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IV - 12.4 Une peau de banane sémantique
- Continuité sémantique et...
Le sens se construit dans la durée, linéairement. Et, parfois, dans la douleur. Quand cela a du mal à sortir, il est manifeste que le sens résulte dun travail : Vas-y ! accouche ! ou encore : Mets tout ça sur la table, on va démêler
Ex-primer ce qu'on veut dire suppose lapplication de lesprit sur une matière qui paraît résister. Parler, cest construire, en effet, sur l'axe horizontal des concaténations et sur l'axe vertical des substitutions, syntaxiquement et sémantiquement, une réalité qui nexiste pas et qui peut être communiquée.
Le sens admissible procède du respect de règles grammaticales appliquées à une description du monde vraisemblable, cest-à-dire partagée par les locuteurs et auditeurs potentiels.
Dans la mesure où le sens est attendu, globalement annoncé (à tout le moins le registre de vraisemblance dans lequel il va se déployer) il est déjà là dans lesprit de l'auditeur. Les règles grammaticales sont communes et lexpérience du monde aussi. Le sens qui vient dêtre produit reste présent à lesprit et compose avec le sens en production. Chaque phrase ajoute, nuance ou contredit
dans une continuité.
Lincorrection grammaticale évidente, de même que lincohérence sémantique déclenchent une stupeur qui s'exprime chez lauditeur non prévenu par l'émission de l'onde N400 (une variation négative de lactivité électrique cérébrale : plus le mot est inattendu, plus lamplitude est grande : Kutas et Hillyard,1980). Patatras ! La ligne sémantique bute contre un mur.
Le cerveau, producteur de sens, est un extracteur de rythmes. Les proverbes ont souvent ce tour littéraire qui les marque en mémoire et qui les fonde en nécessité. Qui vivra verra. Traduttore traditore. Enseigner à un enfant, c'est graver dans la pierre ; enseigner à un vieillard, cest écrire sur l'eau, dit un proverbe africain
Le coin du style, les figures de réthorique, la prétérition, lemphase, le vers holorime (Gal, amant de la reine, alla, tour magnanime, galamment de l'arène à la tour Magne à Nimes), le palindrome (Esope reste et se repose), lanagramme, le calligramme, lacrostiche, le chiasme (Pascal inventait des problèmes de mathématiques pour faire passer ses maux de tête ; l'hétéro-comprenant invente des maux de tête pour faire passer ses problèmes de mathématiques
; Poignez le vilain, il vous oindra / Oignez-le, il vous poindra : syntaxiquement, c'est un parallélisme : action = conséquence, phonologiquement, cest un chiasme : poindre / oindre)
, tous ces exploits stylistiques ont la ligne en mire quand ils dévient de la ligne. Leur tour de force est de quitter le fil et de rester sur le fil, dentrelacer des figures qui, dans leur légèreté, dans leur apparente désinvolture, rendent hommage à la nécessité linéaire, à la gravité qui, avec la contention de la visée significative composent le sens. Ces prouesses produisent des Aah ! (silencieux) et non des rires (ah ! ah !). Autrement dit, des surprises, non pas de type N400, des incorrections, des incongruités ou des incongruences, mais des surcongruences, de la surdétermination : du sens en surcroît et non un défaut de sens. Les figures stylistiques révèlent lactivité métalinguistique, la récursivité de la langue, la capacité de lesprit à penser ce qu'il pense. La polyphonie, ou polysémie, est le propre de lhomme.
Comme la navette du tisserand, la parole tisse, en effet, des liens entre les éléments épars du monde. La langue nest pas un simple miroir, un lexique qui cataloguerait les objets. Sans la parole, les objets du monde resteraient orphelins... Cest la parole qui apparente, transporte et transpose, étymologiquement : métaphorise. L'esprit joue, non seulement de l'homophonie, de la réverbération sonore, mais aussi de lidentité quil décèle dans la diversité des registres de lexpérience. Comparer fleur et jeune fille, vieillesse et terre craquelée..., cest voir lunité des formes dans la diversité des expressions. Cest totaliser les expériences du monde en une seule ; cest humaniser le monde. La polysémie sort de la forge de lesprit. Lhomme habite en poète, disait Holderlin. Cette polysémie, que les logiciels de traduction, faute dune expérience du monde, ne maîtrisent quimparfaitement (e. g. ouvrir un judas pour voir ce quil a dans le ventre, ou pour lui faire la peau ? ravaler une jalousie, entrouvrir un il de buf, grimper sur un chien assis...), toute cette profondeur dans le trésor de la langue, ces trous creusés par des générations de fourmis, selon le mot de Baudelaire, manifestent la plurivocité foncière du génie humain. Cest bien entendu le contexte qui permet de savoir si mon voisin de paillasse est un compagnon d'infortune ou un collègue de laboratoire (les deux, peut-être...). Quand donc je dis que lidiot du village a été inculpé d'intelligence avec l'ennemi, je nénonce pas une contradiction et une absurdité, jénonce un non-sens qui a du sens, je fais preuve de la finesse (toute relative, jen conviens) de celui qui sait quil y a intelligence et intelligence
Ce nest pas le contraire du vrai, cest une vérité métalinguistique. Quand la rupture nest quun bruit, elle dérange bêtement. Quand elle a du sens et qu'elle met le (bon) sens en question, elle fait rire.
