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Chapitre 14
Morale et handicap :
la reconnaissance de la forme humaine
IV - 14
Lidée de cette communication part du constat que les discussions sur le handicap me paraissent méconnaître ce que signifie linfirmité dans les sociétés traditionnelles. Bien entendu, notre représentation du handicap est autre. La signification de linfirmité dans la société traditionnelle, qui engage une discrimination, nous semble incompréhensible et elle nous choque. La question est de savoir si cette représentation discriminatoire, étrangère à nos évidences morales, a véritablement disparu. Sil y avait une frontière infranchissable entre ces deux conceptions du handicap, ma communication naurait pas lieu dêtre dans un colloque où lon réfléchit aux moyens daméliorer la prise en charge des handicapés. Elle relèverait dune sorte darchéologie des représentations. Mais on peut penser, aussi, que notre perception nefface pas, mais se superpose à la perception traditionnelle. Pour en décider, il faut, me semble-t-il, tenter dentrer dans cette logique archaïque et ce sont donc les représentations du handicap et leur évolution récente qui vont mintéresser. Lintérêt dévoquer ces représentations ici repose sur lidée que cette conception (occultée) de linfirmité constitue un des freins à laction sociale, aujourdhui.
Lobjet de la communication je me résume est donc de comprendre :
- comment linfirmité fait sens dans la généralité des sociétés traditionnelles dont je vais essayer de me faire linterprète ;
- et comment elle peut continuer à faire sens aujourdhui, en vertu de ces mêmes valeurs, quand bien même les canons de léthique moderne seraient à linverse de ce quon observe dans ces sociétés.
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Je vais commencer par un exemple personnel qui ramasse, me semble-t-il, ce qui est en jeu dans la représentation de lexception. Pourquoi les jumeaux (je me trouve être lheureux père de jumeaux ) la gémellité nétant évidemment pas une anomalie pour nous sont-ils lobjet dévaluations aussi contradictoires, dans nombre de sociétés africaines par exemple : tantôt connotés de façon positive et tantôt de façon négative ? Je rappellerai, à propos des jumeaux, puisque mon propos est de relativiser nos croyances, que si laîné dun couple gémellaire est évidemment pour nous le premier né, cette représentation n'est pas universelle. Ce peut être le puîné, parce que considéré comme le premier conçu, sa préséance étant notamment démontrée, selon un propos recueilli sur le terrain malgache, par le fait que cest lui qui a construit la maison (il sort avec le placenta). La presse belge s'interrogeait, voici quelques mois, sur cette question qui est tout sauf byzantine quand il s'agit de désigner l'héritier du trône de Belgique en vertu du principe de primogéniture (la loi salique ayant de surcroît été révisée en 1830). La princesse Mathilde serait en effet enceinte de jumeaux. L'idée l'évidence selon laquelle le prétendant légitime serait le premier né s'est trouvée contestée en vertu d'un adage médical ancien qui énonce que le premier enfant conçu naît en second...
Dans certaines populations dAfrique, donc, le père des jumeaux est cadeauté quand il arrive au marché : on lui met dans les mains quelques fruits ou quelque petit présent, parce quon pense quil entretient une relation privilégiée avec les puissances de la fécondité quon espère se concilier par ces dons. En effet, avoir deux quand on attend un cest une bénédiction. Quai-je donc fait à Dieu, sexclame la mère des jumeaux, pour mériter cette faveur ?
Ailleurs, à linverse, la gémellité est un signe de malédiction et il arrive quun des deux enfants soit sacrifié. Certains enfants malgaches adoptés aujourdhui à la Réunion sont des jumeaux abandonnés par leurs parents et recueillis par des institutions religieuses. Dans la région de Mananjary, sur la côte Est, on exposait autrefois lun des deux jumeaux à la sortie du parc à bufs. (Un film malgache de 1996, Quand les étoiles rencontrent la mer de Raymond Rajoanarivelo, illustre cette pratique ancienne qui sexerce aux dépens dun enfant né un jour déclipse.)
