page d'accueil
ethnographie malgache
ethnographie réunionnaise




1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

Chapitre 13

Quelques données sur la prohibition de l’inceste :


sur la culture de l’espèce

IV - 13



La question de la prohibition de l’inceste constitue une vexata quaestio de l’anthropologie, une question qui, depuis l’origine, bourrelle le repos des philosophes, une question controversée et sans réponse certaine... Avec, pourtant, des certitudes péremptoires.

Cela n’est pas un hasard, car ce qui est en cause, c’est ni plus ni moins ce qui nous distingue des bêtes... C’est en effet une évidence de l’anthropologie universelle et du sens commun de dire que nous autres, les hommes, à la différence des bêtes - et à la différence des barbares aussi - vivons sous le règne de la Loi. Par opposition à l'indifférence panmictique, culture signifie distinction et discrimination. “L'incestueux est comme le ver de terre, disent les Jivaros, il rentre dans le premier trou venu”. La discussion sur la prohibition de l’inceste symbolise ou focalise ce passage de la nature à la culture. Cette vexata quaestio est donc aussi ce que les étudiants d’aujourd’hui appelleraient une “question bateau” et ceux d’hier un “pont-aux-ânes”, non seulement de l’anthropologie, mais aussi de la culture citoyenne de l’espèce.

Jusqu’à une époque relativement récente - disons les années soixante-dix - l’approche anthropologique de la question de la prohibition de l’inceste était dominée par l’autorité de Claude Lévi-Strauss, dans une introduction principielle aux Structures élémentaires de la parenté, dont la première édition date de 1947. Cette interprétation continue de faire autorité, même si la configuration des connaissances sur le sujet a fondamentalement changé. Idéologiquement convergente avec la théorie psychanalytique, elle conforte, au fond, ou redécouvre, la conscience que nous partageons tous de vivre sous le règne de la norme et non selon les nécessités de la nature. Il est notoire, et cela est particulièrement vrai en sciences humaines où la preuve n’est jamais mathématique, que les théories perdurent après avoir été invalidées. La vitesse acquise, les habitudes de pensée, les positions scientifiques font qu’il est encore commun aujourd’hui d’entendre dire et professer que l’inceste serait couramment pratiqué chez les animaux ou que le passage de la nature à la culture, opérateur de l’hominisation, s’organiserait sur cet événement fondateur qu’est la prohibition de l’inceste.

*

La théorie lévi-straussienne de la prohibition de l’inceste peut être résumée par ce proverbe placé en épigraphe des Structures élémentaires de la parenté : “Un parent par alliance est une cuisse d’éléphant”. C’est dire que “les échanges matrimoniaux et les échanges économiques forment [...] partie intégrante d’un système fondamental de réciprocité” (1967 : 39) et que la prohibition de l’inceste doit être comprise comme la condition nécessaire à l’indispensable alliance.

On peut commencer par un contre-exemple : que “l’homme seul est en mauvaise compagnie”. “Nous nous souviendrons toujours avoir remarqué chez les Bororo du Brésil central, un homme d’environ trente ans, sale, mal nourri, triste et solitaire. Nous voulûmes savoir s’il était gravement malade ; la réponse des indigènes nous stupéfia : qu’est-ce qui n’allait pas ? mais rien, c’était seulement un célibataire... Et, à vrai dire, dans une société où règne la division du travail entre les sexes, et où seul l’état de mariage permet à l’homme de jouir du travail de sa femme, y compris l’épouillage, la peinture du corps, la coiffure, aussi bien que le jardinage et la cuisine (puisque la femme bororo cultive le sol et fait de poteries), un célibataire n’est réellement qu’une moitié d’être humain” (Lévi-Strauss, 1956, 1979 : 105).

C’est donc par une sorte de renversement copernicien, retournant la perspective et formalisant l'hypothèse tylorienne, que Lévi-Strauss propose de rendre compte de l’“interdit universel”. La prohibition de l’inceste n’est plus la donnée première qui engagerait les humains dans de nécessaires échanges matrimoniaux (puisqu’on ne peut se marier entre soi) c’est, à l’inverse, dans le constat de la nécessité première de l’échange qu’est la raison pour laquelle les hommes s’interdisent leurs sœurs. “L’humanité a compris très tôt que, pour se libérer d’une lutte sauvage pour l’existence, elle était acculée à un choix très simple : soit se marier en dehors, soit être exterminée aussi par le dehors [marrying out or killing out - la formule est due à Tylor]. Il lui fallait choisir entre des familles biologiques isolées et juxtaposées comme des unités closes, se perpétuant par elles-mêmes, submergées par leurs peurs, leurs haines et leurs ignorances, et, grâce à la prohibition de l’inceste, l’institution systématique de chaînes d’intermariages, permettant d’édifier une société humaine authentique sur la base artificielle des liens d’affinité, en dépit de l’influence isolante de la consanguinité et même contre elle” (1967 : 120).

