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anthropologie du droit
ethnographie malgache

présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloiale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après

2- Barreaux (en construction)
architecture créole

3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)

4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)

5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)

6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)




Vingt ans après


Communication au colloque "Vingt ans d'anthropologie à la Réunion" (11-12 mai 1995, Saint-Denis de la Réunion).
Le texte proposé est un développement de la communication effectivement prononcée.


Plan de la page :

- Le proche et le lointain
-
L’ethnologie réunionnaise manque de bras
- Le regard d’un non spécialiste
-
Le sucre
- La réparation
- L’économie de la départementalisation et l’économie de l’identité
- La Réunion “pied de riz”
- “La Réunion qui gagne”
- Une approche réunionnaise de l’ethnicité
- Un cas d’école : le développement de l’université
- L’“homme réunionnais”
- La réparation orthographique
- Les prémisses de la départementalisation
- Une situation de majorité politique et de minorité sociale


Il me revient donc de faire état d’un regard - puisque c’est l’intitulé de l’exposé annoncé -, et de prononcer des paroles œcuméniques pour que ce regard sur le passé soit aussi un regard sur l’avenir de l’ethnologie et de l’anthropologie à la Réunion... C’est très agréable de prononcer des paroles œcuméniques. Il ne faut pas en abuser, mais cela fait du bien. Je vais commencer en citant notre collègue, ici présente, Sophie Blanchy qui, dans l’article qu’elle a écrit pour le livre d’hommage à notre ami Paul Ottino, livre dont la publication nous donne un motif de nous réunir, cite un proverbe malgache - je fais plaisir en même temps à nos amis malgaches ici présents -, ce proverbe dit : “Le bien qu’on a fait est un trésor enterré ; le mal qu’on a fait est un malheur suspendu”. Par bonheur, il se trouve que Sophie cite aussi dans le même article un proverbe comorien qui développe une idée proche - ce qui me permet de mettre à l’honneur nos amis comoriens ici présents -, ce proverbe dit que “la fosse de la méchanceté est pour deux”, autrement dit que celui qui creuse la fosse pour enterrer son semblable se trouve entraîné dans son propre piège... Bon. Je n’ai pas encore dit quatre phrases et je vais pourtant déjà tirer trois conclusions : la première, c’est que les ethnologues aiment les proverbes, la deuxième, c’est que les ethnologues aiment les proverbes des autres et la troisième, c’est qu’il arrive assez souvent que les proverbes des autres disent à peu près la même chose que les siens. Pour faire une seule conclusion de ces trois remarques, je dirais, pour présenter rapidement la maison, que l’ethnologue est ce singulier - je reviendrai sur ce mot - qui s’intéresse aux autres, que cette recherche de l’altérité le ramène parfois à ses propres évidences et qu’il trouve là matière, retournement de la singularité en universalité (permettez-moi d’entretenir quelques illusions) à penser la communauté humaine, malgré la diversité des cultures, et la signification, aujourd’hui, de la diversité des cultures.

Le proche et le lointain

J’ai dit que l’ethnologue était un “singulier”. J’ai évidemment utilisé ce mot avec toutes ses connotations. Vous connaissez Hérodote, ce voyageur grec qui a parcouru, à pied, le monde de son temps. Les Grecs le surnommaient malicieusement, dit-on, “l’amateur de barbares” (philobarbaros, Plutarque, Oeuvres morales, 37). Quel intérêt peut-il y avoir, en effet, à quitter la civilisation pour tenter d’aller comprendre des coutumes étrangères ? Il faut ajouter à cet étonnement cette contrainte anthropologique qui voudrait qu’on ne puisse entrer dans la logique d’une autre culture qu’en abandonnant la sienne propre. Ce que Cl. Lévi-Strauss formule en ces termes : “Pour se donner à toutes les cultures, il faut se refuser au moins à une : la sienne”. En disant “singulier”, j’ai donc signifié en même temps que l’ethnologue ne s’exceptait pas de sa culture par un acte souverain, mais plus vraisemblablement que sa singularité trouvait - ou cherchait - ailleurs un équilibre qui lui était refusé. Nous faisons par exemple souffrir nos étudiants en leur apprenant à distinguer des systèmes de parenté dont les évidences sont souvent à l’inverse des leurs. C’est même le B-A BA des études d’ethnologie. (On reconnaît d’ailleurs un livre d’ethnologie à ces schémas cabalistiques, en réalité assez simples pour peu qu’on veuille bien se plier à quelques règles classificatoires élémentaires et à la compréhension de problèmes bien concrets qu’elles visent à résoudre, qui visualisent les appellations et les règles). C’est aussi une occasion d’apprendre que cette démarche n’est pas gratuite. J’ai eu un professeur qui disait que les ethnologues étaient des “malades de la parenté”, pas seulement comme il y a des “fêlés du Macintosh” comme j’en vois un au premier rang (c’est une politesse, bien sûr)..., mais aussi parce que leur propre système de parenté, voire leur propre parentèle ne leur a pas offert la bonne place.