Derrière cette apparente contradiction sexprime une logique profonde, révélée par cette remarque dun paysan montrant à lethnologue sa chienne qui venait de mettre bas : Tu vois : elle na eu quun chiot. Elle est yowo ! À son interlocuteur, qui sétonnait dentendre ce mot quil venait de voir appliquer à une mère de jumeaux, ce paysan du Danube (ce paysan du Logone) expliqua : Mais ne vois-tu pas que cest la même chose ? En effet, la femelle humaine est normalement unipare et la femelle du chien normalement multipare. Cest lirrégularité qui fait problème. Et le sens le plus exact du mot yowo, traduit par interdit, tabou, est en réalité irrégulier. (On peut faire le même type de remarque sur la traduction de certains termes bibliques quand, par exemple, le mot hébreu tebhel est traduit par perversion quand il signifie confusion, mélange voir Douglas, 1981). Jajouterai quà Madagascar, là où la gemellité est fady ("tabou"), les jumeaux sont parfois désignés par lexpression kamban' amboa (jumeaux de chien).
Que signifie donc la régularité ? Elle signifie lassurance de la re-production. De la reproduction du même. Je suis donc père de jumeaux de jumeaux mixtes, puisquils sont garçon et fille. Lors du passage estival de la petite famille dans la campagne charentaise, une grand-mère, sextasiant sur la grâce des jumeaux ajouta aussitôt : Moi aussi, jai eu des jumeaux, garçon et fille. Mais ne vous inquiétez pas ! Ma fille a eu six enfants ! Voilà bien le trouble que provoque lirrégularité, même quand elle constitue un plus : elle porte un risque darrêt de la fécondité. Et cest une idée commune, en effet, que la fille dun couple gémellaire risque dêtre stérile
Cette idée, simple et fondamentale, est en effet constitutive de la représentation du monde des sociétés traditionnelles, qui sont fondées sur la reproduction des cycles naturels et notamment du cycle agricole. Cest parce que les choses adviennent de la même manière quon est fondé à attendre la reproduction de ce qui est déjà advenu. Attentives à la régularité naturelle, les communautés agricoles se représentent dailleurs la régularité sociale et la régularité des cycles germinatifs sous un même concept. Lexception y est désordre et menace de subversion généralisée des re-productions. Lordre physique et lordre moral sont une seule et même chose. Dans cette conception où le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses ne sont pas distingués, linfirmité est perçue comme un signe du courroux des dieux. Dans la langue dHomère, teras (qui donnera tératologie) veut dire signe et le latin monstrum se rattache à moneo, avertir. Les monstres sont pour Tite-Live le fait dune nature qui aurait confondu et brouillé les germes (XXXI, 12, 8) et le prodige, daprès Festus (122, 8) est ce qui montre le futur et qui avertit de la volonté des dieux.
Chez les Bambara, en Afrique de lOuest pour conclure ces exemples lointains on considère que le corps de lalbinos est doué de pouvoirs spéciaux. À qui possède son crâne échoit une nombreuse famille et la prospérité [
] Cette valeur attribuée à lalbinos en fait une victime de choix pour les sacrifices [
] Son nyama est tel quil peut être sacrifié sans prière, lacte même constituant une invocation efficace (Dieterlen, 1951 : 88). Cest son exception même qui définit son statut religieux. On trouve sur internet des documents et des témoignages qui montrent que les albinos font toujours lobjet dune ségrégation sévère en Afrique. Avec dailleurs une ambivalence caractéristique laspect négatif lemportant en vertu de la logique que jai relevée. Le chanteur malien Salif Keita, lui-même frappé d'albinisme, a créé en 1990 une fondation, SOS Albinos, qui a pour objet de combattre cette discrimination.
