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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

I - 3.3 - La machinerie constitutionnelle

La vertu de l’“étranger” réside dans son origine. Dans ce mouvement centrifuge qu’est la poursuite d’un gibier, un fils de roi chassé de la cour, parfois “à cause de sa sœur”, sait guérir la “plaie inguérissable” de l’héritière d’une autre terre que ses frères étaient impuissants à cicatriser. Il apporte la fécondité et la prospérité par les usages et les concepts, la distance à la terre : un contrôle de l’hasardeuse production naturelle. Il fonde un royaume sur lequel règnent ses descendants. Cette dialectique de la prospérité, ce mariage du roi et de la terre, engage un certain nombre de pratiques constitutionnelles où se développent à la fois l’opposition (historique ou mythique) du clan dynastique et des clans territoriaux et leur collaboration dans ce mariage à la faveur duquel le clan royal se fixe à la terre et les clans territoriaux participent à la royauté. L’intéressement ou le contrôle des clans territoriaux s’organise idéalement par l’arbitrage de la dévolution dynastique. Nous prendrons pour “modèle” de ce dispositif les deux exemples suivants.

Réputé d’origine divine, le roi du Rwanda était un monarque absolu. Mais ses pouvoirs étaient limités notamment par la nécessité de “respecter les intérêts établis des importants lignages tutsi” (Maquet, 1954 : 116). L’institution des ab-iru, constituée par l’ensemble des dignitaires des groupes de descendance tutsi, détenait la connaissance rituelle nécessaire à la régulation du royaume. Mais leur rôle ne résumait pas à la connaissance du “code ésotérique de la royauté”. “Il apparaît clairement dans la détermination, faite plusieurs règnes à l’avance, des lignages secondaires dans lesquels les reines seraient successivement choisies. Les ab-iru en tant que représentants de leurs groupes de parenté avaient, si l’on peut dire, établi l’ordre dans lequel les intérêts de ces différents groupes descendance seraient favorisés tour à tour” (Maquet, Ibid. : 148).

Les tables généalogiques dressées par Roscoe de la dynastie ganda (1911 : 173 s.) montrent la participation des clans à la royauté à travers les mariages du roi. Dans sa présentation des différents clans, cet auteur retient comme premier critère de différenciation leur droit à présenter un prince à l’élection au trône et pose comme fait politique majeur le désir de tous de se rapprocher de la royauté au moyen d’alliances matrimoniales. Les clans dont les fils issus d’un mariage royal sont écartés de la succession (ou mis à mort) s’associent à d’autres clans éligibles en leur donnant des filles. Quinze clans sur trente-six participent ainsi de droit à la royauté. Telle que reconstituée, la généalogie royale permet d’apprécier, sur trente-deux générations, la part relative des clans dans les mariages royaux et les leurs succès “électoraux”.

Dessin du dessein

Ces données autoriseraient une représentation de type suivant. Associé à l’eau de la rivière, à la pluie du ciel, au soleil, à l’exogamie, à la fécondité réglée, le fondateur de royaume est défini par une distance significative de la terre où il règne. La vertu du mariage qui retient l’étranger à la terre se développe dans l’établissement de son héritier. La diffusion de l’autorité sacrée dans le royaume peut prendre idéalement la forme d’une participation égalitaire des clans dans les mariages royaux. Pour des raisons rituelles et constitutionnelles, l’union du roi et de son épouse rituelle est stérile. (À simplement considérer le dessein supposé du système, la reproduction du même serait contraire à la propagation recherchée). Le mariage royal se caractérise par deux types d’unions : une union de type endogamique ou incestueux, stérile, à caractère rituel et des unions avec des filles autochtones, fécondes, à caractère d’alliance. Le premier type fonde l’autorité sacrée, le second assure la diffusion de cette autorité dans le royaume. La position du couple royal dans la topographie du palais, ses déplacements ou ses attitudes aux moments critiques du cycle agricole, des phases et révolutions planétaires ont valeur de modèle cosmique, tandis que la ronde polygame du roi et ses unions fécondes le font soleil du palais-microcosme. La “mécanique” verticale présentée dans le chapitre 1 (la position orthogonale du chef) s'illustrerait ici horizontalement : il arrive, comme chez Swazi, que ce soit la capitale qui se déplace dans le royaume, mais le dualisme Terre-Ciel qui se développe dans la dualité constitutionnelle des clans et du pouvoir peut aussi avoir pour répondant, comme chez les Mossi du Yatenga (Zahan, 1961 ; Izard, 1980, 1985), la pérégrination spécifique de leurs représentants respectifs : le chef va du Sud au Nord, comme le soleil en sa course entre les deux solstices et le prêtre de la terre du Nord au Sud et de l'Ouest à l'Est, comme les nuages qui fécondent le sol, etc. Les clans donnent des filles au roi, qu’il épouse (ces filles continuant parfois d’appartenir à leur clan originel) et des fils dont il fait ses serviteurs ou ses soldats. Cet ensemble constitue la machinerie palatiale, unité de production économique et rituelle, soit une formation intermédiaire entre le couple royal et le royaume. Dans un mouvement centrifuge, les fils du roi sont éloignés du palais (souvent avec leur mère). Élevés par leur parenté maternelle à distance du trône, ceux qui ne sont pas candidats à la succession perdent leur qualification agnatique dans l’éloignement géographique et temporel. (Cette qualification s’épuise au fur et à mesure que les princes et leur descendance se fondent dans les clans non-royaux, “roturisation” qui conserve le face-à-face d’un clan royal limité en nombre et en puissance et des clans autochtones). On peut ainsi considérer qu’au bout d’un temps x(n) (n représentant le nombre d’années fixant, le cas échéant, le temps imparti au règne, ou la durée moyenne des règnes) qui a vu le passage sur le trône de y souverains, la dispersion et la disparition de leur descendance dans le royaume, on a abouti au brassage du roi et de son royaume, autrement dit au mariage du roi et de la terre.


Ce n’est ici évidemment qu’une représentation heuristique. Un tel “modèle” ne se vérifie que sous réserve d’une pondération des différents paramètres qui entrent dans sa définition. Le mode de dévolution de la souveraineté royale permettrait de mesurer ainsi, par exemple, le rapport de force entre le clan dynastique et les clans autochtones sur une échelle qui irait du roi “bouc émissaire” au monarque absolu tel que notre imaginaire républicain se le représente. L’“équilibre” ici décrit est mis en cause par le clan dynastique et notamment à la faveur de l’utilisation que le souverain peut faire des moyens économiques et militaires que le système met à sa disposition. Le monopole du commerce ou de la traite représenterait un de ces cas de figure. Plus explicite encore, selon les termes du modèle, l’enrôlement des classes initiatiques. Il existe, en effet, une corrélation, analysée au précédent chapitre, entre la promotion d’une nouvelle classe d’âge et la fin d’un règne. Une telle règle ne révèle pas seulement la vulnérabilité du roi, elle marque aussi, au regard des clans autochtones maîtres de l’initiation, une identité rituelle du roi et des candidats à l’initiation que le monarque dénie, évidemment, quand il devient, non plus instrument du rite et sujet des clans, “modèle passif”, mais bien maître du rituel et chef militaire.


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