Par ce calcul, par cette prise en charge responsable de leur propre destin, faisant preuve d’un “niveau de conscience” - comme on dit - véritablement admirable et qu’on aimerait pouvoir observer chez les hommes d’aujourd’hui, les premiers hommes auraient ainsi fait échec à la “lutte sauvage pour l’existence”, aux peurs, aux haines et aux ignorances pour engager l’espèce dans la civilisation... La prohibition de l’inceste, en effet, “constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, s’accomplit le passage de la nature à la culture” (29). “Avant elle, la culture n’est pas encore donnée ; avec elle, la nature cesse d’exister, chez l’homme, comme un règne souverain. La prohibition de l’inceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l’étincelle sous l’action de laquelle une structure d’un type nouveau, et plus complexe, se forme et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples qu’elles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, l’avènement d’un ordre nouveau” (29).

La prohibition de l’inceste n’est donc rien d’autre, en réalité, portant ces conséquences considérables, que la condition même de l’échange. Cette règle négative n’est que l’envers d’une pratique positive, cette interdiction l’envers d’une prescription, etc. “Considérée comme interdiction, la prohibition de l’inceste se borne à affirmer, dans un domaine essentiel à la survie du groupe, la prééminence du social sur le naturel, du collectif sur l’individuel, de l’organisation sur l’arbitraire. Mais même à ce point de l’analyse, la règle en apparence négative a déjà engendré sa converse : car toute interdiction est, en même temps, et sous un autre rapport, une prescription” (52). “Il y a plus : que l’on se trouve dans le cas technique du mariage dit “par échange”, ou en présence de n’importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l’inceste est le même : à partir du moment où je m’interdis l’usage d’une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n’est pas épuisé par le fait de la prohibition ; celle-ci n’est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange” (60). “La prohibition de l’inceste est une règle de réciprocité” (72).

Cette conception fait donc échec aux théories qui chercheraient un fondement naturel à cette règle universelle. “Nous nous opposons aux conceptions qui [...] font crédit à la nature d’un principe de détermination, même négatif, de l’alliance”. “Il est certain que (les grands singes) ne pratiquent aucune discrimination sexuelle à l’égard de leurs proches parents” (36). “Il faudrait voir dans l’aversion supposée un phénomène spécifique, mais pour lequel on cherchera vainement les mécanismes physiologiques correspondants. Nous considérons que si l’aversion constituait un phénomène naturel, elle se manifesterait sur un plan antérieur, ou tout au moins extérieur à la culture, et qu’elle lui serait indifférente ; on se demanderait alors vainement de quelle façon et selon quels mécanismes s’opère cette articulation de la culture sur la nature, sans laquelle aucune continuité ne peut exister entre les deux ordres. Ce problème s’éclaire quand on admet l’indifférence de la nature [...] aux modalités des relations entre les sexes. Car c’est précisément l’alliance qui fournit la charnière.” “Le fait de la règle [...] constitue en effet l’essence même de la prohibition de l’inceste” (37).

*


Il est évidemment facile, un demi-siècle après, d’opposer à cette théorie des données qui, pour l’essentiel, n’étaient pas constituées. Même si, abstraction faite de cette révision du savoir, on peut difficilement s’empêcher de voir dans cette représentation des origines une pétition pour le moins idéaliste, “rationalisante” et volontariste de la société humaine : par une décision véritablement inspirée, les hommes auraient, partout et pour toujours (puisque, malgré ses variantes et ses degrés divers, la prohibition de l’inceste est universelle), choisi la civilisation contre la barbarie... Sauf à reconnaître, peut-être, dans le débordement de cette légitime croyance au primat de la règle et de la médiation culturelle sur ce que Lévi-Strauss appellera ailleurs (1985), précisément, les “débordements de [la nature]”, l’activité de cette culture de l’espèce.

Mais là n’est pas l’essentiel. Cette discussion sur la prohibition de l’inceste est le lieu idéal pour rappeler que, parmi les acquis fondamentaux des cinquante dernières années à la connaissance de l’homme, il y a probablement, me semble-t-il, ceux de l’éthologie en général et de l’éthologie humaine en particulier.

