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ethnographie malgache
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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

Chapitre 14

Morale et handicap :


la reconnaissance de la forme humaine

IV - 14



L’idée de cette communication part du constat que les discussions sur le handicap me paraissent méconnaître ce que signifie l’infirmité dans les sociétés traditionnelles. Bien entendu, notre représentation du handicap est autre. La signification de l’infirmité dans la société traditionnelle, qui engage une discrimination, nous semble incompréhensible et elle nous choque. La question est de savoir si cette représentation discriminatoire, étrangère à nos évidences morales, a véritablement disparu. S’il y avait une frontière infranchissable entre ces deux conceptions du handicap, ma communication n’aurait pas lieu d’être dans un colloque où l’on réfléchit aux moyens d’améliorer la prise en charge des handicapés. Elle relèverait d’une sorte d’archéologie des représentations. Mais on peut penser, aussi, que notre perception n’efface pas, mais se superpose à la perception traditionnelle. Pour en décider, il faut, me semble-t-il, tenter d’entrer dans cette logique archaïque et ce sont donc les représentations du handicap et leur évolution récente qui vont m’intéresser. L’intérêt d’évoquer ces représentations ici repose sur l’idée que cette conception (occultée) de l’infirmité constitue un des freins à l’action sociale, aujourd’hui.

L’objet de la communication – je me résume – est donc de comprendre :
- comment l’infirmité fait sens dans la généralité des sociétés traditionnelles – dont je vais essayer de me faire l’interprète ;
- et comment elle peut continuer à faire sens aujourd’hui, en vertu de ces mêmes valeurs, quand bien même les canons de l’éthique moderne seraient à l’inverse de ce qu’on observe dans ces sociétés.


*

Je vais commencer par un exemple personnel qui ramasse, me semble-t-il, ce qui est en jeu dans la représentation de l’exception. Pourquoi les jumeaux (je me trouve être l’heureux père de jumeaux ) – la gémellité n’étant évidemment pas une anomalie pour nous – sont-ils l’objet d’évaluations aussi contradictoires, dans nombre de sociétés africaines par exemple : tantôt connotés de façon positive et tantôt de façon négative ? – Je rappellerai, à propos des jumeaux, puisque mon propos est de relativiser nos croyances, que si l’aîné d’un couple gémellaire est évidemment pour nous le premier né, cette représentation n'est pas universelle. Ce peut être le puîné, parce que considéré comme le premier conçu, sa préséance étant notamment démontrée, selon un propos recueilli sur le terrain malgache, par le fait que “c’est lui qui a construit la maison” (il sort avec le placenta). La presse belge s'interrogeait, voici quelques mois, sur cette question qui est tout sauf byzantine quand il s'agit de désigner l'héritier du trône de Belgique en vertu du principe de primogéniture (la loi salique ayant de surcroît été révisée en 1830). La princesse Mathilde serait en effet enceinte de jumeaux. L'idée – l'évidence – selon laquelle le prétendant légitime serait le premier né s'est trouvée contestée en vertu d'un adage médical ancien qui énonce que le premier enfant conçu naît en second...

Dans certaines populations d’Afrique, donc, le père des jumeaux est “cadeauté” quand il arrive au marché : on lui met dans les mains quelques fruits ou quelque petit présent, parce qu’on pense qu’il entretient une relation privilégiée avec les puissances de la fécondité – qu’on espère se concilier par ces dons. En effet, avoir deux quand on attend un c’est une bénédiction. “– Qu’ai-je donc fait à Dieu, s’exclame la mère des jumeaux, pour mériter cette faveur ?”

Ailleurs, à l’inverse, la gémellité est un signe de malédiction et il arrive qu’un des deux enfants soit sacrifié. Certains enfants malgaches adoptés aujourd’hui à la Réunion sont des jumeaux abandonnés par leurs parents et recueillis par des institutions religieuses. Dans la région de Mananjary, sur la côte Est, on exposait autrefois l’un des deux jumeaux à la sortie du parc à bœufs. (Un film malgache de 1996, Quand les étoiles rencontrent la mer de Raymond Rajoanarivelo, illustre cette pratique ancienne qui s’exerce aux dépens d’un enfant né un jour d’éclipse.)

