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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

I - 3.2 L’équilibre des pouvoirs

Sous le paradoxe d’un “chef sacré démocratiquement élu”, P. C. Lloyd a décrit la constitution yoruba comme définissant une “balance de pouvoir” entre un roi sacré issu d’un lignage royal et un conseil formé des chefs de lignages non-royaux (Lloyd, 1960). Seuls les membres du lignage royal “descendant du fondateur de la ville ou de l’homme accepté comme chef par les indigènes en raison de son ascendance royale” (Ibid. : 237) peuvent prétendre au trône. Mais le chef (Oba) est choisi par les hommes qui représentent les lignages non-royaux. Les Yoruba commentent ce fait en disant que leurs chefs “appartiennent au peuple” et qu’ils peuvent être déposés (229). Loin que l’élu, en effet, une fois installé, puisse disposer de sa charge “selon son bon plaisir”, un ensemble de dispositions constitutionnelles vise à contenir son action dans les limites définies par la loi selon le principe suivant : le conseil (des non-royaux) arrête les décisions, l’Oba les édicte et leur confère une autorité sacrée. (On trouve une phrase presque identique sous la plume d’Ivan Morris à propos de la structure politico-religieuse du Japon à l’époque de Hikaru Genji : “Le rôle du souverain consistait à donner une sanction formelle et religieuse aux décisions prises en son nom” - La vie de cour dans l’Ancien Japon au temps du Prince Genji, 1964 : 50). En cas de désaccord, l’Oba a peu de chances de faire prévaloir ses vues ; en revanche, les chefs peuvent lui “demander de mourir”, injonction qui lui est signifiée symboliquement par l’envoi d’œufs de perroquet. Cette disposition est constitutionnelle et ne met pas en cause les droits du lignage royal (233). De surcroît, la dimension et le pouvoir du lignage dynastique sont limités par les deux mécanismes complémentaires suivants : les princes sont élevés avec les enfants de leur oncle maternel (une épouse royale ne peut enfanter au palais). L’Oba ne disposant d’aucune terre pour les établir (tous ses revenus doivent être consacrés à la ville) et ne leur laissant aucun bien en héritage, c’est du lignage de leur mère, en perdant leur qualification dynastique, qu’ils peuvent obtenir de la terre. Par ailleurs, un prince puissant se verra confier la charge administrative d’une marche du royaume. Ainsi, le pouvoir du lignage royal est-il limité par “la lente absorption de ses membres les plus faibles dans les lignages non-royaux et par l’expulsion de ses membres les plus puissants” (234). En fin de compte, “il est moins prestigieux d’appartenir au lignage royal que d’appartenir aux lignages non-royaux” (236).

Cas limite de cette évaluation de la souveraineté, l’exemple des Diola de Basse Casamance chez qui, “dans la religion traditionnelle, une situation misérable était faite au roi” (Girard, 1969 : 35-36 et 38). Chassées par la guerre de leur village, “deux [...] familles se présentèrent un jour aux abords d’Oussouye et demandèrent asile [...]. Les lignages locaux leur accordèrent l’autorisation de s’installer à condition qu’elles acceptassent dorénavant de gérer la royauté d’Oussouye [...]. Un jour cependant, les hommes d’Oussouye, à la recherche d’un nouveau roi, capturèrent un berger qui gardait ses troupeaux en brousse. Ce pâtre, du nom de Diankabeth fut entraîné dans le bois sacré de Kéhi, initié et intronisé roi. Sa descendance, fixée dans le quartier de Djiwant, forme la troisième dynastie royale actuelle”. “Chassé de son territoire ancestral, c’est (donc) un lignage sans terre qui avait demandé asile à la communauté interlignagère d’Oussouye” qui constitue le lignage royal. Dans le même sens, il est dit de la charge du roi de Kétu qu’elle “impliquait une quantité considérable d’obligations et de lourds interdits. Il arrivait parfois qu’un homme pressenti se récusât comme le prouve le nom du nom du 30ème Alakétu, Agodogbo ; l’élu n’accepta sa nomination que devant l’insistance de sa famille et de ses amis ; son nom de roi veut dire : “l’excuse devient inutile” (Palau-Marti, 1964 : 55). Chez les Pende, encore (et les exemples pourraient être multipliés), la position de chef n’était généralement pas enviée. À la mort de l’un d’eux, ceux qui pourraient être successeurs possibles s’enfuient souvent, pour ne revenir que lorsqu’ils apprennent qu’un autre a été nommé. Le successeur doit généralement être saisi et investi de force (De Sousberghe, 1963 : 65).