J'introduirai le débat par cette remarque de bon sens (informé) : “S’il est vrai que c’est la prohibition de l’inceste qui distingue la nature de la culture, eh bien ! il faut considérer que les animaux sont beaucoup plus cultivés que nous car l’inceste est rarement pratiqué chez les animaux (en milieu naturel), alors qu’il est relativement souvent consommé chez les humains”.

Un des postulats sur la question est en effet que l’inceste “serait couramment pratiqué dans le règne animal”. Ce sont précisément ces “mécanismes physiologiques” qu’il serait vain de chercher, selon la citation que j’ai faite plus haut, que l’éthologie permet d’identifier et de comprendre. J’aimerais préciser au préalable que l’approche que je vais résumer ici ne constitue en rien, contrairement à ce qu’une interprétation rapide pourrait laisser penser, une minoration ou une profanation de la culture. C’est Platon lui-même, qu’on pourrait légitimement présenter comme l’inventeur de l’idéalisme, qui, par la bouche de Diotime dans le Banquet, oppose à Socrate occupé à percer le mystère du dieu Éros cette remarque : “Et tu voudrais, ignorant la nature animale, être capable de disserter sur l’amour ?” (207 c). Il s’agit de tenter de comprendre, sur des bases plus objectives, cette articulation de la nature et de la culture et ce “grand mystère”, selon le mot de Saint Paul dans une lettre aux Éphésiens, qui fait destin à “l’homme de quitter père et mère, de s’attacher une épouse et de ne faire qu’une seule chair”.

Sans remonter nécessairement à l’histoire des protozoaires, il est évident qu’on ne saurait tâcher d’approcher ce “grand mystère” dans l’ignorance des lois générales de la sexualité alors, pourtant, que la simple considération de la forme humaine disqualifie cette inclusion de l’homme dans la nature. Il suffira ici de rappeler que l’“invention” de la sexualité substitue à la reproduction par division une reproduction qui n’est plus la reproduction du même, mais qui consiste dans la création d’individus nouveaux à la faveur du processus de ségrégation (séparation des paires de chromosomes) et du processus de recombinaison génétique. Méiose et fécondation aboutissent à la formation d’un génotype original résultant de la fusion des chromosomes issus du parent mâle et des chromosomes issus du parent femelle. Alors que certaines bactéries existent à l’identique depuis l’origine de la vie, la sexualité, avec la mort des individus, apparaît, du point de vue de l’évolution, comme un dispositif qui accélère et amplifie l’invention des formes vitales - le rythme de l’évolution (intensification du polymorphisme génétique ; augmentation des probabilités de mutation). Dans cette perspective, une espèce au sein de laquelle l’union des germains serait la règle “conserverait tous les désavantages de la reproduction bi-parentale sans bénéficier d’un seul de ses avantages. Son niveau de variabilité se réduirait à celui de l’auto-fécondation et sa vitesse d’évolution en serait par conséquent tellement freinée qu’elle ne résisterait à la compétition que dans des conditions de vie extrêmement favorables ; en règle générale, l’absence de plasticité adaptative condamne une espèce à la mort” (Bischof, in Fox, 1978 : 83). Pour le dire d’un proverbe bien connu : “L’évolution ne met pas tous ses œufs dans le même panier”...