Derrière cette apparente contradiction s’exprime une logique profonde, révélée par cette remarque d’un paysan montrant à l’ethnologue sa chienne qui venait de mettre bas : “Tu vois : elle n’a eu qu’un chiot. Elle est yowo !” À son interlocuteur, qui s’étonnait d’entendre ce mot qu’il venait de voir appliquer à une mère de jumeaux, ce paysan du Danube (ce paysan du Logone) expliqua : “Mais ne vois-tu pas que c’est la même chose ?” En effet, la femelle humaine est normalement unipare et la femelle du chien normalement multipare. C’est l’irrégularité qui fait problème. Et le sens le plus exact du mot yowo, traduit par “interdit”, “tabou”, est en réalité irrégulier. (On peut faire le même type de remarque sur la traduction de certains termes bibliques quand, par exemple, le mot hébreu tebhel est traduit par “perversion” quand il signifie “confusion, mélange” – voir Douglas, 1981). J’ajouterai qu’à Madagascar, là où la gemellité est fady ("tabou"), les jumeaux sont parfois désignés par l’expression kamban' amboa (“jumeaux de chien”).

Que signifie donc la régularité ? Elle signifie l’assurance de la re-production. De la reproduction du même. Je suis donc père de jumeaux – de jumeaux mixtes, puisqu’ils sont garçon et fille. Lors du passage estival de la petite famille dans la campagne charentaise, une grand-mère, s’extasiant sur la grâce des jumeaux ajouta aussitôt : “Moi aussi, j’ai eu des jumeaux, garçon et fille. Mais ne vous inquiétez pas ! Ma fille a eu six enfants !” Voilà bien le trouble que provoque l’irrégularité, même quand elle constitue un plus : elle porte un risque d’arrêt de la fécondité. Et c’est une idée commune, en effet, que la fille d’un couple gémellaire risque d’être stérile…

Cette idée, simple et fondamentale, est en effet constitutive de la représentation du monde des sociétés traditionnelles, qui sont fondées sur la reproduction des cycles naturels et notamment du cycle agricole. C’est parce que les choses adviennent de la même manière qu’on est fondé à attendre la reproduction de ce qui est déjà advenu. Attentives à la régularité naturelle, les communautés agricoles se représentent d’ailleurs la régularité sociale et la régularité des cycles germinatifs sous un même concept. L’exception y est désordre et menace de subversion généralisée des re-productions. L’ordre physique et l’ordre moral sont une seule et même chose. Dans cette conception où le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses ne sont pas distingués, l’infirmité est perçue comme un signe du courroux des dieux. Dans la langue d’Homère, teras (qui donnera “tératologie”) veut dire “signe” et le latin monstrum se rattache à moneo, “avertir”. Les monstres sont pour Tite-Live “le fait d’une nature qui aurait confondu et brouillé les germes” (XXXI, 12, 8) et le prodige, d’après Festus (122, 8) est “ce qui montre le futur et qui avertit de la volonté des dieux”.

Chez les Bambara, en Afrique de l’Ouest – pour conclure ces exemples lointains – “on considère que le corps de l’albinos est doué de pouvoirs spéciaux. À qui possède son crâne échoit une nombreuse famille et la prospérité […] Cette valeur attribuée à l’albinos en fait une victime de choix pour les sacrifices […] Son nyama est tel qu’il peut être sacrifié sans prière, l’acte même constituant une invocation efficace” (Dieterlen, 1951 : 88). C’est son exception même qui définit son statut religieux. On trouve sur internet des documents et des témoignages qui montrent que les albinos font toujours l’objet d’une ségrégation sévère en Afrique. Avec d’ailleurs une ambivalence caractéristique – l’aspect négatif l’emportant – en vertu de la logique que j’ai relevée. Le chanteur malien Salif Keita, lui-même frappé d'albinisme, a créé en 1990 une fondation, “SOS Albinos”, qui a pour objet de combattre cette discrimination.