- ... rupture sémantique
Lhistoire drôle est donc un dispositif de rupture significative dautant plus efficace que le changement de niveau sur lequel il est construit est plus marqué, notamment lorsquil y a une opposition structurale entre le point de départ et le point de chute (la chute). Voici un exemple (très classe) de cette opposition structurale. Un homme sattable dans un restaurant et le serveur lui propose le menu du jour : de la langue de buf. - Merci, répond le client, mais je naime pas ce qui sort de la bouche des animaux. Donnez-moi plutôt deux ufs
(Autre exemple, lopposition derrière et devant exposée précédemment au titre de la blague ethnique, illustrant de surcroît lopposition entre expression et excrétion, raillant lautre homme avec son étron en panache.) Vous entraînez lauditeur dans une direction, létablissez dans un système de référence puis, à la faveur dune polysémie que vous gardez en réserve (homonymie, homophonie, assonance, homologie, symétrie, chiasme...), vous lobligez à appliquer la règle dintellection de cette référence prémisse à cette réalité dernière - généralement triviale. La blague scatologique (ou sexuelle) exploite systématiquement cette opposition structurale entre l'idéel et le matériel, le psychologique et le biologique, dégradant électivement l'idéal dans le physiologique. Spencer remarque que le rire sanctionne la voie descendante, exclusivement, de cette amphibologie. C'est un couple d'amoureux qui s'isole dans la campagne et s'allonge dans l'herbe. Elle : Tu vois mon chéri comme tout est beau autour de nous : les fleurs, le ciel bleu... On dirait que tout vibre avec nous. Écoute ! il y a un petit oiseau qui vient de chanter, là, tout près... Lui : Mais non ! c'est le zip de ma fermeture éclair...
Ce nest pas le rire, stricto sensu, qui est le propre de lhomme, cest, comme lexplique Vico (vide infra), la polysémie. Les degrés de lesprit sévaluent banalement en fonction de la nature de cette polysémie.
Le calembour
Au bas de léchelle, le calembour - fiente de lesprit qui vole dit Victor Hugo, et désespérant, aussi, quand il est systématique : il dénie au langage toute fonction pragmatique - qui introduit dans une continuité significative une homophonie qui na quun rôle de fausse fenêtre, plaisante par cette seule réverbération sonore. Il ny a ainsi aucune relation significative entre la gaieté et le guéridon qui est pourtant supposé la provoquer
Le modèle conceptuel du calembour pourrait être l'exploit du potache qui met bout à bout des mots authentiquement latins dont la succession na aucun sens, pour composer des phrases sensées (de préférence salaces) dans sa langue maternelle
du type : Cleopater certe cuis, Caesar latremens
(désolé !), (potache que, bien entendu, les fameux ...par trois fois en son sein, le fer a repassé, du malheureux Corneille ou autres Cicéron c'est Poincaré remplissent d'aise).
Exploit affligeant de nullité, donc, sauf à faire du calembour, à linstar de Jean-Pierre Brisset, sacré prince des poètes par des amateurs de canular, le fondement de la langue et la voie daccès à la vérité : lépée de feu qui [garde] le chemin de l'arbre de vie.
L'idée qu'il a pu y avoir quelque chose de caché sous le calembour, explique Brisset, ne pouvait venir à aucun homme car c'était interdit à l'esprit humain. Il lui était seulement imposé d'éclater de rire stupidement, ce qui reste, dailleurs, le partage des sots et des esprits bornés... (Les Origines humaines, 1913). Pour emprunter le chemin démiurgique du calembour et comprendre le sens originel des mots et de la parole, il faut devenir comme un enfant (La Science de Dieu ou la Création de l'Homme, 1900).
