expression native title or native rights and interests, précise larrêt Mabo, means the communal group or individual rights or interests of Aboriginal people or Torres Strait Islanders in relation to land or waters, where :
a) the rights and interests are possessed under the traditional laws acknowledged, and the traditional customs observed, by the Aboriginal people or Torres Strait Islanders ; and
b) the Aboriginal people or Torres Strait Islanders, by those laws and customs have a connection with the land or waters ; and
c) the rights and interests are recognised by the common law of Australia.
Sa reconnaissance, qui repose au regard du droit sur la réalité et la continuité dun lien matériel et moral entre une communauté humaine et une terre (qui concerne donc des hommes qui, par leffet des lois et coutumes ont un lien avec la terre, selon les termes de larrêt lévolution de la société traditionnelle ne signifiant pas que le droit traditionnel cesse dexister), implique un dualisme juridique qui vaut reconnaissance, de manière réelle et non plus virtuelle, de la minorité aborigène. Cest le fondement constitutionnel dun véritable statut aborigène. Cest lacceptation dune autre norme juridique coexistant avec le droit anglo-saxon.
Cette interprétation du droit au sol que je viens de présenter, liée à un choc de civilisations évidemment inégal, serait bien entendu impraticable et constituerait une contradictio in adjecto dans le droit des sociétés libérales [vide supra : chapitre 15]. Lantisémitisme politique illustre tragiquement cette impossibilité. Cest le deuxième cas de figure que jai retenu. Si le droit tel que lentend lantisémite Drumont, par exemple, opère une distinction stratégique entre la Possession et la Propriété, cest pour réserver la propriété aux autochtones. Pour lantisémite, cest la légitimité qui procède du sol qui fonde le droit de propriété. Après en avoir appelé aux Pères de lEglise et à leur condamnation de lusure, Drumont argumente :
Aucun Chrétien ne peut confondre le capitalisme et la Propriété [...] Le capitalisme ressemble à la Propriété comme le sophisme ressemble au raisonnement, comme Caïn peut-être ressemblait à Abel. Lidée de propriété semble apporter naturellement avec elle, et indissolublement, lidée de fécondité et dutilité. Le type de propriété féconde, cest la terre qui donne des fruits ; le type de la propriété utile, cest la maison qui abrite. Le moulin, lusine, la machine, sont des propriétés utiles, dans lesquelles est une fécondité latente que le travail met en uvre. Largent et lor nont aucune fécondité par eux-mêmes [...] Ils nont quune valeur représentative [...] La Propriété est le droit à la possession dune chose. La Possession séparée de ce droit a un air de famille avec la Propriété ; parfois on serait tenté de les confondre ; mais la première nest en réalité quun fait matériel qui ne nous oblige nullement au respect [...] - Je possède parce que je suis légitimement propriétaire. Voilà la formule de la justice. - Je suis propriétaire parce que je possède même illégitimement. Voilà la formule de la friponnerie. Toute la question se résout donc, vis-à-vis du capital possédé par les juifs, dans lorigine légitime ou non de cette possession. Le fait quils possèdent ne prouve rien. Ils peuvent être possesseurs de biens énormes sans être propriétaires en aucune sorte. Lhabileté du voleur en effet peut lui donner la Possession : le travail seul confère la Propriété [...] Lorigine de la fortune juive est lUsure, sous toutes ses formes : le trafic, le brocantage, les spéculations de hausse et de baisse, les sociétés à prospectus mensongers, toutes machines inventées pour faire passer atome par atome les produits du travail chez les êtres improductifs. Le travail est la source de la richesse publique. A ce vase immense qualimente le travail, les juifs ont fait une fissure par où tout le liquide sécoule constamment dans le tonneau de leurs caves. Cette grande fissure cest lUsure [...]. (La France juive devant lopinion : 125-127)
La légitimité est donc dans le travail. Mais la représentation collective quen donne Drumont (le vase immense de la richesse publique) indique une légitimité plus archaïque, dont le principe nest pas explicitement formulé ici et qui soppose à la spoliation de lusure comme lactivité pastorale, pacifique et dévotieuse dAbel soppose à la forge maudite de Caïn (selon une étymologie de ce nom) : la légitimité qui procède du sol et qui fonde le citoyen - en vertu de [ses] droits de citoyen - à demander à M. de Rothschild ce quil a dans le ventre ou ce quil a dans sa caisse (Ibid. :25).