*

La révolution de la modernité a consisté, bien entendu, à opposer à cette logique des apparences, associée à une représentation cosmologique de la forme humaine, une morale fondée sur la reconnaissance de la personne. La révolution morale a déplacé la moralité de la signification de la forme physique (la formule grecque qui associe le beau et le vrai signifiant que la régularité est la vertu) à l’appartenance à la communauté humaine du seul fait de la naissance. Cette séparation radicale de l’homme et de la nature, le missionnaire la signifie dans la société traditionnelle en prenant l’infirme sous sa protection. L’élection de l’infirmité manifestant ici l’égalité et l’indifférence de toutes les formes. Ma question est évidemment celle de la permanence des anciennes représentations sous la morale d’aujourd’hui. Ce sont donc, comme je l’ai annoncé, les représentations du handicap et leur évolution dans notre propre environnement qui vont m’intéresser.

Le constat s’impose, je vais le montrer de quelques exemples, que nos évidences morales sont relativement récentes, qu’elles sont loin d’être partagées par tous et qu’elles relèvent parfois davantage de l’injonction que de la conviction.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler pour commencer que, jusqu’en 1980, on ne pouvait être intégré à la fonction publique en France si l’on mesurait moins d’un mètre quarante. Même si la représentation médicale du handicap et si les magistères religieux ont profondément modifié l’approche, les stigmatisations n’ont pas disparu. Un article du Monde paru le 10 janvier 1980 rapporte, sous le titre “Un village du Gard face aux handicapés, les infirmes insupportables”, la teneur d’une lettre que le maire de Vestric-et-Candiac venait d’adresser aux parents d’une handicapée belge, pensionnaire d’une institution de la Ligue nationale belge d’aide aux paralysés cérébraux installée dans le château de Vestric. Je renvoie ces propos au silence de ma communication écrite (vide infra), pour souligner que cette représentation “populaire” du handicap peut se révéler vivace là où l’on s’y attend le moins, dans ce qu’il est convenu d’appeler la “haute société” et là où règne le “politiquement correct”. Deux exemples.

La famille royale britannique – je ne parlerai pas ici des “gaffes” dont le duc d’Édimbourg est coutumier, un peu partout où il passe en visite officielle et dont le Daily Express du 15 octobre 1997 a dressé un relevé méthodique sur la carte du globe – compte parmi ses membres une cousine germaine de la reine, handicapée mentale, dont le Burke’s Peerage ignore tout simplement l’existence (ce qui signifie qu’on a oublié de la déclarer au Gotha britannique). Un fils du comte de Strathmore, frère de la reine-mère, a ainsi eu deux filles qui ont vécu recluses au Royal Earlswood Hospital, près de Londres, ignorées de tous jusqu’à ce qu’un “tabloïd” révèle leur existence. L’une d’elles est décédée en 1986 à l’âge de soixante-dix ans. Elle a été inhumée dans le cimetière voisin de l’hôpital et sa tombe est marquée d’une simple croix fournie par l’administration. Le directeur de l’hôpital déclare que les deux femmes n’ont pas reçu de visite depuis les années soixante. L’affaire est d’autant plus significative que la reine mère en personne patronne la principale organisation charitable britannique consacrée… aux handicapés mentaux. Comment a-t-elle pu ignorer le sort de ses deux nièces ? Le secrétaire général de l’organisation explique : “Il y a dans tout cela les vestiges de l’ère victorienne ; il était alors plus ou moins admis de passer sous silence l’existence d’enfants que l’on disait anormaux”.