La vertu de l’“étranger”

Mais c’est la valeur socio-symbolique de l’institution que les faits rapportés invitent ici à considérer. Et le système se donne d’abord comme une pacification, une mise en ordre de la terre, garantie de prospérité, résultant du mariage d’un étranger (ou donné pour tel) avec une fille autochtone.

Sur la terre qui devait devenir le royaume du Bénin, le règne d’un chef fut si troublé que les notables décidèrent de demander au roi d’Ifé de leur envoyer un chef capable de bien gouverner. Odudwa, qui régnait alors à Ifé, leur envoya son fils Oriniyan. Celui-ci dut soutenir une lutte contre l’ancien chef, lutte commémorée à chaque intronisation par une bataille simulée entre le chef du clan des anciens seigneurs et le futur roi. Oriniyan épousa une fille du pays èdo et en eut un enfant. Mais il ne se plaisait pas au Bénin ; aussi décida-t-il de repartir à Ifé, laissant son fils tout petit à sa mère et au clan de celle-ci. Peu après, l’enfant fut intronisé sous le nom d’Ewèka. Dans des circonstances dont le mythe donne une présentation symbolique, le jeune roi provoqua le suicide de son oncle maternel (Palau-Marti, 1964 : 71-73).

A Sado, on raconte ainsi l’origine de la dynastie d’Aholuhon (Ibid. : 99-100 ; version plus détaillée dans Akindele et Aguessy, 1953 : 20 et s.) : Aholuhon vivait seul avec sa fille, Dako-Hwin, la cadette de ses enfants tous garçons par ailleurs et qui avaient fondé leur propre famille. Un jour, un prince yoruba nommé Adimola arriva à Sado. Bel homme et excellent chasseur, il conquit bientôt les sympathies du vieux roi et le cœur de sa fille. C’était aussi un vaillant guerrier et un magicien habile. En récompense de ses services, Adimola reçut le titre de Oba ajo (roi étranger)... Sentant sa fin proche, le vieil Aholuhon demanda à sa fille de se choisir un mari. Le choix de celle-ci se porta naturellement sur Adimola, ce qui mécontenta les sujets du roi qui prétendaient à sa main. Aholuhon remit à sa fille sa couronne et ses sandalettes, insignes du pouvoir, puis se fit enfermer dans une case obscure, sans ouvertures, construite spécialement pour lui. Au neuvième jour, Dako-Hwin ouvrit la porte de la case et constata que son père avait disparu, laissant à sa place un monticule de terre. Les fils d’Aholuhon montèrent successivement sur le trône, mais tous moururent au bout d’un temps très bref. Seule Dako-Hwin pouvait régner car c’est elle qui détenait les insignes du pouvoir. Comme ses frères survivants refusaient d’admettre qu’une femme règne sur le trône de Sado, on décida de couronner un fils de Dako-Hwin, Dasu. À Porto-Novo, le futur roi se rend au temple de Dako-Hwin. Une prêtresse assise à la porte du sanctuaire se plaint comme une femme en travail et enfin triomphante s’écrie : “Ah ! c’est un garçon !” tandis que le nouveau-né - le futur roi - se tient à genoux à côté d’elle et écoute ses prières. L’“enfant” est conduit au temple d’Avajo (= Oba ajo, le roi étranger) où le prêtre remet un bâton de commandement à son fils (Palau-Marti, Ibid. : 111). L’un des ministres tuteurs du roi, de lignage non-royal, considéré comme la mère du roi, porte celui-ci sur son dos le jour de l’intronisation (Ibid. : 216).