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La révolution de la modernité a consisté, bien entendu, à opposer à cette logique des apparences, associée à une représentation cosmologique de la forme humaine, une morale fondée sur la reconnaissance de la personne. La révolution morale a déplacé la moralité de la signification de la forme physique (la formule grecque qui associe le beau et le vrai signifiant que la régularité est la vertu) à lappartenance à la communauté humaine du seul fait de la naissance. Cette séparation radicale de lhomme et de la nature, le missionnaire la signifie dans la société traditionnelle en prenant linfirme sous sa protection. Lélection de linfirmité manifestant ici légalité et lindifférence de toutes les formes. Ma question est évidemment celle de la permanence des anciennes représentations sous la morale daujourdhui. Ce sont donc, comme je lai annoncé, les représentations du handicap et leur évolution dans notre propre environnement qui vont mintéresser.
Le constat simpose, je vais le montrer de quelques exemples, que nos évidences morales sont relativement récentes, quelles sont loin dêtre partagées par tous et quelles relèvent parfois davantage de linjonction que de la conviction.
Peut-être nest-il pas inutile de rappeler pour commencer que, jusquen 1980, on ne pouvait être intégré à la fonction publique en France si lon mesurait moins dun mètre quarante. Même si la représentation médicale du handicap et si les magistères religieux ont profondément modifié lapproche, les stigmatisations nont pas disparu. Un article du Monde paru le 10 janvier 1980 rapporte, sous le titre Un village du Gard face aux handicapés, les infirmes insupportables, la teneur dune lettre que le maire de Vestric-et-Candiac venait dadresser aux parents dune handicapée belge, pensionnaire dune institution de la Ligue nationale belge daide aux paralysés cérébraux installée dans le château de Vestric. Je renvoie ces propos au silence de ma communication écrite (vide infra), pour souligner que cette représentation populaire du handicap peut se révéler vivace là où lon sy attend le moins, dans ce quil est convenu dappeler la haute société et là où règne le politiquement correct. Deux exemples.
La famille royale britannique je ne parlerai pas ici des gaffes dont le duc dÉdimbourg est coutumier, un peu partout où il passe en visite officielle et dont le Daily Express du 15 octobre 1997 a dressé un relevé méthodique sur la carte du globe compte parmi ses membres une cousine germaine de la reine, handicapée mentale, dont le Burkes Peerage ignore tout simplement lexistence (ce qui signifie quon a oublié de la déclarer au Gotha britannique). Un fils du comte de Strathmore, frère de la reine-mère, a ainsi eu deux filles qui ont vécu recluses au Royal Earlswood Hospital, près de Londres, ignorées de tous jusquà ce quun tabloïd révèle leur existence. Lune delles est décédée en 1986 à lâge de soixante-dix ans. Elle a été inhumée dans le cimetière voisin de lhôpital et sa tombe est marquée dune simple croix fournie par ladministration. Le directeur de lhôpital déclare que les deux femmes nont pas reçu de visite depuis les années soixante. Laffaire est dautant plus significative que la reine mère en personne patronne la principale organisation charitable britannique consacrée
aux handicapés mentaux. Comment a-t-elle pu ignorer le sort de ses deux nièces ? Le secrétaire général de lorganisation explique : Il y a dans tout cela les vestiges de lère victorienne ; il était alors plus ou moins admis de passer sous silence lexistence denfants que lon disait anormaux.