Une dépêche de l’AFP d’octobre 1993, intitulée : “grave faux-pas dans la campagne conservatrice” au Canada, donne une autre illustration de cette permanence des représentations. “L’état-major du premier ministre conservateur Kim Campbell s’est efforcé […] de minimiser les effets négatifs de l’énorme gaffe commise avec la diffusion des " spots " télévisés exploitant un handicap physique du chef libéral Jean Chrétien. Déjà largement devancés dans les sondages par les Libéraux à un peu plus d’une semaine des élections générales, les " Tories " pourraient encore perdre du terrain dans l’opinion publique à la suite de ce faux-pas. Mme Campbell, manifestement embarrassée a présenté ses excuses à M. Chrétien. L’un des deux " spots " télévisés comportait plusieurs gros plans de M. Chrétien dont – séquelle d’une maladie infantile – le côté gauche du visage est partiellement paralysé. " Est-ce cela un Premier ministre ? ", demandait une voix off avant de suggérer que si le chef libéral ne répondait pas aux questions, c’est qu’il ne les comprenait pas. L’autre " spot " insistait lui aussi lourdement sur le handicap physique de M. Chrétien, photos à l’appui, et se terminait sur le commentaire d’une femme affirmant qu’elle " serait très gênée s’il [M. Chrétien] devait devenir Premier ministre du Canada”. Ce “très gêné”, énoncé par une voix féminine, renvoie implicitement aux fantasmes évoqués plus haut quant aux effets du handicap sur la gestation et sur la reproduction…

Au fond, l’amélioration de la condition des handicapés doit commencer, me semble-t-il, par ce constat de relative impuissance qui nous contraint d’autant à l’effort : pas plus que les règles morales ne changent la “nature humaine”, les dispositions légales et administratives qui visent à améliorer leur sort n’épuisent nos devoirs envers les handicapés.

Je ferai état ici du mémoire de Maîtrise d’une étudiante camerounaise, installée à la Réunion, sur la situation des handicapés, qui nous interpelle sur ce dernier point. À la Réunion dit cette étudiante, on voit des panneaux destinés aux handicapés partout, mais on ne voit de handicapés nulle part… Ce qui constitue, en effet, une différence singulière avec les villes africaines où, dans les grandes villes au moins, les infirmes se rapprochent des centres et des supermarchés où les notables, les expatriés et les touristes font leurs courses pour les assaillir d’une “manche” insistante. Ils sont visibles et se dissimulent si peu qu’ils font de l’exhibition de leur différence un moyen d’apitoiement. Paradoxalement, selon cette étudiante africaine, la situation des handicapés serait plus favorable en Afrique que dans les pays occidentaux… C’est un jugement qui vaut d’être médité. Ce qui l’a frappée c’est, je pense, essentiellement l’enfermement dont les handicapés font l’objet chez nous, où ils sont souvent plus ou moins tenus cachés (cf. le jugement de l’épicière cité plus haut et la situation “victorienne”), alors qu’en Afrique, et je l’ai noté aussi à Madagascar, même si on se moque de l’infirme, on n’éprouve aucune gêne à se dire son parent. Cette jeune camerounaise étant une citadine, et non une villageoise, je ne pense pas qu’elle ait véritablement connu la situation de l’infirme dans les villages. Mais au village même, cette situation est plus nuancée qu’on pourrait l’imaginer. Certes, le handicapé est stigmatisé pour les raisons que j’ai développées, mais les raisons qui le stigmatisent constituent aussi sa défense : il a “l’œil” et on le craint. Ces raisons n’existent plus dans notre représentation et le laissent en quelque sorte sans défense…

La question est de savoir ce que veulent dire ces contre-exemples et quelle portée il convient de leur donner. Au fond, nous sommes dans une situation de mutation morale ou de mutation anthropologique dont on pourrait résumer la signification par la nature et l’évolution récente du cirque. Le cirque est le lieu de rencontre et d’exhibition, à l’usage de l’homme ordinaire, des limites de l’humanité. On sait qu’il n’y a pas si longtemps on exhibait dans les cirques à titre de “curiosité”, tel Elephant man, dont david Lynch raconte l’histoire dans un film célèbre, certains types d’infirmité : la femme à barbe a longtemps fait recette, mais aussi les sœurs ou les frères siamois, le Geek, l’homme sauvage dévoreur de chair crue, etc. Dans les années 1840, Phineas Taylor Barnum, entrepreneur de spectacles, fonde les premiers cirques itinérants. Son Grand Congress of Nations (1884) illustre l’entrée de l'homme exotique dans ce théâtre des “curiosités”. La supériorité de la norme s'y déploie de conserve avec la supériorité de l’homme blanc. Il y a une fonction anthropologique du cirque dans cette exhibition de l’exception et de la différence : on vient s'y rincer l'œil et se conforter dans sa normalité et sa supériorité. Il y avait : car cette configuration a changé. En octobre 1995, c’est presque aujourd’hui, le Conseil d’État a interdit une exhibition de “lancer de nains”, spectacle qui “par son objet même, porte atteinte à la dignité de la personne humaine”. Il a aussi considéré qu’il était du pouvoir de police des maires d’interdire des manifestations qui comportent une telle atteinte, car “la dignité humaine, entendue strictement, est une composante de l’ordre public”. L’“ordre public” a donc changé. Quand Elephant man, montré comme une bête, entonne le psaume d’Isaïe “Le Seigneur est mon berger…”, il est manifeste que l’humanité tient à la capacité d’énonciation et à la conscience de la transcendance – et non à la forme physique. (“Parle et je te baptise !”, c’était l’invite du cardinal de Polignac au primate du Jardin des Plantes). C’est cela la révolution morale.