Chez les Anuak, la vertu de l’étranger est exposée dans le mythe d’origine suivant. Cuai, fondateur d’un des deux clans originels de la tribu, était le chef d’un village, mais personne ne prêtait attention à ses avis. Un jour, deux enfants qui pêchaient à la main dans la rivière se disputent la propriété d’un poisson que l’un a attrapé par la tête et l’autre par la queue. Un esprit de la rivière, nommé Ukiro, intervient alors et explique qu’on ne peut tenir un poisson par la queue et que son légitime possesseur est celui qui l’a attrapé par la tête. Informé de ce jugement, Cuai commande qu’on attrape Ukiro - qui change alors plusieurs fois de forme et semble aussi difficilement saisissable qu’un poisson - afin de disposer de quelqu’un dont les avis seraient pris en considération par ses sujets. Ukiro refuse d’abord de boire et de manger (marquant par là son caractère d’étranger à la communauté. Cuai lui envoie sa fille Koori. Celle-ci met au monde un fils, Gilo, qui sera le fondateur du clan royal. Avant de s’en retourner à la rivière (on emploie cette expression quand meurt un Anuak de lignage aristocratique), Ukiro fait don à Koori d’un collier qu’elle devra placer au cou de Gilo, l’emblème de la royauté. Ce collier est appelé d’un nom qui signifie que Koori recevra moins que ce qu’elle mérite. Gilo, élevé dans le village de sa mère est en butte à l’hostilité des agnats de sa mère et particulièrement de son demi-frère qui chante que “Gilo a un long cou et (qu’il va) lui couper”. Il l’attire dans la forêt et, dissimulé dans les branches d’un arbre, le tue d’un coup de javelot. Le fils de Gilo, caché dans un pot par sa grand-mère maternelle, perpétuera la lignée.

Les Anuak disent que “sans une mère intelligente et des oncles maternels puissants le fils d’un noble ne peut devenir important”. L’investiture du chef requiert la participation des oncles maternels qui tiennent les pieds du trône. Mais on croit aussi qu’un candidat qui ne serait pas de sang royal chuterait automatiquement du trône (Lienhardt, 1955 : 38). Le pouvoir est ici la synthèse, dans le mariage, d’une terre, représentée par la fille d’un chef local et ses frères, et d’un principe spirituel, un esprit de la rivière étranger. Avec le concours de cet esprit, Cuai, chef Soliveau, représentant des clans de la terre, établit un pouvoir supérieur incarné dans le lignage dynastique dont le fils de Gilo, autre Cypsélos, sera le premier membre régnant. La querelle des deux enfants au sujet de la légitime propriété du poisson peut être interprétée comme l’expression d’une question que Cuai ne savait trancher ou n’avait pas le pouvoir de trancher (ses avis n’étaient pas écoutés). L’arrêt de l’esprit de la rivière, qui ne se borne à énoncer cette évidence qu’on ne peut attraper un poisson par la queue, peut être compris comme une conceptualisation de la filiation : une génération qui doit tout à la terre mais (Koori, la mère, “reçoit moins qu’elle ne mérite”) qui n’est pensable que référée à un principe spirituel étranger à la terre. Qui est le légitime possesseur du poisson ? le légitime possesseur de l’enfant ? le légitime détenteur de l’autorité ? Celui qui tient la tête : qui pense la production naturelle dans l’éloignement de son origine.

En raison de leur rôle de médiateurs dans les antagonismes interlignagers, un aphorisme dinka énonce que les prêtres sont les “frères de la mère” de la communauté. Le frère de la mère, explique Lienhardt (1981 : 164-167), est pour l’enfant, élevé dans la case de sa mère - celle-ci est séparée de son mari jusqu’au sevrage - le “principal chaînon mâle adulte entre (lui-même) et les groupes structurellement opposés du père et de la mère”. Les clans sacerdotaux chez les Dinka, les clans nobles chez les Anuak et le clan royal chez les Shilluk ont pour commun caractère une qualification “spirituelle” qui leur permet de s’élever au-dessus des oppositions claniques. Cette capacité à résoudre les conflits et à apporter les dons du ciel procède d’une indépendance et d’une participation. “Comme la rivière qui coule de part en part d’un territoire politiquement divisé, les nobles (anuak) qui en proviennent spirituellement peuvent paraître, du fait de leur progéniture, comme appartenant au pays tout entier, cependant que leur mère donne à chacun une localisation sociale dans leurs villages respectifs”. Dans le mythe - l’histoire mythique semble s’épuiser dans le dessein de définir charte et fonctions - le fondateur du clan médiateur entre en conflit avec ses maternels et c’est son origine et son indépendance qui font la différence : un “chef” est détaché de ses maternels et c’est ce qui lui permet de jouer le rôle de frère de mère. “Une veuve vieillissante et qui n’a pas eu d’enfant, ce qui met fin au lignage de son mari, se lamente près du fleuve”. Fécondée par l’eau, elle met au monde l’enfant qui est à l’origine des clans sacerdotaux (Dinka). Cet “enfant du miracle”, sans maternels et sans agnats, est promis à la médiation. En réalité, le médiateur est nécessairement lié à des maternels et c’est son agnation qui le distingue. Le trait, souvent rapporté, que le roi ne peut avoir de neveu peut s’interpréter par le fait que le neveu est dans la position du fondateur de dynastie. La fin du règne est annoncée par la confusion ou les conflits (antagonismes de clans, confusion des principes) auxquels l’intronisation avait mis fin, par le désastre ou le désordre renaissant. Le roi est détrôné par un “cadet” en position de neveu. Non par un neveu, comme le roi Soliveau ou le “roi ivre” (infra), mais, puisqu’il détenait l’agnation médiatrice, par un fils ou par un frère.