Une dépêche de lAFP doctobre 1993, intitulée : grave faux-pas dans la campagne conservatrice au Canada, donne une autre illustration de cette permanence des représentations. Létat-major du premier ministre conservateur Kim Campbell sest efforcé [
] de minimiser les effets négatifs de lénorme gaffe commise avec la diffusion des " spots " télévisés exploitant un handicap physique du chef libéral Jean Chrétien. Déjà largement devancés dans les sondages par les Libéraux à un peu plus dune semaine des élections générales, les " Tories " pourraient encore perdre du terrain dans lopinion publique à la suite de ce faux-pas. Mme Campbell, manifestement embarrassée a présenté ses excuses à M. Chrétien. Lun des deux " spots " télévisés comportait plusieurs gros plans de M. Chrétien dont séquelle dune maladie infantile le côté gauche du visage est partiellement paralysé. " Est-ce cela un Premier ministre ? ", demandait une voix off avant de suggérer que si le chef libéral ne répondait pas aux questions, cest quil ne les comprenait pas. Lautre " spot " insistait lui aussi lourdement sur le handicap physique de M. Chrétien, photos à lappui, et se terminait sur le commentaire dune femme affirmant quelle " serait très gênée sil [M. Chrétien] devait devenir Premier ministre du Canada. Ce très gêné, énoncé par une voix féminine, renvoie implicitement aux fantasmes évoqués plus haut quant aux effets du handicap sur la gestation et sur la reproduction
Au fond, lamélioration de la condition des handicapés doit commencer, me semble-t-il, par ce constat de relative impuissance qui nous contraint dautant à leffort : pas plus que les règles morales ne changent la nature humaine, les dispositions légales et administratives qui visent à améliorer leur sort népuisent nos devoirs envers les handicapés.
Je ferai état ici du mémoire de Maîtrise dune étudiante camerounaise, installée à la Réunion, sur la situation des handicapés, qui nous interpelle sur ce dernier point. À la Réunion dit cette étudiante, on voit des panneaux destinés aux handicapés partout, mais on ne voit de handicapés nulle part
Ce qui constitue, en effet, une différence singulière avec les villes africaines où, dans les grandes villes au moins, les infirmes se rapprochent des centres et des supermarchés où les notables, les expatriés et les touristes font leurs courses pour les assaillir dune manche insistante. Ils sont visibles et se dissimulent si peu quils font de lexhibition de leur différence un moyen dapitoiement. Paradoxalement, selon cette étudiante africaine, la situation des handicapés serait plus favorable en Afrique que dans les pays occidentaux
Cest un jugement qui vaut dêtre médité. Ce qui la frappée cest, je pense, essentiellement lenfermement dont les handicapés font lobjet chez nous, où ils sont souvent plus ou moins tenus cachés (cf. le jugement de lépicière cité plus haut et la situation victorienne), alors quen Afrique, et je lai noté aussi à Madagascar, même si on se moque de linfirme, on néprouve aucune gêne à se dire son parent. Cette jeune camerounaise étant une citadine, et non une villageoise, je ne pense pas quelle ait véritablement connu la situation de linfirme dans les villages. Mais au village même, cette situation est plus nuancée quon pourrait limaginer. Certes, le handicapé est stigmatisé pour les raisons que jai développées, mais les raisons qui le stigmatisent constituent aussi sa défense : il a lil et on le craint. Ces raisons nexistent plus dans notre représentation et le laissent en quelque sorte sans défense
La question est de savoir ce que veulent dire ces contre-exemples et quelle portée il convient de leur donner. Au fond, nous sommes dans une situation de mutation morale ou de mutation anthropologique dont on pourrait résumer la signification par la nature et lévolution récente du cirque. Le cirque est le lieu de rencontre et dexhibition, à lusage de lhomme ordinaire, des limites de lhumanité. On sait quil ny a pas si longtemps on exhibait dans les cirques à titre de curiosité, tel Elephant man, dont david Lynch raconte lhistoire dans un film célèbre, certains types dinfirmité : la femme à barbe a longtemps fait recette, mais aussi les surs ou les frères siamois, le Geek, lhomme sauvage dévoreur de chair crue, etc. Dans les années 1840, Phineas Taylor Barnum, entrepreneur de spectacles, fonde les premiers cirques itinérants. Son Grand Congress of Nations (1884) illustre lentrée de l'homme exotique dans ce théâtre des curiosités. La supériorité de la norme s'y déploie de conserve avec la supériorité de lhomme blanc. Il y a une fonction anthropologique du cirque dans cette exhibition de lexception et de la différence : on vient s'y rincer l'il et se conforter dans sa normalité et sa supériorité. Il y avait : car cette configuration a changé. En octobre 1995, cest presque aujourdhui, le Conseil dÉtat a interdit une exhibition de lancer de nains, spectacle qui par son objet même, porte atteinte à la dignité de la personne humaine. Il a aussi considéré quil était du pouvoir de police des maires dinterdire des manifestations qui comportent une telle atteinte, car la dignité humaine, entendue strictement, est une composante de lordre public. Lordre public a donc changé. Quand Elephant man, montré comme une bête, entonne le psaume dIsaïe Le Seigneur est mon berger
, il est manifeste que lhumanité tient à la capacité dénonciation et à la conscience de la transcendance et non à la forme physique. (Parle et je te baptise !, cétait linvite du cardinal de Polignac au primate du Jardin des Plantes). Cest cela la révolution morale.