Exemple (et comment ne pas suivre Brisset lorsquil met en relation la station droite, la surrection de lhomme, et le surgissement de la parole ?) : Tous les mots expriment dans leur idée première un ordre de se dresser, de s'élever, de se tenir droit. La parole élève l'âme. L'ancêtre se résolut difficilement, autrefois comme aujourd'hui, à marcher droit. Il eut besoin de nombreuses corrections pour prendre la corps-rection. Corps érige-toi, disait-on au rampant pour le corriger; corrige-toi. Je vais te corps ériger, te corriger. Il est bien corps érigé, corrigé. Dans maint dialecte on entendra encore le son é dans le mot corriger. D'ailleurs riger=ériger et dresser. Ai rigé=j'ai dressé. Ri vaut aussi droit, car rigé est formé de ri j'ai=j'ai ri, droit ou raide. Par conséquent le rire était provoqué par ceux qui voulaient se dresser et retombaient piteusement par terre. Je ris, je me ris valait : je me tiens droit et ce disant l'ancêtre retombait. - Je ris, je ris, criait l'autre en riant. C'est là l'origine du rire involontaire qui nous prend, alors que nous voyons quelqu'un tomber ridiculement. La bête rampante qui est en nous jalouse ceux qui s'élèvent et se gausse de leur chute : Patte à terre as, patatras ! (Les Origines humaines).
À la veille de la Révolution française, la brève carrière littéraire du marquis de Bièvre, le calembourdier par excellence dit un contemporain (De Baecque, 2000), est probablement davantage révélatrice, dans son système, de la fonction ordinaire du calembour. En 1770, linvraisemblable succès de sa Comtesse Tation (Lettre à la comtesse Tation), qui justifie une quinzaine d'éditions, fait penser à une fièvre contagieuse. Georges de Bièvre devient aussitôt une des personnalités les plus en vue des salons, protégé de Louis XV qui le fait marquis. Il récidivera avec les Variations comiques de l'abbé Quille, une tragédie, Vercingétorixe (1770), et les Amours de l'ange Lure, roman historique (1772). Même si la fièvre retombe rapidement, le succès foudroyant de calembours aussi lamentables que : De nos pères de bas imitons la constance, Ton image en moi sera peinte ou chopine, Je vais me retirer dans ma tente ou ma nièce (Vercingétorixe) laisse songeur. Quand il écrit sa Lettre, Georges de Bièvre a vingt-trois ans. Il notera, dans une Dissertation sur les jeux de mots, philosophant sur cet art qui lui a valu une gloire éphémère (il sera sollicité par Diderot, en 1776, pour écrire la notice Kalembour ou Calembour destiné au Supplément à l'Encyclopédie), la relation entre la jeunesse et la frénésie des jeux de mots : Les jeunes gens doués d'imagination, et dont le goût n'est pas encore formé, explique-t-il, sont presque tous éblouis par ces antithèses recherchées [...] Il en est peu qui, à leur entrée dans le monde, ne paient à la frivolité un tribut de quolibets. Il y a, en effet, une sorte d'hébéphrénie dans cet usage mécanique du calembour, propre à lâge bête nécessaire à lapprentissage de soi, et largement hermétique pour qui a passé cet âge climatérique. La lecture de Vercingétorixe demande ainsi un temps d'accommodation, tant la production de calembours (un par vers, matérialisé par des italiques) y brouille l'expression, jusqu'à ce qu'il apparaisse que le calembour entre (conformément à la définition rappelée plus haut), non pas dans la construction de la ligne sémantique, mais dans sa destruction : c'est, en lespèce, une rime ou une cheville, dans le genre poils aux dents de l'humour potache, une interférence qui vient redoubler phonétiquement le mot cible (Mais plus que toi Sylvie est adroite en rentrant, Ne peux-t-on vivre heureux sans elle de dindon, Je méritais plutôt d'être plaint comme un uf. / Pourquoi ce ton salé ? Prenez un air de buf.) Lado familier qui répète systématiquement la phrase que vous venez dénoncer (y compris, bien entendu, celles qui le prient de cesser de faire le perroquet) sinstalle dans une même dénégation de la communication, dans une production de sens qui ne vise quà la destruction du sens, le dire du rien. Cet investissement parodique de la langue nest pas gratuit. Il exprime, sans doute, la maîtrise, ou lexercice, du locuteur. Sa capacité de dérision éventuellement : Vercingétorixe est ainsi une caricature et une démystification de ces gaulois et de ce Tiers état supposé devoir reprendre le pouvoir aux aristocrates, ces descendants des francs qui les auraient subjugués... Mais, aussi bien, sa frivolité ou son impuissance, quand la réalité nexiste que pour entrer dans les jeux des mots et se plier au désir du calembourdier. Le marquis avait ainsi fait planter des ifs dans sa propriété, au nombre de six, afin de pouvoir dire : Voici lendroit des six ifs... Vertige de lâge, vertige des mots, vertige de lhistoire, aussi, qui va emporter dans sa tourmente beaux esprits de cour et bretteurs de langue. Le marquis est de la première émigration. Il décèdera en Allemagne en octobre 1789.