Le champ ouvert par ces deux exemples montre lélaboration dun droit flexible, prenant en compte, certes, les injustices historiques mais uvrant aussi à neutraliser ce donné problématique du rapport au sol. L'écart que l'on qualifie volontiers d'évolutif entre la culture aborigène et la culture libérale savère être un différend de représentation du monde quant au lien avec la terre, précisément. Au fond, lautochtonie paraît révéler, ou confirmer, que nous sommes, en quelque sorte, naturellement habilités à nous approprier, comme notre propre substance, notre environnement premier. (Ce qui relativise demblée le droit du premier occupant, au moins dès la deuxième génération. Et fonde, par exemple, le groupe beur Carte de Séjour à reprendre à son compte la chanson de Charles Trenet, au second degré bien sûr, mais aussi au premier : Douce France / le pays de mon enfance
Il y a là une duplique à la réplique que sétaient vu opposer par les bourgeois de Paris des banquiers florentins qui souhaitaient acquérir la nationalité : que nos monuments navaient point ombragé leurs berceaux.) Mais que, dans un monde plein, cette appropriation ne peut être que contextuelle voire symbolique. Quel statut donner à lenracinement dans un environnement où prospèrent lubiquité et linterconnexion ? La naissance fait-elle le droit ? Pourquoi telle nappe dhydrocarbures, par exemple, devrait-elle appartenir naturellement à la famille Saoud plutôt quaux Inuits ? Ladministration de la planète terre devra nécessairement imaginer des solutions juridiques adaptées à la co-location des ressources autant quà légale dignité des cultures et concevoir une charte de lhabiter préservant lunité des droits qui procède dune même appartenance à la famille humaine
Après ce voyage assez large et ce constat prospectif , je vais terminer avec un exemple du cru pour montrer que les hommes ont beaucoup voyagé et que le droit est au sol est quelque chose dont il faut parler avec circonspection. Je napprendrai à personne ici que Moussais-la-Bataille, près de Poitiers, est la plaine où sest vraisemblablement déroulée la bataille qui a permis à Charles Martel de repousser les conquérants Arabes en 732. Vous savez sans doute quun leader dextrême-droite sest tout récemment exprimé, au début de ce mois, en ce lieu symbolique de Moussais-la-Bataille, ce qui conforte mon propos un autre sétait rendu, lui, au Mont Saint-Michel pour invoquer larchange qui terrasse les dragons dans son programme de reconquête de la souveraineté nationale. Les hommes voyagent et les conséquences de ces voyages sont parfois étonnantes. La génétique historique et la génétique des populations sintéressent à lADN, jy ai fait allusion, notamment par lanalyse du sang et des systèmes dhistocompatibilité. Ce qui permet de retracer des migrations dont le souvenir, pourtant parfois consigné dans les manuels ou sur les monuments, sest perdu. Laire dexpansion de lempire khmer peut ainsi être reconstituée par larchéologie, mais aussi par lhématologie : par la fréquence dune structure moléculaire spécifique de lhémoglobine, dite hémoglobine E, héréditairement transmise. Parmi les spécificités de lhémoglobine (résultant de mutations qui peuvent avoir une signification adaptative : ainsi le gène de lhémoglobine C conférerait-il une immunité au paludisme), celle connue dans littérature médicale sous le nom de drépanocytose ou anémie à globules rouges à forme de faucille (en grec, drépané : faux) résulte dune mutation qui a vraisemblablement eu la péninsule arabique pour origine. Cette forme dhémoglobine nexiste pas chez les Européens. En 1982, un Poitevin bien de Poitiers sest curieusement révélé, à l'occasion d'une banale analyse de sang, être porteur de cette anomalie de lhémoglobine. On ne donne pas les noms propres dans les communications scientifiques, je vais donc modifier son nom sans pour autant dénaturer linformation (je vais le dire sans le dire, car le patronyme est essentiel à laffaire) : cet habitant de Poitiers sappelait
Monsieur Sarrazin.
Qui donc, en vertu de quel droit au sol, de quel mythe dautochtonie, pourrait dénier le droit au sol de Monsieur Sarrazin ?
(Communication présentée au colloque Représentation de lenvironnement et construction des territoires : dialogue des disciplines, université de Poitiers, 11-12 octobre 2001.)
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