Un film précurseur de Tod Browning (qui a été contorsionniste dans un cirque), Freaks (1932), représente ce renversement moral dans les coulisses mêmes du cirque, lieu délection des exceptions, en mettant en scène une histoire où sont engagés les deux extrêmes de lhumanité et en exposant la monstruosité du surhomme et lhumanité de linfirme. La morale de lhistoire que Browning met en scène tient moins dans le prodige quun bonimenteur présente à ladmiration des chalands, au début du film : on apprend que la trapéziste a été transformée en poule, que dans le renversement anthropologique qui consiste faire du laid le juge du beau et le critérium du vrai. La Vénus du cirque, trapéziste, a donc décidé avec son alter ego, Monsieur Muscle, de semparer de la fortune du nain en lui jouant une comédie de mariage. Le plateau du banquet de mariage constitue le moment de plus haute tension du film. Réunis autour de la table des noces, tous les monstres (freaks) du cirque font circuler un calice dans lequel ils boivent à tour de rôle. Cest au tour de la Vénus du cirque. Un nain juché sur la table lui présente le calice. Le spectateur imagine quelle va boire au calice dans le but de réaliser son dessein criminel. Mais non : elle se retire de la table avec un mouvement de dégoût en sexclamant : Vous êtes des monstres !
Cétait un jeu ! Au calice de la communion, elle répond en versant du poison dans le verre du nain, son fiancé. À la fin du film, une dissociation sest opérée entre lapparence physique et sa signification morale : les estropiés sont les messagers de la vérité, Anges (étymologiquement) et Furies à la fois. Quand, dans un déchaînement des éléments naturels, ils font justice, cest la noirceur morale de cette Vénus toute lisse et toute blanche, qui se joue des éléments en planant dans les airs, qui devient évidente elle va trouver sa véritable place dans léchelle des êtres sous la forme dune poule
En réalité, un processus didentification sopère dans le film dès quon entre dans les coulisses du cirque et dans la familiarité de ces êtres contraints à vivre de ce qui les stigmatise. On apprend leurs sentiments, leurs rites et lon voit la vie ordinaire de ces êtres extraordinaires. Ils ont une mère : Ce sont mes enfants !, répond la vieille dame qui les promène en forêt à lexclamation horrifiée : Des monstres ! de ceux qui les rencontrent. Ils ont une personnalité qui les arrache à leur apparence corporelle.
Le problème est donc celui, au-delà de la signification prédictive de lirrégularité exposée plus haut, de la nature de ce phénomène psycho-cognitif qui engage, dans linstant, une reconnaissance sur le mode de la dénégation et qui se résout dans un mouvement de répulsion physique tel que la trapéziste de Freaks ne peut plus feindre. Le patron dun hôpital parisien, annonçant avoir accouché dix-huit mille femmes dans son service, déclarait lors dune émission de télévision (22 novembre 1982) : Je puis le dire avec lexpérience de ma déjà longue carrière [
] des gens normaux, ordonnés, tuent leur enfant lorsquils saperçoivent quil est anormal. Ces réactions, moins exceptionnelles quon pourrait le penser si lon en croit cet observateur privilégié, sont-elles révélatrices de cette permanence dune représentation naturaliste et conservatrice de la forme humaine ?