Bièvre illustre les derniers éclats d'une civilisation condamnée par l'histoire, mais aussi une manière de refus de la raison triomphante. Il est parfaitement conscient, dans sa Dissertation, de la différence entre le jeu de mots et le bon mot. Il explique en effet : Lorsque la finesse d'une saillie ne consiste pas dans une équivoque, mais dans une idée ingénieuse, exprimée avec précision, ce nest plus un jeu de mots, cest véritablement un bon mot. Il nen échappe quaux gens desprit, tandis que le jeu de mots est lesprit de ceux qui nen ont pas. (Il citait dans sa notice pour le Supplément, à ce titre, le mot de Molière au parterre, le jour où le Président de Harlai, modèle supposé de Tartuffe, avait fait susprendre la représentation : Messieurs, nous comptions avoir lhonneur de vous donner aujourdhui Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas quon le joue.) Bièvre nen revendique pas moins la recette du jeu de mots et son effet : Tantôt lidée du calembour na pas lombre du bon sens, mais alors il nen est que plus plaisant, parce quil transporte tout à coup limagination fort loin du sujet dont on parle, pour ne lui offrir quune puérilité piquante et curieuse. (Supplément) Et affiche la gaieté contre les tristes amateurs de lesprit public (J'ai jugé que le calembour pourrait fort bien tenir lieu darme défensive contre ces ennuyeux personnages [...] Le goût du calembour nest point une maladie chez moi, mais une ressource innocente pour repousser lennui et rappeler la gaieté. ) ; la frivolité contre la vanité des sérieux. Davantage, il dénie à la raison et aux philosophes la capacité à expliquer le monde. Inventeur de cet art très sublime de se passer dinstruction et de suppléer aux sciences par les calembours (selon la publicité dun recueil publié avant la Révolution où il est en vedette), il se pose, dans une lettre adressée à la Bibliothèque universelle des romans, en avril 1776, en sectateur de la faction satyrique contre le complot philosophique, sa froide jactance et sa vaine prétention à expliquer les mystères de lunivers, en aiguillon du Parnasse français contre le parler rude et barbare des imitateurs des murs étrangères. Inutile, orgueilleux, fanatique, délirant, sérieux, bavard, prétentieux philosophe : on voit que le marquis est remonté contre lespèce... Alors quil est désormais interdit de faire des calembours en présence du roi (le serrurier ne les comprenait pas) et que la révolution éclate, il signe : La révolution qui est en train de produire tant de changements na presque rien opéré sur le caractère français. Même frivolité, même goût pour le bel esprit. Paris, ce pays si fertile en contrastes, offre ce genre dexcès dextravagance. Tandis que tout est en combustion, le Parisien joue sur les mots, et se console avec des calembours. (Dissertation) Sans doute. Mais il y a des limites au pouvoir des jeux de mots et lon pourrait opposer au marquis et à sa philosophie de laccommodement par le rire une parodie de la réplique de Liancourt à Louis XVI : Non, marquis, ce n'est pas une comtesse Tation, cest une Révolution !
Linanité sonore du calembour est parfois sauvée, précisément dans la mesure où sy délivre un sens holorime : ainsi en ces vers, dus à Bobby Lapointe, qui développent une intéressante conception de la paix domestique : Mon père est marinier dans cette péniche / Ma mère dit : la paix niche dans ce mari niais... Parmi les héritiers du marquis, lAlmanach Vermot, sans doute, mais aussi, plus étonnant, des entreprises non pas de divertissement mais de communication, telles le quotidien Libération dont les titres, et parfois la une (infra) sont systématiquement arrangés pour faire un écho sonore à peu de frais (Compost mortem annonce ainsi un article sur le 1er novembre et les techniques funéraires ; Jeux de demain, un article sur les consoles et manettes de jeux vidéos, etc.). Le caractère systématique de cette présentation de linformation a vraisemblablement une fonction de mise à distance ou de déréalisation qui spécifie linfo 68 dans la presse sérieuse.

