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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

I - 2.04 Apollon, dieu Septime

Les Grecs connaissaient, sous le nom de Thargélies - elles aussi abondamment commentées - une fête qui durait deux jours et qui se tenait les 6 et 7 du mois de Thargélion (approximativement, notre mois de mai). Il n’est pas impossible de montrer, sans rien ajouter au dossier répétons-le, que ce rituel constitue une expression liturgique de cette “mise en abîme” propre au renouvellement de la souveraineté archaïque. Le mot thargelia signifie ici prémices. Les Thargélies étaient une fête en deux temps de nature opposée. Le premier jour était un jour de purification. Le deuxième jour, une procession des prémices était organisée. D’après Istros cité par Harpokration, les Thargélies étaient une “imitation” de la mise à mort d’un certain Pharmakos - voilà un nom familier, et nous allons rappeler ici des procédures maintes fois sollicitées en effet. (Les documents ayant trait au pharmakós sont annexés dans Farnell, 1907, IV : 416 et s. ; nous renvoyons ici aux travaux de Jean-Pierre Vernant : notamment 1972 et 1974).Ce Pharmakos aurait été lapidé pour avoir volé des coupes consacrées à Apollon. D’après Helladios, c’est le meurtre du Crétois Androgée qui serait commémoré et expié par cette cérémonie. Androgée, fils du roi Minos, aurait été traîtreusement assassiné alors qu’il était venu combattre aux Jeux. Responsable de ce meurtre en la personne de son roi, la ville d’Athènes, assiégée par Minos venu venger son fils, aurait été frappée de famine et de stérilité. Interrogé, l’oracle répondit que pour mettre fin au fléau, il fallait se soumettre aux exigences de Minos qui réclama que soit livré chaque année au Minotaure un tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles.

Sans qu’il soit fait mention de Thésée, on est sinon dans l’histoire de Thésée, du moins dans une affaire où il joue un rôle majeur. La difficulté, si l’on veut faire crédit à ces deux explications contradictoires, c’est qu’on ne voit pas en quoi le rituel d’expulsion du pharmakós auquel il est fait allusion par Istros peut être, si peu que ce soit, équivalent ou comparable à la rançon d’un tribut en jeunes imposé par Minos. Puisque, dans un cas, on expulse la “souillure” et dans l’autre on se sépare de ce qui est le plus précieux : le renouvellement de la communauté dans sa jeunesse. Si ce n’est, précisément, et nous garderons cette valeur formelle en réserve, qu’il s’agit, dans les deux cas, d’une séparation résultant d’un tri : par tirage au sort, ainsi qu’il est parfois dit des jeunes gens livrés en tribut, ou par désignation du “mauvais sort” (qui fait de l’exception classificatoire la victime choisie du rituel d’expulsion de la souillure). Et que, dans l’un et l’autre cas, les émissaires sont homme et femme ; c’est de règle pour le tribut et ce peut être le cas pour les pharmakoí. Notons aussi l’“erreur” d’Helladios de Byzance mettant en abîme le un et le sept : assignant une périodicité annuelle au tribut.

Rite en deux temps où la purification précède (ou produit) la régénération, les Thargélies se signalent, en effet, par une dramatisation humaine de la crise végétative. Le 6 de Thargélion, dit Diogène Laerce, les Athéniens “purifiaient leur cité”. “C’est l’usage à Athènes, rapporte encore Helladios de Byzance, de conduire en procession deux pharmakoí à fin de purification, un pour les hommes, l’autre pour les femmes.” Les deux pharmakoí, portant des colliers de figues sèches, étaient promenés dans la ville, chassés ou mis à mort, drainant et emportant avec eux toutes les souillures de la communauté. D’après Tzetzès, “en cas de fléau, famine ou autre désastre, on sacrifiait l’homme le plus laid de la cité en guise de purification (katharmon) et de remède aux maux dont souffrait la communauté. On l’emmenait dans un endroit choisi, on lui plaçait dans les mains du fromage, des gâteaux et des figues et, après l’avoir fouetté sept fois sur les parties génitales avec des pousses de scille, de figuier ruminal et autres végétaux vivaces, on le brûlait sur un bûcher fait d’arbrisseaux sauvages”. À Marseille, selon Pétrone et Lactance Placide, un pauvre s’offrait pour la purification de la communauté. Il était grassement entretenu aux frais de la cité pendant une année au terme de laquelle il était promené autour de la ville avec des imprécations et des exécrations solennelles, puis lapidé ou chassé.

Périodiquement ou conjoncturellement, serait donc assigné au “laid”, au “gueux”, au déclassé la fonction d’expurger ou de conjurer le mal, cette remise en cause, qu’ils incarnent, des classifications sociales et cosmiques. “Mais pourquoi, demande Farnell (1907, IV : 280), le pharmakós est-il paré de figues à Athènes, nourri de figues, de fromage et de galettes de maïs à Ephèse, peut-être plantureusement nourri et somptueusement habillé à Marseille ? C’est, répond-il, qu’il jouait deux rôles en même temps.” Produit d’un épuisement des classifications et notamment de celle réputée supporter la reproduction des germes et des genres, le pharmakós symboliserait la crise de la génération qui se marque dans la mort de l’année ou dans la survenue d’une stérilité. Que son expulsion ait la régénération de la nature pour fin - et, par extension, la restauration de l’ordre -, c’est ce qui se représenterait dans le traitement dont son corps est l’objet. En lui fouettant les organes de la génération (sept fois) avec des plantes sauvages signalées pour la pérennité de leur pousse, en le parant avec les fruits du figuier, cet arbre à production continue (par opposition aux arbres à production saisonnière) que l’Antiquité a souvent considéré comme un arbre sacré, en le faisant périr sur un bûcher de spontanés, c’est probablement la mort de la génération que l’on conjure. Dans ce déchet social qui a charge d’assumer toute souillure, rebut nourri, vêtu aux frais de la communauté, montré en procession dans la ville, le mal est renversé en son contraire. La dualité du pharmakós figurerait la transformation de l’impur en pur, une réappropriation des catégories parfois manifeste dans la procédure même de l’expulsion (voir, p. ex., Strabon : X, 2, 9). Drainant et emportant avec lui les dérèglements que sont malformations, vilenies, fautes (qui accusent un épuisement de la régularité et de la règle et sont supposés annoncer stérilité, fléau et mort), le pharmakós serait l’opérateur passif de la régénération annuelle.

Le second temps des Thargélies, célébré le lendemain de l’expulsion du pharmakós, jour anniversaire de la naissance d’Apollon, consistait en une consécration des prémices et une invocation propitiatoire (ayant la maturation des fruits de la terre pour objet) sous la forme du thárgélos et de l’eirésionè. Le mot thárgélos était diversement interprété par les Anciens : offrande, pain nouveau, premiers fruits, récipient dans lequel on les processionnait. L’eirésionè était “une branche de l’olivier sacré entourée de laine blanche” (Plutarque, Vie de Thésée, 18, 1) qu’on portait en plusieurs occasions. C’était un talisman de fertilité, mais aussi un moyen de se placer sous la protection d’une divinité (Oreste, au début des Euménides ; Thésée, au départ de son expédition en Crète). Ce “rameau de suppliant” (Thésée, 18, 1), garni des prémices de printemps, porté à l’origine, selon Suidas, pour supplier Apollon de mettre fin à une disette - à une stérilité au début d’Œdipe-Roi - est lié au temps critique du rythme des sociétés agricoles, celui de la soudure alimentaire, et aux ruptures accidentelles de ce rythme.

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