Un point névralgique du mécanisme considéré réside sans doute emblématique dans la référence que je viens de citer dans un processus primaire de reconnaissance de soi (de la reconnaissance de soi dans son propre enfant). Quand la langue dit que la laideur ou la difformité sont repoussantes ou répugnantes (I-E *peug : frapper) et sont donc par nature agissantes et agressives, elle leur prête une action dont le simple spectateur est supposé devoir se défendre. La répulsion préjuge donc une attirance première, une identité reconnue qui met limage de soi en question : qui soulève le cur parce quelle est supposée subvertir de manière réflexe la contenance élémentaire. La rubrique des faits divers des journaux relate souvent de ces histoires sordides où ce sont des handicapés en réalité qui sont victimes dagressions, victimes, le plus souvent, de déclassés qui refont sur eux leur propre reclassement social.
Vous êtes sans ignorer [sic] puisque vous lavez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent dune émotion de la mère en état de grossesse et même pendant lallaitement. Ce propos, que je citais tout à lheure, se place dans ce registre de la croyance où cest la reproduction de lidentité, du même dans la forme humaine, qui est engagée dans le simple spectacle de la difformité le comble de la laideur étant significativement supposé, dans la langue populaire, faire tourner une couvée de singe
La morale achoppe ici sur cette donnée cognitive première en vertu de laquelle classer, cest exclure. Cest parce que lexception fait exception quelle constitue une menace pour lordre. Les règles sont une protection contre le désordre envahissant
Les règles diététiques, telles quexposées dans le Lévitique, par exemple, sont essentiellement des règles cognitives appliquées aux usages : nest bon à manger que ce qui est bon à penser. Mais ce classement ne sépuise pas dans un simple processus intellectuel. Le fait que la religion en formalise la nécessité (ce qui est yowo dans lexemple de luniparité ; Soyez saints, car je suis saint, dans le Lévitique à propos des catégories
), lopposition du pur et de limpur, loin de justifier une classification après-coup, signent peut-être ce fait quil existerait un classement précédant tout classement, une forme primitive dappréhension du semblable.
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Pour prévenir lexclusion et pouvoir y opposer des réponses, pour éduquer la perception de la différence, laction morale et matérielle en faveur des handicapés requiert en premier lieu, me semble-t-il, la considération des antécédents anthropologiques ici présentés.
Alors, les voies daction, connues et reconnues, en seront peut-être davantage légitimées. Lapproche pédagogique et scientifique dabord. Un Camerounais ayant créé une association de défense des albinos explique : Deux êtres noirs de peau donnant naissance à un enfant blanc : il est impossible [pour qui ne possède pas lexplication scientifique] denvisager cela rationnellement. Sagissant de lalbinisme, il est rassurant de savoir que lapproche scientifique permet non seulement dexpliquer, mais aussi douvrir un espoir thérapeutique. Lalbinisme est une affection héréditaire (transmise selon le mode récessif autosomique) qui se caractérise par le défaut de synthèse de mélanine. Lisolement et la possibilité (théorique) de clonage du gène de la tyrosinase laissent espérer un traitement.