Des différentes versions réunies et analysées par Luc de Heusch du mythe d’origine de la royauté luba (de Heusch, 1979) on retiendra les données suivantes : le roi Nkongolo, descendant d’une série de générations incestueuses vivait incestueusement avec ses deux sœurs Bulanda (pauvreté) et Keta (un peu de viande) - la famille comptait aussi une petite nièce appelée Buleba (mensonge). Nkongolo était ivrogne et cruel. En ce temps-là, la terre était molle, le pied de l’homme et le sabot de l’antilope laissaient leur empreinte sur les rochers aujourd’hui les plus durs.

Alors qu’elle se rendait au lac pour puiser de l’eau, Bulanda rencontra un chasseur qui se désaltérait. Sa surprise fut grande de constater que l’inconnu ne répondait pas à son salut et ne lui prêtait aucune attention. Bulanda courut avertir son frère qui consulta l’oracle. L’oracle répondit que le “pouvoir arrivait”. Nkongolo apprit que l’étranger était Mbidi, le chasseur du pays de l’Est, fils d’un roi qui voulait faire de sa fille son héritière, chassé à cause de celle-ci de son pays et parti à la conquête de nouvelles terres. Nkongolo accueillit l’étranger. Au cours des festivités qui marquèrent cette rencontre, Mbidi Kiluwe fut choqué de voir que Nkongolo mangeait et buvait en compagnie de ses gens. Celui-ci, de son côté, s’étonna que son hôte se dissimulât derrière un écran pendant les repas. Il fut aussi frappé de constater que son hôte ne riait jamais. Il lui en fit la remarque et Mbidi Kiluwe éclata de rire. Nkongolo découvrit alors que l’étranger avait les deux incisives supérieures taillées en biseau. Et il riait à gorge déployée chaque fois qu’il observait les dents de Mbidi Kiluwe. Un jour comme il lui faisait part à nouveau de son étonnement, celui-ci se crut insulté et rétorqua : “Vous avez établi votre domination sur la région, mais vous n’observez pas l’interdit élémentaire qui astreint les rois à se dérober à tout regard lorsqu’ils mangent ou boivent ; vous mangez en public assis à même le sol”. Mbidi Kiluwe épousa Bulanda. Quand elle fut enceinte, le chasseur rentra dans son pays, non sans lui avoir remis un flèche “curieusement façonnée” afin que sa progéniture puisse se faire reconnaître de lui. Bulanda mit au monde un fils qu’elle appela Ilunga. Nkongolo, pour sa part, avait fait un jour l’expérience suivante : il eut l’idée de séparer tous les enfants de leur mère. Puis il les relâcha pour voir ce qui allait se passer. Il eut alors la satisfaction de constater qu’ils se précipitaient tous, sans se tromper, dans les bras de leurs mères respectives.

Le fils de Mbidi Kiluwe montrait une vigueur extraordinaire et ses exploits lui valurent d’être surnommé “Kilala”, le conquérant. Nkongolo en éprouvait du ressentiment et sa mère lui fit remarquer en ricanant que Kilala s’emparerait bientôt du pouvoir. Nkongolo se fâcha et sa mère se mit de nouveau à rire. Au comble de la fureur, il creusa alors une fosse dans laquelle il enterra sa mère vivante, afin de faire cesser ses rires ; (un proverbe utilisé pour avertir un interlocuteur d’avoir à prendre au sérieux une affaire qu’il prend “à la rigolade” énonce : “Tu ris d’un rire malheureux, - qui te sera fatal - comme riait la mère de Nkongolo”). Nkongolo décida de supprimer son neveu. Il fit creuser une fosse au fond hérissé de pointes de fer et en dissimula l’ouverture au moyen d’un tapis. Il invita Kilala à danser en son honneur. Prévenu par un esprit, celui-ci dansa d’abord à bonne distance du tapis, puis bondit et, d’un geste puissant, jeta sa lance au milieu du tapis ; la natte transpercée découvrit le piège. Kilala s’enfuit chez son père et réunit une armée pour se venger de son oncle. Celui-ci décida de se réfugier dans les gorges d’une rivière, errant d’une grotte à l’autre. Trahi par ses sœurs, il fut découvert et capturé par Kilala qui lui trancha la tête de son couteau. Il enveloppa ce trophée dans un tissu de raphia et le déposa dans une hutte rituelle ; (dans plusieurs versions, la tête est engloutie par une termitière). Le corps de Nkongolo fut enterré sous le lit d’une rivière. Depuis ce jour, l’autorité séjourne dans la maison des ancêtres. Kilala Ilunga succéda à son oncle, réunissant en sa personne l’autorité (bufumu) et le sang sacré (bulopwe). Il engendra plusieurs fils qui se partagèrent le pays situé entre la Lomani et le Lualuba.