S.E. Scales, Otago Daily Time, 1977, Nouvelle-Zélande


Le mariage n’est donc pas seulement une coopérative, comme il était noté tout à l’heure, c’est aussi une entreprise en génétique. “Tu viens chéri(e), on s'mélange !...” J’ai trouvé par hasard un dessin [ici reproduit] qui illustre parfaitement ce propos, où l’on voit un prêtre qui bénit les époux dont il consacre l’union en ces termes : “I now proclame you genetic engineers !” (“Je vous fais ingénieurs en génétique”). Un intérêt objectif de cette loterie, c’est qu’on ne peut savoir quel numéro va sortir. La reproduction n'est pas une science exacte. À l'opposé de cette naïve croyance d'un prix Nobel persuadé que sa semence, comme telle, faisait des Nobel et qui l’a confiée dans cet esprit à une mère porteuse, c’est la réponse de Bernard Shaw à un prix de beauté lui proposant de mettre leurs ressources en commun qui est dans le vrai : “Je craindrais, Madame, que cet enfant n’ait ma beauté et votre intelligence...” C’est cela le polymorphisme génétique. La théorie suivant laquelle les accouplements incestueux “seraient un phénomène naturel communément réalisé chez les animaux” selon les termes de Lévi-Strauss, théorie qui, je l’ai rappelé, est un lieu commun de l’anthropologie universelle, repose sur une généralisation d’observations faites sur des animaux domestiques, vite contredites, d’ailleurs, lorsqu’elles sont dénuées de souci apologétique et plus attentives. Les Bambara, par exemple, remarquent l’“aversion” de l’étalon à l’égard de l’inceste (Zahan, 1960 : 227). On lit ainsi dans Aristote (Histoire des Animaux, IX 47) : “Les chameaux ne couvrent pas leurs mères, et même si on les force, ils s’y refusent. En effet, il arriva qu’un jour, manquant d’étalon, on recouvrit la mère d’un voile et on lui amena son rejeton. Pendant la saillie le voile tomba : alors le jeune mâle consomma l’accouplement, mais peu de temps après, il mordit le chamelier et le tua. On raconte aussi que le roi de Scythie avait une jument de race dont tous les poulains étaient bons : voulant avoir un produit du meilleur de ces poulains et de la mère, il la fit amener pour la saillie. Mais le poulain ne voulait pas. On couvrit la mère d’un voile et il la monta sans la reconnaître. Mais après la saillie, on découvrit la face de la jument, et le poulain à cette vue prit la fuite et alla se jeter dans un précipice.” Pline raconte qu’un cheval “ayant reconnu, une fois le bandeau de ses yeux enlevé, qu’il s’était accouplé avec sa mère se jeta dans un précipice pour se tuer”. Et que “pour une raison du même genre, une jument, dans le territoire de Réate, mit en pièces un étalonnier”. “Les chevaux, en effet, conclut Pline, ont aussi le sens de la parenté” (Histoire Naturelle, VIII, 42). Ces observations et ces jugements ont précisément la domestication pour origine - l’idéal domestique étant ainsi défini par Aristote : “Les étalons couvrent même leurs mères et leurs filles, et le haras est considéré comme parfait lorsqu’ils saillissent leur progéniture” (Histoire des Animaux, VI, 22) - quand la “nature” résiste à la pression de l’éleveur dont l’objet est la sélection et la reproduction de caractères utiles et non le polymorphisme de la reproduction sexuée.

En 1978, le biologiste britannique John Maynard Smith déclarait : “Voici dix ans, je considérais l’évitement de l’inceste comme un phénomène entièrement culturel. Seul un bigot [bigot] pourrait soutenir ce point de vue aujourd’hui”. L’indifférence à l’inceste des animaux domestiques répond aux conditions mêmes de la domestication qui s’exerce aussi en éliminant les individus réfractaires aux unions consanguines quand celles-ci sont recherchées. Dans les populations naturelles, l’inceste n’est la règle, pour d’évidentes raisons, que chez certains vers parasites dont l’écologie interdit la reproduction exogame. On constate, d’ailleurs, chez certains hermaphrodites qui ont la faculté de s’autoféconder, que la “préférence” va à la fécondation croisée, l’auto-fécondation, dernière chance de la reproduction, n’ayant lieu qu’en situation d’isolement. L’intérêt de l’exogamie sur l’agamie (reproduction asexuée, division), sur l’autogamie et sur l’inceste serait donc un intérêt sélectif. La description des structures sociales de populations naturelles de mammifères fait apparaître l’existence de mécanismes qui ont pour effet de limiter ou de prévenir les contacts sexuels entre individus apparentés. “Chez les animaux supérieurs écrit Bischof qui rassemble un certain nombre d’exemples sous ce chef, les plus importants de ces mécanismes sont : le changement d’objet, la répression de la sexualité et, du point de vue de la femelle, la réaction de rejet, enfin l’émergence de revendications d’autonomie qui entraînent l’expulsion” (84).

À la lumière de ce schéma primaire, on peut comprendre - à condition certes, de mettre entre parenthèses une question qui fait toute la question : celle du saut qualitatif de la nature à la culture - que mariage et exogamie sont deux noms d’une même réalité, et que si l’exogamie constitue une loi générale de la reproduction, il n’est nullement absurde rechercher la trace de dispositifs génétiquement fixés, hérités de la sélection naturelle, qui seraient perceptibles dans la constitution émotionnelle de l’homme avant d’être relayés et systématisés par la loi.