Les héritiers de Brisset, eux, se reconnaîtraient davantage parmi les disciples de Jacques Lacan (1901-1981), psychanalyste français dont la parole prophétique a convaincu la fleur dune génération de chercheurs en sciences humaines, éblouis par cet art très sublime de se passer dinstruction et de suppléer aux sciences par les calembours et payant tribut à la frivolité, que le calembour ou lanalogie pouvaient tenir lieu de concept et, sinon montrer le chemin de l'arbre de vie (Brisset), du moins illustrer laffaire Sokal en a fait la salubre et irréfutable démonstration lart de se payer de mots et de vendre des vessies pour des lanternes. (Symptôme de cette contagion : le directeur dun prestigieux établissement universitaire parisien bien enraciné dans l'institution, par le fait pouvait ainsi accrocher dans son bureau de fonction un montage artistique représentant cette pensée lacanienne : Les noms dupes errent, manière dafficher, avec un clin dil complice, cette distance amusée qui sied à lintello à qui on ne la fait pas mais qui ne voudrait surtout pas avoir lair dêtre dépassé par la mode.) La reconnaissance de la polysémie prouve, quoi quil en soit, lappartenance de lamateur de calembour à la famille humaine. Ce qui a fait dire à un grave philosophe que le calembour [était] la forme la plus basse du sentiment des sonorités verbales : voilà pourquoi il lui arrive de rapprocher les grands artistes et les grands imbéciles.
Le trait desprit
Le trait desprit (lesprit ajoutant la réflexion à la réverbération) se signale par une double ligne significative : ce nest pas seulement le bruit des mots qui interfère (lourdement) dans le sens construit par le déroulement de la phrase, cest, cette fois, un autre sens qui redouble ou contredit le premier. Ainsi la duplicité du le dans lexemple de Molière, cité par Bièvre, qui représente à la fois Tartuffe (luvre) et Tartuffe (le président de Harlai). Willy, mari abusif de la géniale Colette, mais tout à fait conscient des limites de sa propre inspiration, nous délivre cet avertissement dun réalisme dégrisant : Il ne faut pas poëter plus haut que son luth ! Quand larmée de Bonaparte a envahi lItalie, les italiens commentaient : Tous les français ne sont pas des voleurs, ma
Buonaparte. Un ministre espagnol ayant eu lidée saugrenue dobliger tous les fonctionnaires à pointer à neuf heures sest aussitôt vu qualifier dabominable... hombre de las nieve : lamphibologie permettant ici de moquer à la fois la proverbiale insouciance des espagnols et la consciencieuse irresponsabilité des fonctionnaires. Don't kill your wife at work. Let electricity do it
Si homo ridens tire un bénéfice cognitif de la reconnaissance de la polysémie, cest évidemmment le bénéfice moral, l'effet de vérité de cette dégringolade (dans lhistoire drôle) de la protase à lapodose qui saute yeux. La morale de l'histoire de la fermeture éclair pourrait se dire ainsi (objectivement) : "La pauvre, je la plains. Comme elle se monte le bobichon avec son petit oiseau qui fait zip !" ; (subjectivement) : je me repais de sa sottise et j'engramme la (triste ?) vérité par le rire (sardonique, en l'espèce)... En effet : dans le monde sans pitié du réel que je suis payé pour connaître, ayant, comme l'abeille contre la vitre, buté contre cette nécessité que l'ivresse et l'anesthésie du jeu et du rire m'ont permis d'explorer et quitté la bulle de l'enfance pour habiter le monde des grands, je peux formuler une manière de loi de Zipf (une loi de zip, peut-être ? propre à déziper les vessies) de l'ordre des valeurs en vertu de laquelle la consistance d'un idéal a toute chance d'être inversement proportionnelle à sa distance à la nécessité biologique quil entend transcender. Hyperbole descendante (cf. lopposition structurale visée plus haut) qui rappelle la colombe kantienne, ou l'oie blanche, à la réalité et me protège de telles illusions.