Un film précurseur de Tod Browning (qui a été contorsionniste dans un cirque), Freaks (1932), représente ce renversement moral dans les coulisses mêmes du cirque, lieu d’élection des exceptions, en mettant en scène une histoire où sont engagés les deux extrêmes de l’humanité et en exposant la monstruosité du surhomme et l’humanité de l’infirme. La morale de l’histoire que Browning met en scène tient moins dans le prodige qu’un bonimenteur présente à l’admiration des chalands, au début du film : on apprend que la trapéziste a été transformée en poule, que dans le renversement anthropologique qui consiste faire du laid le juge du beau et le critérium du vrai. La Vénus du cirque, trapéziste, a donc décidé avec son alter ego, Monsieur Muscle, de s’emparer de la fortune du nain en lui jouant une comédie de mariage. Le plateau du banquet de mariage constitue le moment de plus haute tension du film. Réunis autour de la table des noces, tous les monstres (freaks) du cirque font circuler un calice dans lequel ils boivent à tour de rôle. C’est au tour de la Vénus du cirque. Un nain juché sur la table lui présente le calice. Le spectateur imagine qu’elle va boire au calice dans le but de réaliser son dessein criminel. Mais non : elle se retire de la table avec un mouvement de dégoût en s’exclamant : “Vous êtes des monstres !… C’était un jeu !” Au calice de la communion, elle répond en versant du poison dans le verre du nain, son fiancé. À la fin du film, une dissociation s’est opérée entre l’apparence physique et sa signification morale : les “estropiés” sont les messagers de la vérité, Anges (étymologiquement) et Furies à la fois. Quand, dans un déchaînement des éléments naturels, ils font justice, c’est la noirceur morale de cette Vénus toute lisse et toute blanche, qui se joue des éléments en planant dans les airs, qui devient évidente – elle va trouver sa véritable place dans l’échelle des êtres sous la forme d’une poule… En réalité, un processus d’identification s’opère dans le film dès qu’on entre dans les coulisses du cirque et dans la familiarité de ces êtres contraints à vivre de ce qui les stigmatise. On apprend leurs sentiments, leurs rites et l’on voit la vie ordinaire de ces êtres extraordinaires. Ils ont une mère : “Ce sont mes enfants !”, répond la vieille dame qui les promène en forêt à l’exclamation horrifiée : “Des monstres !” de ceux qui les rencontrent. Ils ont une personnalité qui les arrache à leur apparence corporelle.

Le problème est donc celui, au-delà de la signification prédictive de l’irrégularité exposée plus haut, de la nature de ce phénomène psycho-cognitif qui engage, dans l’instant, une reconnaissance sur le mode de la dénégation et qui se résout dans un mouvement de répulsion physique – tel que la trapéziste de Freaks ne peut plus feindre. Le “patron” d’un hôpital parisien, annonçant avoir accouché dix-huit mille femmes dans son service, déclarait lors d’une émission de télévision (22 novembre 1982) : “Je puis le dire avec l’expérience de ma déjà longue carrière […] des gens normaux, ordonnés, tuent leur enfant lorsqu’ils s’aperçoivent qu’il est anormal”. Ces réactions, moins exceptionnelles qu’on pourrait le penser si l’on en croit cet observateur privilégié, sont-elles révélatrices de cette permanence d’une représentation “naturaliste” et “conservatrice” de la forme humaine ?

