Les Grecs connaissaient, sous le nom de Thargélies - elles aussi abondamment commentées - une fête qui durait deux jours et qui se tenait les 6 et 7 du mois de Thargélion (approximativement, notre mois de mai). Il nest pas impossible de montrer, sans rien ajouter au dossier répétons-le, que ce rituel constitue une expression liturgique de cette mise en abîme propre au renouvellement de la souveraineté archaïque. Le mot thargelia signifie ici prémices. Les Thargélies étaient une fête en deux temps de nature opposée. Le premier jour était un jour de purification. Le deuxième jour, une procession des prémices était organisée. Daprès Istros cité par Harpokration, les Thargélies étaient une imitation de la mise à mort dun certain Pharmakos - voilà un nom familier, et nous allons rappeler ici des procédures maintes fois sollicitées en effet. (Les documents ayant trait au pharmakós sont annexés dans Farnell, 1907, IV : 416 et s. ; nous renvoyons ici aux travaux de Jean-Pierre Vernant : notamment 1972 et 1974).Ce Pharmakos aurait été lapidé pour avoir volé des coupes consacrées à Apollon. Daprès Helladios, cest le meurtre du Crétois Androgée qui serait commémoré et expié par cette cérémonie. Androgée, fils du roi Minos, aurait été traîtreusement assassiné alors quil était venu combattre aux Jeux. Responsable de ce meurtre en la personne de son roi, la ville dAthènes, assiégée par Minos venu venger son fils, aurait été frappée de famine et de stérilité. Interrogé, loracle répondit que pour mettre fin au fléau, il fallait se soumettre aux exigences de Minos qui réclama que soit livré chaque année au Minotaure un tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles.
Sans quil soit fait mention de Thésée, on est sinon dans lhistoire de Thésée, du moins dans une affaire où il joue un rôle majeur. La difficulté, si lon veut faire crédit à ces deux explications contradictoires, cest quon ne voit pas en quoi le rituel dexpulsion du pharmakós auquel il est fait allusion par Istros peut être, si peu que ce soit, équivalent ou comparable à la rançon dun tribut en jeunes imposé par Minos. Puisque, dans un cas, on expulse la souillure et dans lautre on se sépare de ce qui est le plus précieux : le renouvellement de la communauté dans sa jeunesse. Si ce nest, précisément, et nous garderons cette valeur formelle en réserve, quil sagit, dans les deux cas, dune séparation résultant dun tri : par tirage au sort, ainsi quil est parfois dit des jeunes gens livrés en tribut, ou par désignation du mauvais sort (qui fait de lexception classificatoire la victime choisie du rituel dexpulsion de la souillure). Et que, dans lun et lautre cas, les émissaires sont homme et femme ; cest de règle pour le tribut et ce peut être le cas pour les pharmakoí. Notons aussi lerreur dHelladios de Byzance mettant en abîme le un et le sept : assignant une périodicité annuelle au tribut.
Rite en deux temps où la purification précède (ou produit) la régénération, les Thargélies se signalent, en effet, par une dramatisation humaine de la crise végétative. Le 6 de Thargélion, dit Diogène Laerce, les Athéniens purifiaient leur cité. Cest lusage à Athènes, rapporte encore Helladios de Byzance, de conduire en procession deux pharmakoí à fin de purification, un pour les hommes, lautre pour les femmes. Les deux pharmakoí, portant des colliers de figues sèches, étaient promenés dans la ville, chassés ou mis à mort, drainant et emportant avec eux toutes les souillures de la communauté. Daprès Tzetzès, en cas de fléau, famine ou autre désastre, on sacrifiait lhomme le plus laid de la cité en guise de purification (katharmon) et de remède aux maux dont souffrait la communauté. On lemmenait dans un endroit choisi, on lui plaçait dans les mains du fromage, des gâteaux et des figues et, après lavoir fouetté sept fois sur les parties génitales avec des pousses de scille, de figuier ruminal et autres végétaux vivaces, on le brûlait sur un bûcher fait darbrisseaux sauvages. À Marseille, selon Pétrone et Lactance Placide, un pauvre soffrait pour la purification de la communauté. Il était grassement entretenu aux frais de la cité pendant une année au terme de laquelle il était promené autour de la ville avec des imprécations et des exécrations solennelles, puis lapidé ou chassé.
Périodiquement ou conjoncturellement, serait donc assigné au laid, au gueux, au déclassé la fonction dexpurger ou de conjurer le mal, cette remise en cause, quils incarnent, des classifications sociales et cosmiques. Mais pourquoi, demande Farnell (1907, IV : 280), le pharmakós est-il paré de figues à Athènes, nourri de figues, de fromage et de galettes de maïs à Ephèse, peut-être plantureusement nourri et somptueusement habillé à Marseille ? Cest, répond-il, quil jouait deux rôles en même temps. Produit dun épuisement des classifications et notamment de celle réputée supporter la reproduction des germes et des genres, le pharmakós symboliserait la crise de la génération qui se marque dans la mort de lannée ou dans la survenue dune stérilité. Que son expulsion ait la régénération de la nature pour fin - et, par extension, la restauration de lordre -, cest ce qui se représenterait dans le traitement dont son corps est lobjet. En lui fouettant les organes de la génération (sept fois) avec des plantes sauvages signalées pour la pérennité de leur pousse, en le parant avec les fruits du figuier, cet arbre à production continue (par opposition aux arbres à production saisonnière) que lAntiquité a souvent considéré comme un arbre sacré, en le faisant périr sur un bûcher de spontanés, cest probablement la mort de la génération que lon conjure. Dans ce déchet social qui a charge dassumer toute souillure, rebut nourri, vêtu aux frais de la communauté, montré en procession dans la ville, le mal est renversé en son contraire. La dualité du pharmakós figurerait la transformation de limpur en pur, une réappropriation des catégories parfois manifeste dans la procédure même de lexpulsion (voir, p. ex., Strabon : X, 2, 9). Drainant et emportant avec lui les dérèglements que sont malformations, vilenies, fautes (qui accusent un épuisement de la régularité et de la règle et sont supposés annoncer stérilité, fléau et mort), le pharmakós serait lopérateur passif de la régénération annuelle.
Le second temps des Thargélies, célébré le lendemain de lexpulsion du pharmakós, jour anniversaire de la naissance dApollon, consistait en une consécration des prémices et une invocation propitiatoire (ayant la maturation des fruits de la terre pour objet) sous la forme du thárgélos et de leirésionè. Le mot thárgélos était diversement interprété par les Anciens : offrande, pain nouveau, premiers fruits, récipient dans lequel on les processionnait. Leirésionè était une branche de lolivier sacré entourée de laine blanche (Plutarque, Vie de Thésée, 18, 1) quon portait en plusieurs occasions. Cétait un talisman de fertilité, mais aussi un moyen de se placer sous la protection dune divinité (Oreste, au début des Euménides ; Thésée, au départ de son expédition en Crète). Ce rameau de suppliant (Thésée, 18, 1), garni des prémices de printemps, porté à lorigine, selon Suidas, pour supplier Apollon de mettre fin à une disette - à une stérilité au début ddipe-Roi - est lié au temps critique du rythme des sociétés agricoles, celui de la soudure alimentaire, et aux ruptures accidentelles de ce rythme.
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