Mais si cest aussi lordre intime, limage de soi, qui est affectée par cette différence, laction pédagogique pour une meilleure reconnaissance des handicapés ne doit donc pas se limiter à la divulgation des causes matérielles, génétiques, embryologiques
qui sont à lorigine des malformations exonérer le handicap de toute signification symbolique , elle doit aussi prendre en compte le fait que les constituants de lidentité sont engagés dans cette confrontation avec la différence. Comment la différence peut-elle cesser dêtre une différence ? Pour annuler ce mouvement de rétraction devant la difformité, compte tenu des servitudes de la forme humaine dont je viens de faire état, il faut évidemment tendre à assimiler la différence dans lenvironnement social. Au lieu de parquer les handicapés dans des ghettos, de les garder chez soi, il savère en effet que leur intégration, certes préparée et encadrée, dans le public scolaire, par exemple, les fait apparaître comme une expression naturelle de la diversité. Lexpérience, dans des classes du Nord de la France, où des enfants handicapés ont été pris en charge par leurs camarades, va dans ce sens. Il y a une concrescence de la diversité le fait de grandir ensemble qui rend la différence naturelle
À loccasion de son 150ième anniversaire, la Croix-Rouge a placardé sur les murs de Paris le slogan suivant : Depuis 150 ans, la Croix-Rouge rend les hommes plus humains. Jexprimerai ce paradoxe en guise de conclusion : pour rendre les hommes plus humains, il faut, me semble-t-il, dabord sattacher à comprendre en fonction de quelle servitude linhumanité de lhomme peut prospérer et les rendre, en quelque sorte, moins humains
Note :Vous êtes sans ignorer [sic], écrit donc Monsieur le Maire, puisque vous lavez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent dune émotion de la mère en état de grossesse et même pendant lallaitement. Le journaliste qui rapporte le propos demande si la simple vue dun handicapé ferait donc tourner les sangs, gâter le lait ? Je ne suis pas médecin
peut-être, répond ladjoint au maire. Sil se trouve en effet dans le village en cause des habitants qui, selon les termes du directeur de linstitution veulent faire le bien pour lamour du bien, que ne dit-on pas pour chasser les estropiés ! Un arrêté municipal prévient que la présence de ces malades sur les voies et places publiques du village ne manquerait pas de susciter des réactions diverses. Ladjoint au maire rapporte que des campeurs, cet été, sont venus se plaindre. On les comprend, en vacances, ce nest pas drôle. Il ajoute : Si vous les voyiez, cet été, tous alignés devant le château, ce nest pas un spectacle pour notre gamine. Un pêcheur raconte : Lautre jour, jai freiné pour les laisser passer. Il y avait trois handicapés en petite voiture, et cétait des handicapés qui les poussaient, vous imaginez la scène. Une jeune fille du village sinquiète pour ces étrangers qui nont quà retourner chez eux. La dame de lalimentation partage cette opinion : Javais une sur handicapée, nous préférions la garder à la maison que la montrer à tout le village. Enfin, ces êtres ne sont pas seulement une injure au bon goût et à lesthétique (pas drôle, vous imaginez la scène), un embarras pour la bonne éducation des enfants (pas un spectacle pour notre gamine), un risque pour la reproduction de lespèce (danger pour les femmes enceintes), ils créent aussi des complications sanitaires : le maire explique que les canalisations de la station dépuration deau sont encrassées par leur piscine et la pénicilline qui se dépose au fond. Il nest pas jusquau curé que ces estropiés dérangent et qui na pas voulu que les voiturettes encombrent son église pour la messe de Noël. Il na accepté que trois handicapés sur des chaises, comme tout le monde.
Ce dérangement des catégories semble dailleurs sêtre propagé jusque dans latelier de composition de la rue des Italiens puisque ce curieux article du journal exigeant quest Le Monde (rédigé de surcroît par un journaliste promis à un grand destin) ne comporte pas moins de sept coquilles typographiques et se termine par une phrase en queue de poisson
[Communication présentée au colloque Handicap, cognition et prise en charge individuelle : Des aspects de la recherche au respect de la personne sous le titre : Comprendre la signification de linfirmité dans les sociétés traditionnelles, préalable obligé à la prise en charge du handicap dans les sociétés modernes ? Université de Provence, université de Mons-Hainaut, La Baume-les-Aix, 21, 22, 23 novembre 2001, organisé par lAssociation des jeunes chercheurs en Sciences de la cognition (Accion Électre).]
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