Avec ce portrait mitigé de l’ethnologue - ni missionnaire ni apôtre du progrès -, je crois définir sa place objective dans la communauté - pas seulement dans la communauté scientifique : une sorte de passeur entre les cultures. A l’aise ni dans sa propre culture ni dans la culture de l’autre à laquelle il se convertit pourtant quelquefois, je crois que la fonction de l’ethnologue aujourd’hui est d’être, malgré lui souvent, sinon toujours ce passeur - car ses buts propres peuvent être à l’opposé de ce programme - du moins ce témoin de la possibilité d’un passage entre les cultures. Prenant à rebours toutes les règles de la communication, je dirais que ce défaut d’assise, ou d’assiette, ou de sécurité, fait de ce voyageur ou de cet inquiet perpétuel un expert en communication (au sens anthropologique et non mercatique - ou marchand -, du mot, bien entendu).

Si l’ethnologue est “entre deux”, il faut dire aussi que la discipline elle-même est débitrice des autres disciplines. L’ethnologie est une science modeste et exigeante à la fois, car elle nécessite le recours à une multiplicité de savoirs et de techniques. Ceci s’explique très simplement. Dans les sociétés traditionnelles, les distinctions que nous faisons entre les champs du savoir n’existent généralement pas. On réalise rapidement, quand on est sur le terrain - et cela se vérifie à la Réunion -, que les connaissances botaniques de vos informateurs, par exemple, sont généralement bien supérieures aux vôtres. C'est ainsi que, pour prendre un exemple de ces apprentissages, sur des données africaines et ayant à comprendre un rite de récolte, j’ai dû me mettre à l’agronomie et à la génétique de la domestication des céréales pour en saisir la portée. Mais ce n’est pas tout. On réalise aussi, dans la foulée, si je puis dire, que le calendrier religieux et agricole dépend d’observations astronomiques, sans doute élémentaires, mais qu’il faut bien évidemment faire l’effort d’apprendre et de comprendre. Les mythes et les cosmologies des sociétés traditionnelles renferment tous ces savoirs en faisant l’économie des partages disciplinaires auxquels nous sommes formés et habitués. Pour paraphraser un mot de Vico, qui faisait, lui, de l’ethnologie dans la Bible et dans Homère, et qui expliquait que la métaphore était une légende en petit, je dirais que les mythes et les cosmologies sur lesquels nous travaillons sont des encyclopédies portables et que nous devrions être, nous aussi, des encyclopédistes pour les comprendre.

L’ethnologie réunionnaise manque de bras

Après avoir rappelé et réaffirmé la position de quémandeur permanent qu’est l’ethnologue - et vous verrez que ce rappel est très intéressé -, je vais dire comment, n’étant pas préparé à venir à la Réunion, j’ai essayé d’appréhender les travaux d’anthropologie sur la zone. Quand donc j’ai appris que j’étais nommé à la Réunion, je me suis rendu à la bibliothèque de la Sorbonne où j’ai ouvert les fichiers et consulté les ouvrages disponibles. Ma première surprise a été de constater que, comparativement a ce qui a été produit sur les Caraïbes, pour prendre une élément de comparaison significatif, on avait assez vite fait le tour, pour parler familièrement, des travaux traitant de la Réunion. Je suis ici depuis octobre 1991 et je ne peux que confirmer ce constat : à la Réunion, l’ethnologie manque de bras. C’est si vrai que nous ne répondons pas à certains appels d’offre - et il nous arrive même de refuser des crédits -, tout simplement parce nous ne sommes pas assez nombreux, que nous manquons d’étudiants et de chercheurs pour mener à bien les études que la richesse la Réunion justifie. Ceci est un appel à collaboration. Je profite de la présence de nos collègues ici pour dire que nous sommes aussi demandeurs d’aide confraternelle et qu’on peut trouver à l’université de la Réunion, Christian Barat va en parler, non seulement l’enseignement théorique, non seulement le terrain à portée de main, mais aussi la possibilité d’apprendre les langues parlées dans la zone. La conjonction en un même lieu de ces trois éléments nous donne évidemment des atouts que nous devons faire prospérer.

Pour revenir aux lectures que j’ai pu faire avant d’arriver à la Réunion, je voudrais rappeler encore qu’on trouve de l’ethnologie là où ne s’attendrait peut-être pas à en trouver. Le Lexique du parler créole de la Réunion de Robert Chaudenson, par exemple, me paraît être aussi un manuel fondamental d’ethnographie matérielle. Les travaux de Michel Carayol et de Christian Barat sur la langue, dans cette inspiration, montrent qu’ici, c’est la collaboration qui doit être systématique et le cloisonnement l’exception. Car il est bien évident que la langue constitue la voie d’accès naturelle aux représentations qui intéressent l’ethnologie. On pourrait faire la même remarque des travaux d’histoire et de géographie. La thèse de géographie humaine de Defos Du Rau serait du nombre. Si l’on regarde maintenant les recherches proprement ethnologiques, on note évidemment une ligne de partage entre les travaux de professionnels ou de futurs professionnels et des travaux inspirés par une expérience professionnelle qui trouvent une expression dans un mémoire d’ethnologie. On pourrait dire qu’on verra cette différence dans toutes les universités. Je crois toutefois qu’à la Réunion il existe une configuration particulière qui tient au fait que des gens formés en métropole se trouvent faire de l’ethnologie malgré eux lorsqu’ils exercent ici. Dans cette remarque rapide il y en a une autre : savoir que relativement peu d’étudiants et de chercheurs réunionnais s’intéressent à l’ethnologie. - Je le déplore et je ne demande qu’à être démenti. C’est aussi une question que nous pourrons examiner.