Une théorie biologique du tabou de l’inceste pose plusieurs types de problèmes qu’il n’est pas dans le propos de cet exposé d’aborder de front. Bischof, qui entreprend de réhabiliter l’hypothèse formulée par Westermarck rappelle que “la première objection [à cette hypothèse] se basait sur la présomption tout à fait naïve que l’aversion instinctive pour l’accouplement incestueux était liée à une sorte du sixième sens permettant de détecter les liens du sang : cet argument veut que quiconque admet la possibilité d’obstacles instinctifs à l’inceste croie nécessairement à la “voix du sang”. “Ce débat semble d’autant plus incompréhensible que Westermarck (1889) et Hobhouse (1912), souvent cités avec ironie à cet égard, ont opposé à ces suppositions des arguments étonnamment modernes.” “L’étude contemporaine de l’instinct n’attend pas de la nature des réalisations surnaturelles. Si les oiseaux capturent rarement les guêpes, c’est pour la simple raison que ces dernières sont venimeuses. Cette propriété étant invisible, le mécanisme d’inhibition fonctionne très simplement comme si tous les insectes aux stries noires et jaunes étaient des guêpes ; les syrphes et autres insectes mimétiques de la guêpe doivent injustement leur vie insouciante à cette simplification” . “L’argument de Westermarck est donc biologiquement légitime quand il affirme que la nature voit dans la familiarité de la petite enfance un signe suffisant de consanguinité, tout comme les stries noires et jaunes signifient poison ; l’inhibition, biologiquement inutile du mariage avec une sœur adoptive aurait même valeur que l’abstinence de syrphes chez les oiseaux” (85).



Le mimétisme repose ici sur l’utilisation des couleurs aposématiques, les oranges et les rouges, et se double souvent d’un mimétisme de comportement (mimétisme batésien et müllerien) ; son efficacité vaut pour différentes classes de prédateurs. Mis en évidence en 1862 par Henry Bates, le mimétisme appuie la théorie de la sélection naturelle dans L’Origine des espèces.



Un exemple classique de cette “connaissance naturelle” est donné par l’observation du développement des jeunes dans les kibboutz israéliens où sont récusées les ségrégations et les injonctions de l’éducation “bourgeoise” et où l’on peut constater que dans la nature d’une nature débridée, libérée des conformismes moraux, il existe une singulière inhibition. “Les enfants d’un établissement grandissent dans leur groupe d’âge ; les salles de séjour, les dortoirs et les salles de bains sont en principe partagés par les deux sexes jusqu’à douze ans environ, il n’y a aucun signe d’embarras entre eux ; au contraire, ils se livrent très tôt à de nombreux jeux hétérosexuels dans les dortoirs comme en public. Cela est admis par les adultes pour favoriser un comportement sexuel non réprimé. Cependant une tendance croissante à la gêne, plus marquée chez les filles, fortement teintée d’antagonisme à l’égard de l’autre sexe, se développe au seuil de la puberté envers des sujets du même groupe. Les filles refusent les douches communes et tentent de cacher leur nudité aux garçons ; leur intérêt se tourne alors vers des jeunes gens de l’extérieur. Pour autant qu’[on] puisse savoir, il ne s’est jamais produit aucun mariage à l’intérieur de ces groupes d’âge ni de relations sexuelles entre leurs membres devenus adultes. La raison invoquée par les adolescents eux-mêmes serait qu’ils se sentiraient comme “frères et sœurs”. Cet exemple [une autre illustration est fournie par l’étude du “mariage mineur” à Taïwan où la préférence va à l’“étrangère” : Wolf et Huang, 1980] constitue un parallèle évident des mécanismes de rejet et d’inhibition des relations sexuelles intra-familiales” (Bischof, 1978 : 87).

La préférence irait donc à l’“étranger”, “le piment étant toujours plus fort ailleurs”, selon un proverbe malgache (le piment de la différence étant souvent, exemplairement, un pigment de la différence). Que l’intimité familiale secrète une humeur anti-érotique - ce que les Sambia formulent en remarquant que “le pénis des Sambia ne se lève pas pour leurs sœurs” (Herdt, 1981 : 176) ; que l’érotisme familial entrave le simple développement individuel - une jeune femme victime d’incestes répétés déclare : “L’inceste est une prison. C’est une prison” (T.F. l, le 6 mars 1984) ; qu’il existe une anaphrodisie de la proximité et de la familiarité, ce sont là des données qu’il est facile d’illustrer d’observations tirées du quotidien. La question est évidemment de savoir par quel canal passe cette instruction qui, bien entendu, relève de la connaissance, mais qui se développe dans des effets aussi peu volontaires que l’absence de goût, de curiosité ou d’intérêt, etc. Il est tentant de suivre ici l’image qu’empruntait la théologie du Moyen Age quand elle définissait la liberté de mariage à partir du seuil où “s’éteint l’odeur de la parenté”, prônant la valeur missionnaire de l’exogamie et fixant la limite inférieure de la proximité matrimoniale par l’exercice (symbolique) d’un sens naturel.