Soit ce mot dû à un humoriste nord-américain : La forme même des pyramides démontre - nous sommes dans le monde de la géométrie et de lidéalité mathématique, à mille lieues de la contingence qui gouverne nos petits intérêts - du monde de la génération et de la corruption pour parler comme les Grecs - , il convient donc de prendre un ton quelque peu doctoral pour se mettre à la hauteur du propos. La forme même des pyramides démontre que, dès la plus haute antiquité - cette dernière proposition nous confirme dans lintention dédification de la sentence : du haut des ces pyramides quarante siècles nous contemplent. La forme même des pyramides démontre que, dès la plus haute Antiquité, les ouvriers avaient tendance à en faire de moins en moins. Leffet de cette rencontre entre le silence des sphères, léternité des formes, la profondeur immémoriale des civilisations et
le courrier des lecteurs du Figaro dépend évidemment de la position de lauditeur dans la pyramide sociale. Racontée à la fin dune réunion syndicale, cette histoire a peu de chances de déclencher une franche hilarité.
Lhumour
Lhumour aussi joue sur deux tableaux, mais dans un propos de surdétermination (telle cette inversion de linversion : Le masochiste : Fais-moi mal ! Le sadique : - Non !) ou dinsécurité sémantique qui effectue une mise à distance du réel. Quand un pauvre mange un poulet, dit un proverbe yiddish, lun des deux est malade. Entre un crève-la-faim pas trop mal portant, un malheureux pauvre condamné à manger un poulet malade pour ne pas tout perdre de son capital (avec le risque de sempoisonner pour limiter les dégâts) et un pauvre malade condamné à tordre le cou à sa plus belle volaille, à manger son capital pour survivre, il reste peu despace pour un bonheur vraiment sans mélange. Mais leuphorie de cette raillerie, la célébration de cette arithmétique du malheur dont le solde est toujours négatif, pose le railleur sur un pied dinsensibilité qui constitue le bénéfice objectif de lhumour. Dans léconomie de la pénurie, rien nest pas égal à rien, comme le montre cette histoire entendue en Pologne, avant la chute du Mur. Cest un polonais qui a besoin de chaussures et qui se rend dans un magasin dÉtat pour en faire lacquisition. Les magasins dÉtat, cest bien connu, sont vastes, mais ils sont vides. Notre homme se rend à létage où, se persuade-t-il, il a peut-être quelque chance de trouver des chaussures. Létage est vide, en effet, il ny a pas de chaussures à vendre. Il avise le vendeur (sil n'y a rien à vendre, il y a bien sûr, néanmoins, un vendeur) : Excusez-moi ! Cest ici l'étage où il ny a pas de chaussures ? Ah non ! ici, cest létage où il ny a pas de meubles. Létage où il ny a pas de chaussures, cest au-dessus ! Cette dénégation religieuse du réel qui constituait un pilier du socialisme scientifique trouve ici un plaisant accommodement. Floué, le consommateur raille et met à distance, entre autres afflictions, celle de larithmétique officielle du paradis socialiste : rien ajouté à rien, cela fait pourtant un bilan globalement positif. Quelle différence y a-t-il, demandait-on sur la côte Ouest avant la pandémie du sida, entre l'amour et lherpès ? Réponse : lherpès, cest pour toujours
On voudrait que lamour, ce soleil de nos vies, ne séteigne jamais : manque de chance, ce sont les bourgeonnements post-opératoires qui sont immortels. Dans cette remarque (déjà citée) dun (authentique) surréaliste belge : La question de lexistence de Dieu est un problème qui ne regarde que lui, ou dans les propositions du type : La vie est une maladie sexuellement transmissible, Lamour est biodégradable, etc., lamphibologie, entretenue entre des registres opposés, Dieu/homme, vie/maladie, félicité/corruption, permet de goûter lamère supériorité de lhumaine condition : en rire.
Dune manière générale, la rencontre des deux lignes sémantiques permet de délivrer un message surmultiplié. - Oui, daccord, japplaudis. Mais dune seule main ! signifie évidemment, en ayant l'air de dire que je n'applaudis qu'à moitié, que je napplaudis pas du tout. - Je ne serre pas la main à quelquun qui vient de se faire graisser la patte ! notifie publiquement la moralité douteuse de la main en question. Etc.
La rupture significative, la peau de banane sémantique cause, avec plus ou moins dintensité, ce moment de stupeur, dincompréhension dont joue celui qui décoche le trait. En famillle, au restaurant : Donc, dit le serveur, le papa prendra du foie [c'était avant la vache folle le foie n'étant d'ailleurs pas considéré comme un MRS (matériel à risques spécifiés), merci !]. Et pour la petite demoiselle ? - ... Je vais prendre du ventre. Le papa reste interloqué : de la joue (de lotte), de la paume (dours) ou de la panse (de brebis farcie), oui ! mais du ventre ? !
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