Je dois dire aussi, qu’ayant été nommé à la Réunion alors que, philosophe de formation et plutôt généraliste et africaniste d’intérêt - et continuant à entretenir, dans la mesure du possible, ces antécédents -, faisant donc mon apprentissage à la Réunion, il m’arrive parfois de répondre à des collègues qui me demandent charitablement à quoi je m’occupe : “- Je travaille pour l’exportation !” Je fais cette réponse non pas en référence - hélas ! - à la loi Perben ni même au caractère extra-réunionnais de mes intérêts scientifiques, mais davantage par allusion à une fable d’Alphonse Daudet. J’imagine que vous connaissez l’histoire de Maître Cornille, ce meunier provençal condamné par le développement des minoteries à vapeur installées par “des Français de Paris” (en français dans le texte) et qui donnait le change en continuant à transporter sur son âne vers de mystérieuses destinations - “pour l’exportation” explique-t-il à qui l’interroge -, des sacs de farine qui se révèlent être des sacs... remplis de gravats et de terre blanche... C’est dire qu’il y a de la mauvaise conscience pour celui qui n’est pas en mesure de s’investir d’emblée et totalement. Mais cette relative distance et ce temps d’apprentissage - il faut plusieurs années de familiarité avant d’être capable de produire quelque chose qui vaille -, peuvent - peut-être - être mis à profit pour administrer cette distance engagée qui, me semble-t-il, définit la pratique de l’anthropologue.

Sans doute existe-t-il une ethnologie ou une anthropologie appliquée, mais je crois que l’ethnologie doit relever d’abord de la recherche fondamentale pour être “appliquée”. Qu’elle ne peut avoir une utilité que si elle est d’abord fondamentale. Autrement dit que l’ethnologue répond souvent à côté quand l’institution lui pose une question. Ce qui est, à mon avis, plutôt bon signe. Cela indique qu’il est sorti des idées reçues dans lesquelles on lui demande, parfois de bonne foi, d’entrer. Nous verrons demain un exemple typique de ce malentendu à propos d’une “culture de l’eau” qui aurait expliqué à bon compte (tout le profit restant aux marchands de tuyaux, aux banques et aux professionnels du mal développement), l’échec d’un opération d’irrigation dans les hauts de Saint-Leu. Il y a donc une sorte de nécessité à ce qu’à la Réunion, où l’argent coule à flots et où les institutions sont à la recherche de légitimation, prospèrent ces fameux bureaux d’études (certains habillés en association loi 1901), portant parfois une casquette universitaire, dont le principal objet est de délivrer les bailleurs de fonds institutionnels de crédits dont il ne savent pas trop comment justifier l’emploi. Et qu’on retrouve dans les rapports de ces bureaux d’études les travaux des chercheurs réunionnais et les mémoires de nos étudiants. Le plus souvent sans guillemets. - Vous avez remarqué que la formule de l’œcuménisme peut être aussi : “Paix aux hommes de bonne volonté et guerre aux fripons”. Je citerai ici un collègue géographe, disant que la première activité des bureaux études à la Réunion était de piller la recherche universitaire, et un intervenant dans un débat télévisé sur les séquelles de l’esclavage affirmant qu’un chercheur venu de Paris le lundi repartait expert des questions réunionnaises le mercredi. Tout cela peut paraître banal. Mais on peut penser, et je le crois, qu’il y a là un révélateur de la sociologie réunionnaise. J’y reviendrai. L’anthropologie appliquée n’a évidemment rien en commun avec ces safaris qu’on vient faire à la Réunion parce qu’y prospèrent des éléphants institutionnels particulièrement florissants - comme le Conseil Général et le Conseil Régional par exemple. Pourquoi le théorème dit de Pythagore est-il compréhensible par tous les hommes, sous toutes les latitudes et quelle que soit leur religion ou la couleur de leur peau ? Précisément parce qu’il ne répond à aucun intérêt matériel. Et je crois que, toutes choses égales d’ailleurs, c’est ce même idéal, ce que Platon appelait “le plus long détour”, qui rend possible une anthropologie exercée dans la bonne distance : ni trop près ni trop loin du sujet.