“Un Blanc, près d’une Blanche. Il vaque. Sa mère était blanche, comme ses sœurs sont blanches, ainsi que ses cousines. Résultat : il prétend savoir ses blanches sur le bout des doigts et ne s’inquiète que des merlettes non communes. Que survienne une almée rare, noire des cheveux aux chevilles, noire comme une fourmi noire sur une pierre noire, dans la nuit noire le silence opaque de sa peau constitue à lui seul une instruction qu’on a envie d’avoir. Aussitôt des ailes de poète poussent à l’homme hâve, le voilà bouleversé, altéré par la couleur de l’invisible, happé par la force de l’étrange.” (A. Ferry, Le Devoir de rédaction)


Histoire d’amour

Jacqueline et André ont connu une enfance malheureuse, d’abord à l’Assistance publique, puis “placés”, lui en foyer, elle en famille nourricière. Ils se sont rencontrés sur le tard : lui vingt-sept ans, célibataire ; elle vingt-deux ans, divorcée à dix-huit ans après six mois d’un mariage malheureux. Ils sont tombés amoureux petit à petit car il a fallu deux ans pour “s’apprivoiser”. Cela fait maintenant cinq ans qu’ils vivent ensemble, enfin heureux, et une petite fille vient de naître de ce bonheur inespéré. Ils voudraient se marier pour que leur enfant soit reconnu officiellement par la société et porte leur nom. Mais le mariage est hors de question dans l’état actuel de la législation française, car ils sont frère et sœur.
L’histoire, racontée avec infiniment de pudeur dans le magazine “Vendredi" grâce au reportage réalisé avec beaucoup de doigté par Mireille Dumas et Dominique Colonna, n’est pas banale. Et elle pose des questions redoutables. D’abord sur l’inceste, ce dernier tabou qui nous vient du fond des âges - tenace et troublant - surtout celui que les spécialistes appellent la “zone d’horreur”ou l’“inceste absolu”, c’est-à-dire entre parents et enfants ou entre frères et sœurs.
Mais peut-on véritablement parler d’inceste lorsqu’il s’agit d’un couple, fussent-ils frère et sœur, qui se sont rencontrés pour la première fois à l’âge adulte ? Il y a le problème des enfants nés de telles unions incestueuses, mais le risque est minime. “Vos chances d’avoir (un) enfant anormal sont multipliées par quatre” les a prévenu le médecin. Or le risque existe surtout si les rapports consanguins se répètent d’une génération à l’autre, et les recherches modernes en génétique tendent à relativiser l’idée que la procréation endogénique est nuisible à la santé de la race. D’ailleurs l’inceste est pratiqué couramment chez beaucoup d’espèces animales.
Sur le plan juridique, ensuite; la France se trouve dans la situation paradoxale où, contrairement à la Grande-Bretagne ou à la Suède, l’inceste n’est pas un délit (il n’est considéré que comme une circonstance aggravante dans le cas de viol ou d’attentat à la pudeur) mais ou des frères et des sœurs de sang ne peuvent se marier, alors que des dérogations à cette interdiction ont été accordées en Suède. D’où la lettre adressée au président de la République, qui termine l’émission, dans laquelle Jacqueline et André “afin d’éviter à notre enfant de vivre et de subir, un jour, la même situation que nous-mêmes”.
Sur le plan moral, enfin, on peut se demander justement où est l’intérêt de l’enfant né d’une telle union. Jacqueline et André sont lucides, mais un enfant est essentiel à leur bonheur : leur désarroi lorsqu’ils évoquent un premier avortement, décidé sous la pression de leur entourage, est un des moments forts du film. Ils savent qu’“un enfant, c’est un juge sévère”, comme le rappelle leur sœur aînée Françoise. Mais l’amour est le plus fort. Et leur histoire n’est pas une histoire d’inceste, c’est une histoire d’amour.