Un point névralgique du mécanisme considéré réside sans doute – emblématique dans la référence que je viens de citer – dans un processus primaire de reconnaissance de soi (de la reconnaissance de soi dans son propre enfant). Quand la langue dit que la laideur ou la difformité sont “repoussantes” ou “répugnantes” (I-E *peug : frapper) et sont donc par nature agissantes et agressives, elle leur prête une action dont le simple spectateur est supposé devoir se défendre. La “répulsion” préjuge donc une attirance première, une identité reconnue qui met l’image de soi en question : qui “soulève le cœur” parce qu’elle est supposée subvertir de manière réflexe la contenance élémentaire. La rubrique des faits divers des journaux relate souvent de ces histoires sordides où ce sont des handicapés – en réalité – qui sont victimes d’agressions, victimes, le plus souvent, de déclassés qui refont sur eux leur propre reclassement social.

“Vous êtes sans ignorer [sic] puisque vous l’avez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent d’une émotion de la mère en état de grossesse et même pendant l’allaitement.” Ce propos, que je citais tout à l’heure, se place dans ce registre de la croyance où c’est la reproduction de l’identité, du même dans la forme humaine, qui est engagée dans le simple spectacle de la “difformité” – le comble de la laideur étant significativement supposé, dans la langue populaire, “faire tourner une couvée de singe”… La morale achoppe ici sur cette donnée cognitive première en vertu de laquelle classer, c’est exclure. C’est parce que l’exception fait exception qu’elle constitue une “menace” pour l’ordre. Les règles sont une protection contre le désordre envahissant… Les règles diététiques, telles qu’exposées dans le Lévitique, par exemple, sont essentiellement des règles cognitives appliquées aux usages : n’est bon à manger que ce qui est bon à penser. Mais ce classement ne s’épuise pas dans un simple processus intellectuel. Le fait que la religion en formalise la nécessité (ce qui est yowo dans l’exemple de l’uniparité ; “Soyez saints, car je suis saint”, dans le Lévitique à propos des catégories…), l’opposition du pur et de l’impur, loin de justifier une classification après-coup, signent peut-être ce fait qu’il existerait un classement précédant tout classement, une forme primitive d’appréhension du semblable.

*

Pour prévenir l’exclusion et pouvoir y opposer des réponses, pour éduquer la perception de la différence, l’action morale et matérielle en faveur des handicapés requiert en premier lieu, me semble-t-il, la considération des antécédents anthropologiques ici présentés.

Alors, les voies d’action, connues et reconnues, en seront peut-être davantage légitimées. L’approche pédagogique et scientifique d’abord. Un Camerounais ayant créé une association de défense des albinos explique : “Deux êtres noirs de peau donnant naissance à un enfant blanc : il est impossible [pour qui ne possède pas l’explication scientifique] d’envisager cela rationnellement”. S’agissant de l’albinisme, il est rassurant de savoir que l’approche scientifique permet non seulement d’expliquer, mais aussi d’ouvrir un espoir thérapeutique. L’albinisme est une affection héréditaire (transmise selon le mode récessif autosomique) qui se caractérise par le défaut de synthèse de mélanine. L’isolement et la possibilité (théorique) de clonage du gène de la tyrosinase laissent espérer un traitement.

Mais si c’est aussi l’ordre intime, l’image de soi, qui est affectée par cette différence, l’action pédagogique pour une meilleure reconnaissance des handicapés ne doit donc pas se limiter à la divulgation des causes matérielles, génétiques, embryologiques… qui sont à l’origine des malformations – exonérer le handicap de toute signification symbolique –, elle doit aussi prendre en compte le fait que les constituants de l’identité sont engagés dans cette confrontation avec la différence. Comment la différence peut-elle cesser d’être une différence ? Pour annuler ce mouvement de rétraction devant la difformité, compte tenu des servitudes de la forme humaine dont je viens de faire état, il faut évidemment tendre à assimiler la différence dans l’environnement social. Au lieu de parquer les handicapés dans des ghettos, de les “garder chez soi”, il s’avère en effet que leur intégration, certes préparée et encadrée, dans le public scolaire, par exemple, les fait apparaître comme une expression naturelle de la diversité. L’expérience, dans des classes du Nord de la France, où des enfants handicapés ont été pris en charge par leurs camarades, va dans ce sens. Il y a une concrescence de la diversité – le fait de grandir ensemble – qui rend la différence naturelle…