Comme on parle beaucoup d’identité à la Réunion, je vais, à titre d’illustration préliminaire de cette “bonne distance” - je me risquerai plus loin, n’étant spécialiste ni de l’identité ni de la Réunion, à des remarques plus circonstanciées -, essayer d’accommoder sur cet objet mental flou qu’est l’identité. Commentant la commémoration du 20 décembre, un historien nous a expliqué à la télévision, sur R.F.O. le 19 décembre 1994, que “faire le kabar”, c’était comme “faire un bœuf” quand des musiciens de jazz se rencontrent et improvisent ensemble. Ce glissement du sens religieux, propre au culte des ancêtres dans une communauté réunionnaise particulière, à l’idée de rencontre autour d’une musique profane (du service kabaré au kabar ; on trouve bien entendu à la Réunion nombre de cambuses à qui cette affinité sonore a donné de l’esprit et une enseigne) montre que le processus de reconnaissance identitaire n’a que faire de la stricte vérité historique et ethnologique. Une de nos étudiantes réunionnaises est allée faire une maîtrise en Ecosse. Son sujet ? l’identité écossaise bien entendu. Si on vous pose à brûle-pourpoint la question : “Quels sont les signes de l’identité écossaise ?” Vous répondrez vraisemblablement (laissons le whisky pour les agapes qui clôtureront nos journées) : “- Le kilt, les Highlands et la littérature gaëlique”. Or notre étudiante revient à la Réunion avec les résultats suivants : le kilt a été inventé par un général anglais ; les habitants des Highlands étaient des Irlandais et les célèbres Poèmes d’Ossian sont pour l’essentiel la création d’un faussaire de génie dont on peut voir aujourd’hui le portrait sur les billets de banque... Mais qu’importe ! Tout cela fait - vous connaissez la chanson de Maurice Chevalier -, d’excellents Écossais et l’identité écossaise est évidemment bien réelle. Je simplifie bien sûr un problème complexe. Mais je veux montrer par cet exemple, sur lequel je reviendrai, que la contribution de l’ethnologie à la recherche de l’identité et à ce type de question n’est pas forcément ce qu’on attend d’elle.

Je crois que la réponse de l’ethnologie d’aujourd’hui, ici à la Réunion et d’une manière générale, est à l’inverse de la trajectoire du poète : non pas d’une île au monde, selon l’expression de Jean Albany, du particulier à l’universel, mais du monde à l’île. Elle requiert une approche double et un va-et-vient continu entre le particulier et l’universel. Le premier mouvement pourrait être illustré par le constat qu’il y a actuellement environ cinq mille langues aujourd’hui parlées dans le monde et sur le pronostic que, dans moins de trente ans, la moitié auront disparu - cet exemple pour montrer qu’il n’est pratiquement plus possible, aujourd’hui, bien que la méthode y oblige, de disjoindre les sujets. Le second par cette anecdote que j’emprunte à Georges Dumézil. Georges Dumézil était, vous le savez, un érudit considérable qui pratiquait une cinquantaine de langues, dont beaucoup de langues mortes. Il se rendait tous les ans en Turquie pour étudier une langue qui n’était plus parlée que par un seul locuteur. Un jour, le vieil homme avec qui il travaillait - le dernier homme en quelque sorte -, lui dit : “Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu te fatigues à apprendre une langue que ne personne ne parle plus. Tu ferais mieux d’apprendre l’anglais !...” Eh bien, je crois que ce qui fait aussi la spécificité de l’anthropologie, c’est que le dernier homme y tient la même place que tout le reste de l’humanité. Et qu’au fond, il n’y a là qu’un passage à la limite, une spécialisation d’une expérience que nous faisons tous quand nous voyageons. Où que nous allions, nous trouvons des semblables. Une phrase de Lichtenberg me paraît parfaitement définir cet œcuménisme auquel j’ai essayé de souscrire ici : “Le visage de l’homme est pour nous la surface la plus passionnante de la terre”. Voilà l’ouverture de notre discipline dont le difficile savoir implique “goûter”, comme en témoigne l’étymologie, mais aussi interpréter, c’est-à-dire contextualiser.

Ces principes généraux me paraissent susceptibles de définir les lignes de force de la recherche en sciences humaines telle qu’on peut la pratiquer à la Réunion. Expliquer, en sciences humaines, c’est mettre à jour, sous les apparences et les discours officiels, les déterminismes. On ne peut faire d’ethnographie classique, c’est l’évidence, dans une société créole. On peut même se demander si les seuls outils de l’ethnologie sont adéquats ou suffisent pour rendre compte de réalités multiculturelles façonnées par une violence historique dont les effets engagent un mode d’accès à la modernité qui leur est propre. Au-delà des discours officiels, des descriptions ethnographiques ou sociologiques, des analyses économiques, des données strictement historiques et statistiques - l’ensemble recomposant le champ visible du réel -, il faut comprendre comment le présent fait corps avec le passé et comment, aujourd’hui, peut-être, les acteurs de l’histoire assument des rôles prédéterminés. Mais que faire quand on n’est pas spécialiste du “terrain” en cause ? Apprendre, et le devenir, direz-vous... Plutôt que de prétendre parler du haut d’une compétence que je ne possède pas, je vais proposer ici, dans la ligne, je pense, de ce que Paul Ottino a dénommé une “anthropologie de la quotidienneté et du monde actuel”, des observations de style empirique, voire trivial, qui me paraissent contribuer à la qualification de ce sédiment d’histoire qui fait le présent et qui détermine ce qu’on pourrait appeler la personnalité culturelle de la Réunion d’aujourd’hui. Les questions que je vais agiter ne sont pas celles d’une anthropologie théorique, elles émanent, au contraire, des acteurs de la quotidienneté réunionnaise et je m’efforcerai, en les présentant, de ne pas faire usage de l’entonnoir de la langue de bois et autres ustensiles propres à endormir les consciences et à éluder les responsabilités.