“Les liens du passé” FR3, vendredi 14 septembre, 20 h 35.
Le Monde du 14 septembre 1984, à la rubrique “Communication”



L’“odeur de la parenté”. Tout un programme auquel les travaux récents sur la communication chimique dans le monde animal (sur les phéromones qui véhiculent les messages chimiques de la communication animale), donnent consistance. Et ce, d’autant plus que, depuis le début des années quatre-vingt, on sait que l’homme ne possède pas seulement un nez “conscient” chargé d’identifier les odeurs, mais aussi un organe qu’on croyait fossile et inactif, l’organe voméronasal que certains chercheurs définissent comme le “nez sexuel” et dont la fonctionnalité est bien identifiée chez les rongeurs. Quoi qu’il en soit de cette finalité, discutée chez l’homme - et il est évident que le pouvoir de la double articulation, cette “pulsion instinctive de l’homme à disposer du langage”, pour user de l’expression de Darwin, est autrement de conséquence, comparé au pouvoir de l’odeur - il est frappant de constater (l’anthropologie culturelle et l’anthropologie des mœurs peuvent ici nous être de quelque secours) le rôle que certaines traditions, coutumes ou proverbes attribuent à la sueur, par exemple, dans l’empreinte sexuelle et dans la séduction. L’observation, faite dans les monastères de femmes ou dans les internats, de la synchronisation des cycles menstruels (plus spectaculairement, la remarque, faite par une biologiste travaillant sur les Bonobos, Pan paniscus, d’une telle synchronisation chez les XX engagées dans l’étude), ou celle de la régulation du cycle menstruel et de la fécondité par l’effet d’une phéromone synthétisée au niveau des glandes mammaires de l’homme et résultant de la simple proximité, posent la même question de l’activité de cet organe voméronasal.


Le jugement relationnel est affaire de nez, dit-on, ce qui témoigne de manière empirique du rôle de l’odeur dans la régulation de la proximité et des engagements affectifs. On parle, sans y penser - et sans penser aux larmes de Myrrha - de “parfum d’inceste”, mais cette forme extrême d’absence de distinction est supposée résulter aussi de l’absence de “nez”. Ainsi les Natchez (visités par Chateaubriand), par exemple, opposent-ils les “Soleils”, les “Nobles” et les “Honorables”, trois groupes exogamiques, aux “Puants” qui pratiquent l’endogamie… La production des glandes apocrines relève du déterminisme hormonal et il est notoire que les capacités olfactives diminuent avec la climatérique (“Vieille comme tu es ! te parfumer ainsi !”- Archiloque, frag. 237). L’appareil olfactif se signale par une exception qui le distingue des autres systèmes sensoriels : l’absence de relais thalamique ; l’information est directe de la muqueuse olfactive au paléocerveau, dénommé rhinencéphale (cerveau-nez) par Turner en 1880. Le paléocerveau intéressant à la fois l’olfaction, l’émotion et la mémoire (circuit de Papez).