Dans le règne de l’indifférenciation (frère-sœur : inceste ; mère-enfant : le test de filiation pratiqué par Nkongolo), de l’absence de formes (en ce temps-là, la terre était molle), du dérèglement (ivrognerie et cruauté du chef), et de la pénurie (les deux sœurs de Nkongolo s’appellent “Pauvreté” et “Un peu de viande”), l’étranger Mbidi, souverain sans terre introduit les usages de la royauté sacrée et substitue le pouvoir de l’ordre (“le pouvoir arrive”) à une souveraineté de hasard. Ce pouvoir s’exerce par le contrôle des ouvertures et des flux : le roi sacré ne parle pas, il ne rit jamais, il s’isole pour manger, ses incisives supérieures sont affectées d’une marque culturelle (les Luba de Katanga arrachent les quatre incisives inférieures et liment à moitié deux incisives supérieures (Ibid. : 32)). Par opposition, goinfrerie, rire incontrôlé et à gorge déployée caractérisent Nkongolo et sa mère. Cette ouverture fatale qui voue la mère à la mort définit la stérilité : l’expression “le trou de Nkongolo” s’applique à une femme bréhaigne ou peu féconde (Ibid. : 34, citant Studstill, 1969). Quand son oncle veut l’entraîner dans cette fosse mortelle, le renvoyer à l’indistinction mère-fils, Kilala Ilunga, l’héritier de la royauté sacrée, distingué par la flèche “curieusement façonnée” léguée par son père, plante sa lance au milieu du piège et fonde le pouvoir en opposant acuité pénétrante de l’acte à la fatalité de l’engloutissement naturel ; la souveraineté de la filiation et du concept à l’indétermination de la nature. Dans la personne du roi, dans la stricte réglementation de ses manières de table, la société dispose d’un moyen de coercition sur la nature. Ce n’est pas seulement dire que le roi ne mange pas et que sa condition n’est pas celle d’un mortel, c’est poser que réglementer la bouche, c’est également contrôler la profusion aléatoire de la fécondité naturelle. Les manières de table induisent des manières de lit et des moyens de vie. Le terme Ki-na (trou, excavation) désigne le sexe de la jeune fille dont les petites lèvres n’ont pas été étirées comme le veut l’esthétique luba. Naturel, l’orifice vaginal connote la mort (les femmes enceintes ne peuvent manger la chair de l’animal qui a culbuté dans une fosse piégée, de crainte que l’enfant ne soit entraîné à son tour dans la tombe (Ibid. : 35). Le roi luba, héritier de Kilala Ilunga (fils de Mbidi et neveu de Nkongolo) est la synthèse de l’autorité et du sang. Héritier de Mbidi en tant que détenteur des formes (bufumu, autorité), héritier du sang sacré (bulopwe, de par ses relations incestueuses avec sa mère et ses sœurs au cours de l’investiture), il impose une forme à Nkongolo en le divisant tête et corps. Quand s’ouvre la succession, un tournoi rituel oppose le frère cadet du roi aux autres prétendants, le vaincu est décapité et sa tête est traitée comme le fut celle de Nkongolo (Ibid. : 44-45). Nkongolo dont le nom signifie arc-en-ciel est parfois représenté comme un être androgyne et un couple stérile (197). Cette division sépare le masculin et le féminin, ouvre l’espace cosmique et instaure une communication réglée entre les deux principes : exogamie, conceptualisation de la filiation, assurance des flux (naissances et pluies). Loin que l’inceste du souverain contredise le vœu de cette communication, c’est au contraire cet acte qui permet à l’individu investi du pouvoir rituel de devenir, en tant que synthèse orientée de la dualité, forme de la médiation et médiateur par excellence.

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