Le regard d’un non spécialiste

J’enchaînerai donc - puisque je suis d’ailleurs invité à faire un “bilan” -, sur ma propre “découverte” de l’île où je suis arrivé en octobre 1991. Ce n’est pas tout à fait le bilan attendu, mais qu’importe : j’ai rappelé tout à l’heure que l’anthropologue avait quelque chance d’être pertinent quand il répondait à côté de la question... Le premier choc, dirais-je, quand on descend de l’avion et qu’on a un peu voyagé, passé l’éblouissement de la diversité humaine, c’est l’absence de choc : qu’à 10 000 kilomètres de la métropole, l’infrastructure routière soit semblable, les voitures de la poste jaunes, les poubelles de même facture, l’enseigne des supermarchés, la disposition des rayons, les denrées et les articles à l’identique : la Réunion est un département français. Le second choc c’est, bien entendu, lorsqu’on s’écarte de la frange de prospérité littorale, celui des signes évidents de sous-développement : la Réunion, profondément marquée dans sa constitution et dans son peuplement par la colonisation, est une “isle à sucre” et son entrée dans le monde moderne est commandée par cette histoire. Colonie de peuplement dès l’origine et département depuis un demi-siècle. Votée en 1946, alors que la guerre a laissé l’île dans un état de délabrement matériel, sanitaire et moral qui rend la réalité d’aujourd’hui proprement incroyable à ceux qui ont connu cette période, la départementalisation ne sera véritablement mise en œuvre, on le sait, que sous et par Michel Debré. Et ce, dans un contexte de guerre froide justifiant, mélange de calcul politique et de tradition jacobine (le mot d’ordre d’autonomie du P.C.R. faisant alors de ce parti l’acteur involontaire de cette départementalisation refusée), un investissement national considérable. Cette intégration dans la communauté nationale peut se résumer - je vais, faute de temps, forcer le trait -, dans le passage presque sans transition d’une économie servile à une économie sociale, ou d’une économie de plantation à une économie “keynésienne”. Cette coexistence de sous-développement et de prospérité, justement, la presse métropolitaine, relatant les “événements du Chaudron” de 1991, la caractérisait en rapportant (l’information est d’ailleurs inexacte) que la Réunion était le département français où l’on comptait en même temps le plus fort taux de bénéficiaires du RMI et le plus fort taux de foyers fiscaux imposés sur la grande fortune. Mais ce qui frappe en réalité à la Réunion, ce n’est pas tant la différence entre riches et pauvres, c’est le fossé entre le passé encore visible et vivant et le présent fraîchement importé, entre une techno-structure administrative, juridique et économique importée et la réalité socio-culturelle : la langue de l’administration, quoique généralement comprise, n’est pas la langue vernaculaire, les acteurs de la techno-structure sont exceptionnellement réunionnais alors, pourtant, que les Réunionnais occupent les métiers politiques et la consommation excède plus de dix fois la production de richesses. Troisième choc, en effet, sinon le premier, qui exprime ce fossé, c’est, si l’on me permet cette formule paradoxale que j’extrapole d’une remarque d’Aimé Césaire, la richesse des pauvres : qui se marque spectaculairement, je ne retiens bien entendu que le plus voyant, dans l’importance et le luxe du parc automobile.

Si tout cela fait système et si ce système “tourne”, c’est qu’une logique et un équilibre s’y expriment - et qu’il engendre du profit. La quotidienneté urbaine ne donne nullement l’impression d’une société en crise, malgré les éruptions du Chaudron. C’est plutôt la prospérité des supermarchés qui étonne : en dix ans, La Réunion a fait le chemin parcouru en trente années par la métropole. La “richesse des pauvres” fait évidement le bonheur des sociétés de crédit, d’ailleurs contrôlées par les principaux concessionnaires. La Réunion constitue un marché non négligeable (déstockage et marché du travail compris) pour les produits et les hommes qui arrivent “du froid” et les flux financiers font retour en métropole, pour l’essentiel, après avoir enrichi les commissionnaires locaux. Le cliché d’“économie assistée” par lequel on stigmatise la Réunion, mériterait à cet égard d’être corrigé par une donnée complémentaire, sinon symétrique : celui de la Réunion, marché de la métropole... En fait, ces trois observations, dans leur banalité, - une île à sucre, un département, un supermarché -, décrivent l’émergence et le jeu des strates socio-historiques qui structurent la société réunionnaise d’aujourd’hui. C’est cet “instantané” que je vais tenter de développer.