À l’occasion de son 150ième anniversaire, la Croix-Rouge a placardé sur les murs de Paris le slogan suivant : “Depuis 150 ans, la Croix-Rouge rend les hommes plus humains”. J’exprimerai ce paradoxe en guise de conclusion : pour rendre les hommes plus humains, il faut, me semble-t-il, d’abord s’attacher à comprendre en fonction de quelle servitude l’inhumanité de l’homme peut prospérer et les rendre, en quelque sorte, “moins humains”…

Note :“Vous êtes sans ignorer [sic], écrit donc Monsieur le Maire, puisque vous l’avez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent d’une émotion de la mère en état de grossesse et même pendant l’allaitement.” Le journaliste qui rapporte le propos demande si “la simple vue d’un handicapé ferait donc ‘tourner les sangs’, ‘gâter le lait’ ?” “Je ne suis pas médecin… peut-être”, répond l’adjoint au maire. S’il se trouve en effet dans le village en cause des habitants qui, selon les termes du directeur de l’institution “veulent faire le bien pour l’amour du bien”, que ne dit-on pas pour chasser les “estropiés” ! Un arrêté municipal prévient que ”la présence de ces malades sur les voies et places publiques du village ne manquerait pas de susciter des réactions diverses”. L’adjoint au maire rapporte que “des campeurs, cet été, sont venus se plaindre. On les comprend, en vacances, ce n’est pas drôle”. Il ajoute : “Si vous les voyiez, cet été, tous alignés devant le château, ce n’est pas un spectacle pour notre gamine”. Un pêcheur raconte : “L’autre jour, j’ai freiné pour les laisser passer. Il y avait trois handicapés en petite voiture, et c’était des handicapés qui les poussaient, vous imaginez la scène”. Une jeune fille du village s’inquiète pour ces étrangers “qui n’ont qu’à retourner chez eux”. La dame de l’alimentation partage cette opinion : “J’avais une sœur handicapée, nous préférions la garder à la maison que la montrer à tout le village”. Enfin, ces êtres ne sont pas seulement une injure au bon goût et à l’esthétique (“pas drôle”, “vous imaginez la scène”), un embarras pour la bonne éducation des enfants (“pas un spectacle pour notre gamine”), un risque pour la reproduction de l’espèce (danger pour les femmes enceintes), ils créent aussi des complications sanitaires : le maire explique que “les canalisations de la station d’épuration d’eau sont encrassées par leur piscine et la pénicilline qui se dépose au fond”. Il n’est pas jusqu’au curé que ces “estropiés” dérangent et qui n’a pas voulu que les “voiturettes encombrent son église pour la messe de Noël”. Il n’a accepté que trois handicapés “sur des chaises, comme tout le monde”.
Ce dérangement des catégories semble d’ailleurs s’être propagé jusque dans l’atelier de composition de la rue des Italiens puisque ce curieux article du journal exigeant qu’est
Le Monde (rédigé de surcroît par un journaliste promis à un grand destin) ne comporte pas moins de sept coquilles typographiques et se termine par une phrase en queue de poisson…

[Communication présentée au colloque “Handicap, cognition et prise en charge individuelle : Des aspects de la recherche au respect de la personne” sous le titre : ”Comprendre la signification de l’infirmité dans les sociétés traditionnelles, préalable obligé à la prise en charge du handicap dans les sociétés modernes ?“ Université de Provence, université de Mons-Hainaut, La Baume-les-Aix, 21, 22, 23 novembre 2001, organisé par l’Association des jeunes chercheurs en Sciences de la cognition (Accion – Électre).]

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