Beaucoup de nos semblables n’étant pas satisfaits de la forme de leur nez et ayant recours à la chirurgie esthétique, les chercheurs disposent en quantité des cellules de cet organe mystérieux, situé sous l’arête du nez, dans une cavité localisée en avant de la muqueuse olfactive. Il a pu ainsi être établi que ces cellules, en effet, réagissent à la sueur humaine en émettant des signaux électriques, ce qui est une condition préalable à une transmission de l’information au cerveau – qui n’est pas démontrée (la présence dans la muqueuse nasale de l’ARN messager du gène V1rL1 - les sept autres séquences d’ADN identifiées à ce titre s’étant révélées inactives - codant un récepteur de phéromones ne suffit pas à démontrer cette communication). Je voudrais terminer avec ces spécialistes de l’organe voméronasal que sont les souris (du moins les chercheurs les utilisent-ils, entre autres objets, à cette fin), car elles viennent compliquer le tableau que j’ai présenté. Les souris mettent en effet à la question l’hypothèse ici résumée d’une “anaphrodisie” engendrée par la familiarité (par la proximité et non par la parenté, sauf à admettre l’uniformisation de l’identité olfactive dans une imprégnation commune ou la dénaturation de la capacité diacritique en cause…) dans la mesure où elles sont capables, ces surdouées de l’OVN, de soumettre leurs partenaires non pas seulement à un “test” de proximité, mais à un “test” de ressemblance génétique, prenant à la lettre la proposition : “c’est l’odeur qui fait la parenté”, la perception olfactive équivalant à la lecture d’une carte d’identité génétique. Cette reconnaissance s’opère vraisemblablement par l’interprétation des gènes d’histocompatiblité que le système immunitaire exprime pour reconnaître le soi et le non-soi. Ces signaux moléculaires sont évidemment des indicateurs de la proximité génétique (toutes les cellules d’un même organisme doivent savoir qu’elles sont “sœurs”) et ce sont des protéines issues de ces signaux qui, en passant dans les urines, transmettent aux souris l’“odeur de la parenté génétique”. (On peut noter ici qu’une façon plaisante d’expliquer l’absence de mariage, à laquelle j’ai fait allusion plus haut, entre jeunes gens du même kibboutz consiste à dire qu’“il est difficile de tomber amoureux lorsqu’on a passé trop de temps ensemble sur le pot de chambre”...). Que nous “disent” les souris, qui s’accouplent préférentiellement avec des partenaires génétiquement dissemblables ? Que c’est le non-soi qui est sexuellement intéressant, parce que conforme au plan de la reproduction sexuée. On a écrit qu’il pouvait y avoir des accommodements même avec le ciel : la culture permet des accommodements même avec la génétique. On se marie en réalité au plus proche - alors que c’est l’“exotique” qui est sexuellement valorisé. Le mariage idéal résidant vraisemblablement dans l'extériorité la moins lointaine, comme semble l'indiquer la fréquence du mariage entre cousins - ce que des observations du règne animal, mutatis mutandis, paraissent aussi établir (Bateson, 1979 et 1982). C’est d’ailleurs dans les sociétés les plus “évoluées” que se trouvent légalisées les unions les plus scabreuses. “Si nous n’étions pas au fait de la coutume du mariage du frère et de la sœur chez les Égyptiens, écrit Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes (III, 24, 234), nous aurions affirmé à tort que c’est en vertu d’une opinion universelle qu’il est défendu aux hommes d’épouser leur sœur.” Ce type de mariage, bien documenté pour la période romaine dans la région du Fayum (Hopkins, 1980), montre que les raisons patrimoniales, qui justifiaient, en Grèce, le mariage de la fille, précisément nommée épiclère (litt. “à la tête du kléros”, le patrimoine) avec le frère du père ou le fils du frère du père, peuvent avoir raison de l’“opinon universelle”. La nécessité, les contraintes démographiques, la volonté d’ajuster la reproduction aux ressources (vide supra : chapitre 6 init., pour la Grèce ancienne), ne sont évidemment pas étrangères aux formes du mariage, de la dévolution et de la sexualité. Qu’on pense au destin des cadets, au célibat des moines - le moine tibétain pouvait hériter de la veuve de son aîné si celui-ci décédait sans enfant - à la solitude ou à l’insociabilité congénitale du valet de pique ou du valet de trèfle (ce “pouilleux”, dans le jeu éponyme, pendant dévolutif de celui de Lévi-Strauss), à qui sa position économique, en réalité, interdit tout établissement matrimonial, sans postérité parce que sans moyens, à tous ceux qui sont condamnés à se reproduire entre eux, à ce pessimisme vital qui justifiait la bougrerie des Bogomiles ou des Cathares… Aristote expliquait ainsi l’homosexualité des Spartiates par leur souci de limiter les naissances ; à Sparte encore, d’après Athénée (602 f), “la coutume [voulait] qu’avant le mariage, on s’unisse aux filles comme si c’étaient des garçons” ; une plaisanterie d’Aristophane souligne cette préférence des Spartiates pour le “derrière” (la croupe, tôgkuklon), quand les Athéniens préfèrent le “devant” (kusthos, les parties sexuelles) (Lysistrata : v. 1162 et v. 1158). Diriger la sexualité vers le “sexe stérile” (Lucien, Amours, 30), c’est aussi se prémunir contre la fatalité du partage, ce que les mariages proches, les unions obliques et, superfétatoirement, le mariage du frère et de la sœur ont pour objet de réaliser. La pathologie de la culture à laquelle j’ai fait allusion en commençant, avec ces incestes - hors la loi ceux-là - si peu exceptionnels chez cette exception naturelle qu’est l’homme, démontre aussi, et de manière critique, sa liberté quant aux injonctions de la nature et la labilité humaine de la règle universelle par excellence.

Quoi qu’il en soit, on est évidemment assez loin du dispositif souverain imaginé par Lévi-Strauss puisque (pour simplifier), d’une part, ces observations paraissent battre en brèche l’idée que l’homme se serait définitivement affranchi de ces inducteurs du comportement que sont les phéromones et que, d’autre part, sa liberté tiendrait autant aux exceptions à cette règle qu’il se serait fixée qu’à son observation. Mais cette discussion - savoir, notamment, comment les agencements culturels prennent en compte, dans les stratégies d’alliance, ce fait premier de l’évitement de l’inceste, comment “ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples qu’elles-mêmes, de la vie animale”, selon les termes mêmes de Lévi-Strauss - qu’une anthropologie attentive ne peut éluder, déborde évidemment les limites de cet exposé.


(Communication présentée au colloque “Mariage - Mariages”, Palais du Luxembourg et Université Jean Monnet, Sceaux, mai 1997.)

 RECHERCHER :