Si, ouvrant quelque livre d’histoire, on compare la Réunion d’hier à celle d’aujourd’hui, on ne peut manquer d’être frappé par un autre contraste. Avec toutes ses injustices, ses injustices d’un autre temps, la société de plantation, pour user d’une appellation proposée dans les années soixante par Beckford, allait quelque part. Un voyageur qui visite la Réunion en 1860 y décrit les habitants “exclusivement occupés de s’enrichir le plus tôt possible. Le sucre est leur veau d’or, écrit-il, et tout ce qui ne s’y rapporte pas n’a (aucun) prix pour eux”. La Réunion est alors une des gloires de la France du Second Empire. A la pointe de l’innovation et du progrès technique pour tout ce qui regarde le sucre, elle remporte - titre de fierté souvent cité -, plus de cinquante médailles à l’Exposition Universelle de 1856. Comment expliquer que cette île phare soit aujourd’hui le département français qui compte le plus de bénéficiaires du Revenu Minimum d’Insertion ? Un descendant de ces familles d’entrepreneurs qui ont fait la Réunion et qui dit être réunionnais depuis 320 ans affirme que, dès le début du XXe siècle, ces pionniers avaient quitté l’île pour d’autres aventures, en métropole, en Indochine, en Nouvelle-Calédonie ou à Madagascar... Il reste en effet de cette splendeur passée l’Hôtel de ville de Saint-Denis, quelques grandes cases créoles et quelques vieilles filles emblématiques qui attendent de la Commission du Patrimoine un classement qui leur permettrait de sauver les meubles.

C’est donc une autre histoire qui paraît commencer avec la départementalisation. Sur les vestiges de la société de plantation abandonnée par ses promoteurs, une économie sociale fondée sur les notions de rattrapage et de réparation va se mettre en place. Elle vise à donner aux acteurs passifs de l’économie de plantation en crise et de l’économie paysanne de survie qui l’environne les moyens du développement. Cette rupture morale et juridique se fonde sur l’idée qu’une continuité économique est possible et que l’individualisme paysan peut constituer le ferment d’une nouvelle prospérité. En réalité, la départementalisation va progressivement sortir le sucre (qui restera la principale production de l’île) de l’économie de marché, à la faveur d’un processus dont on peut résumer le scénario et l’inspiration comme suit. Profitant du mouvement de replantation d’après-guerre et d’une période de croissance qui s’achèvera en 1954, un certain nombre de propriétaires, hostiles à la départementalisation, vont vendre leurs plantations à l’État par l’intermédiaire des sociétés d’aménagement. Alors qu’une logique implacable de concentration des terres a marqué l’histoire de la canne tout au long du XIXe siècle, le morcellement des grandes propriétés et la redistribution, avec le relais du Crédit Agricole, en lots nécessairement découpés au-dessous du seuil de rentabilité (et ce malgré des gains de productivité obtenus grâce au soutien agronomique et technologique des organismes officiels), sont donnés comme alternative aux lois du marché. L’application du SMIC va, de surcroît, multiplier le nombre de colons. Durant les dix années d’après-guerre, l’Etat injectera dix milliards de francs dans la filière. Alors que les contraintes du marché obligent à produire plus pour abaisser les coûts, objectif qui se réalise généralement par l’extension des surfaces, la canne est aujourd’hui achetée au planteur à un prix inversement proportionnel à la surface qu’il cultive. Le traitement social de l’agriculture n’est évidemment pas une spécificité réunionnaise, ses concepteurs ayant appliqué des recettes ayant déjà servi à administrer la “fin des paysans” en métropole. A ceci près qu’il s’agissait ici... de créer une nouvelle paysannerie.

Si la société de plantation était une machine à broyer qui produisait de la richesse - je pense évidemment avec cette image à la Critique de la Faculté de juger -, la départementalisation se révèle être une machine à produire de l’égalité dont on peut se demander pourquoi elle n’a pu engendrer que cette économie d’import-distribution si caractéristique de la quotidienneté d’aujourd’hui. Un élément de réponse tient dans le fait que l’argent du sucre, alors que s’offrait à lui le marché sans risque de la distribution induit par l’équipement de l’île, le traitement des fonctionnaires et l’aide sociale, n’avait pas de raison de s’investir dans la production de biens et dans la création d’emplois (comme cela a pu se passer à Maurice). En trente ans, le chiffre des importations a été multiplié par cent. Par une inversion du mouvement de peuplement des Hauts (peuplement provoqué par la concentration des exploitations sucrières, la paupérisation des Blancs, le marronnage, l’émancipation des esclaves), l’exode rural a fait refluer les habitants vers les agglomérations côtières de la ceinture sucrière. Il est question d’y construire 12 000 logements par an et on ne peut manquer d’être frappé, quand on fait le tour de l’île, par la multiplication, pratiquement ininterrompue, des lotissements sur les versants côtiers. Cet exode, reflux du mouvement de civilisation des Hauts qui retournent en friche, ne correspond nullement à ce qui a pu se passer dans les campagnes européennes où la fin des paysans a nourri le développement industriel (il y a 8 000 emplois industriels à la Réunion pour 650 000 habitants). Les maires, autrefois sucriers ou représentants de l’économie du sucre, sont devenus les intermédiaires de l’économie sociale. Principaux entrepreneurs de l’île par le biais des emplois communaux et des C.E.S., ils reconduisent à leur profit, grâce à l’aide publique, un clientélisme dont les caisses étaient autrefois alimentées par la rente du sucre. C’est la fin d’un monde dur où “il n’y avait rien pour celui qui ne travaillait pas”, selon une expression souvent employée par ceux qui ont connu cette période, la mise en place du R.M.I. après l’accession de la gauche au pouvoir ayant d’ailleurs révélé une misère persistante. La population double en l’espace d’une génération. Près d’une personne sur deux en âge de travailler est aujourd’hui sans emploi...

Le sucre

Quand on cherche à décrire le réel selon l’ordre des raisons, toutes les causes ne sont pas équivalentes. C’est le “premier moteur” qui doit être identifié. Et c’est évidemment du sucre et de l’esclavage qu’il faut partir pour comprendre la situation d’aujourd’hui. Pour prendre encore une fois encore un chemin de traverse, je rappellerai trois données dont la rencontre a changé la face du monde et qui ont contribué à faire de la Réunion ce qu’elle est aujourd’hui. La première, c’est que le jus de la canne ne se conserve pas et que, à la différence d’autres denrées tropicales, il doit être transformé sur place : la plantation doit aussi être une usine. La deuxième, c’est que le sucre, qui était une épice et un médicament (comme l’atteste son nom latin), a pu devenir un produit de consommation courante : premier article de luxe bon marché (si je puis dire), le sucre a suscité une aventure agro-industrielle et commerciale sans précédent. La troisième, c’est que la réunion de ces deux facteurs a provoqué la migration, forcée ou volontaire, d’environ cent millions de personnes dans le monde : l’éblouissement de la diversité humaine qu’on éprouve en arrivant à la Réunion tient là son origine.

C’est le sucre, avec son économie particulière, qui a façonné la société réunionnaise. On a pu dire que la culture de la canne à sucre avait opéré la synthèse du champ et de l’usine, appelant un contrôle de la terre et des moulins, de la main-d’œuvre et du capital et qu’elle avait anticipé la révolution industrielle. La production du sucre requiert en effet une planification rigoureuse de la terre et des hommes. La canne doit être coupée dès qu’elle est arrivée à maturité et broyée aussitôt coupée. Culture et coupe, broyage, ébullition et cristallisation, travail de la terre et travail de l’usine doivent être étroitement synchronisés. “Il y a des pays, disait Montesquieu, où l’on peut presque tout faire avec des hommes libres”. Cela n’est évidemment pas le cas des pays et des “isles à sucre”, aux populations décimées, hostiles, indifférentes au salaire, ou encore inhabitées, comme la Réunion. Il apparaît une relation de nécessité entre l’esclavage et le sucre. Au milieu du IXe siècle une révolte d’esclaves de la canne eut lieu au Moyen-Orient dans le delta du Tigre et de l’Euphrate. C’est l’implantation de la culture de la canne à Saint-Domingue, les Indiens Taino exterminés, qui est à l’origine des premiers convois de traite, dès le début du XVIe siècle. La production du sucre requiert une concentration de main-d’œuvre qui, dans les conditions géographiques et historiques données n’a pu être mise en œuvre que par la coercition, avec les formes d’asservissement plus ou moins extrêmes que l’on sait. Concentration de moyens humains et matériels et synthèse technologique, c’était déjà les caractères déployés par les Arabes lorsqu’ils portèrent la canne jusqu’à Valence et Agadir, aux limites septentrionales et méridionales de la Méditerranée, exportant des techniques de culture et d’irrigation empruntées au Moyen-Orient. Il apparaît aussi une relation nécessaire entre l’expansion politique, avec ce qu’elle suppose de mobilisation humaine, technique et idéologique et l’exploitation de terres ouvertes par la conquête. Les cultures commerciales, dont la canne est le prototype, telles que les pays d’Occident les ont pratiquées constituant une manière d’achèvement de cette entreprise. On change alors, en effet, d’échelle géographique et économique. La crise économique que connaît l’Europe au XVIe siècle se résout dans un basculement des échanges de la Méditerranée et de la Baltique vers les pays ouverts par la circumnavigation et principalement vers l’Amérique sous la forme du commerce “circuiteux” ou du commerce “en droiture”. Conquête, production, commerce sont les trois agents de la révolution mercantile qui se nourrit de son propre développement. “Notre commerce avec nos Plantations ou Colonies des Indes Occidentales, pouvait écrire J. Pollexfen en 1697, nous débarrasse d’une grande quantité de nos Produits et Marchandises Manufacturés, Comestibles et Articles Artisanaux, et nous fournit en Marchandises requérant une Manufacture plus poussée et autres (produits) en abondance que nous pouvons Exporter aux Nations Étrangères”. Des terres conquises, exploitées par des plantations fournies de main-d’œuvre et d’outils, donc une marine de guerre et une marine de commerce, des entrepreneurs et des esclaves. Un marché de consommateurs européens en expansion propre à absorber les productions tropicales et à les transformer, donc des hommes libres. Le capitalisme originel conjugue l’esprit d’entreprise et la coercition.

A la Réunion, où l’implantation de la canne, consécutive à la perte de Saint-Domingue, est tardive, l’extension se fait aux dépens des cultures vivrières et à la faveur d’un défrichement vers les Hauts. La surface des terres cultivées double au cours du XIXe siècle. Les planteurs sont des entrepreneurs et la main-d’œuvre, fixée autour de l’usine, est maintenue dans un état de dépendance qui n’est pas moindre en liberté qu’en servitude. “Durant mon séjour à Barrio Jauca, écrit Sidney Mintz parlant de Porto-Rico, mais en des termes qui auraient pu décrire la ceinture sucrière de la Réunion, je me sentais comme dans une île, flottant sur une mer de canne à sucre... Tout évoquait une époque ancienne. Seul manquait le claquement du fouet.(...) Ces gens n’étaient pas des fermiers pour qui la production de biens agricoles était une entreprise commerciale ; ce n’étaient pas non plus des paysans, travaillant une terre qui leur appartenait ou qu’ils pouvaient considérer comme étant la leur, et donc faisant partie d’un mode de vie caractéristique. C’étaient des ouvriers agricoles qui ne possédaient ni terre ni moyens de production et qui devaient vendre leur travail pour survivre. C’étaient des salariés qui vivaient comme des ouvriers d’usine, qui travaillaient dans des usines installées à la campagne et qui achetaient dans les magasins la plus grande partie de ce dont ils avaient besoin. La plupart de ces produits venaient d’ailleurs : tissus et vêtements, chaussures, blocs de papier à lettre, riz, huile d’olive, matériaux de construction, médicaments. A quelques exceptions près, ils consommaient ce que quelqu’un d’autre avait produit.”

La fin de la plantation, frappée d’obsolescence morale et sociale, doit donc être comprise avec toutes les conséquences que comporte la liquidation d’une industrie quand les hommes qui ont été déportés et rapprochés à cet effet sont eux-mêmes abandonnés sur le site, comme les rouages désunis d’un calcul dans lequel ils n’étaient que des acteurs passifs. Ce drame humain n’est pourtant pas comparable au sinistre industriel de la mine ou de l’usine. Livrant à eux-mêmes des hommes déshumanisés par l’esclavage, entretenus dans une situation de minorité fonctionnelle après avoir été arrachés à leur milieu, cet abandon redouble en l’inversant le préjudice de la servitude. J’illustrerai les effets rémanents de cette déculturation par un courrier des lecteurs paru après une émission de R.F.O. sur l’esclavage. (Je m’excuse de faire référence, devant un public aussi savant, à quelque chose d’aussi ordinaire qu’un point de vue de lecteur : je prends cette précaution, car je vais récidiver). Ce point de vue proposait d’expliquer les stigmates de l’esclavage par un reportage d’une chaîne américaine sur les gangs d’enfants noirs à Chicago. “On y voit une grand-mère dont le petit-fils, âgé de quinze ans, sort de prison : il a tué deux membres d’un gang rival. Non ! Elle ne croit pas du tout que son garçon soit un criminel. C’est un bon petit ! Et puis elle change tout à coup de discours et se met à expliquer avec une véhémence contenue : ‘Il y a des usines pour recycler le plastique ; il y a des usines pour recycler le verre ; il y a des usines pour recycler le papier ; il y a des usines pour recycler le métal. Mais vous êtes Noir, homme, femme, enfant, vous n’avez pas de travail et pas d’argent, vous êtes fini !... Le Noir est jetable ; il est perdu !’ Le crime de l’esclavage, c’est aussi d’avoir brisé le ressort qui permet aux hommes, sous toutes les latitudes, de s’adapter au monde et de prendre en main leur destin.” Après l’abolition de 1848, la moitié des esclaves libérés se dérobèrent au contrat d’engagement qu’ils étaient incités à signer. Acteur de cette époque, de Châteauvieux écrit : “Ils désertèrent les grands ateliers et se répandirent sur les grandes propriétés où un sol médiocre avait été laissé sans culture. Ils prenaient des fermages à moitié de revenus... Mais ce qu’ils ambitionnaient avant tout c’était d’avoir un lieu pour y établir une demeure, y élever des animaux domestiques et y vivre en famille, sans se préoccuper de l’avenir ni souvent même d’assurer leur subsistance par des cultures bien entretenues.” Indice de cette déshérence sociale qui fait continuité avec aujourd’hui : en 1847, la consommation d’alcool était de 5 litres par habitant, elle sera de 10 litres en 1862. Le nombre de débits de boisson est multiplié par quinze entre 1850 et 1862. Aujourd’hui, selon l’association “Vie libre”, le département compte 100 000 malades alcooliques, 70 % des RMistes étant atteints, l’alcool étant directement ou indirectement responsable d’une hospitalisation sur quatre et de 60 % des hospitalisations psychiatriques.

La réparation

La vie politique et sociale de la Réunion d’aujourd’hui est d’évidence marquée par cette histoire du sucre : paysage agricole et paysage humain, ceinture sucrière et paysans des Hauts, concentration des terres et paupérisation des “Petits Blancs”, esclavage et engagisme. Aucune activité économique n’ayant à ce jour remplacé la plantation, qui aurait réuni les parts contraires de cet héritage, cette machine a broyer continue à vivre dans les consciences. La départementalisation, dont c’était pourtant un objet, n’a nullement effacé cette histoire. Rattrapage et réparation, au lieu d’égaliser les chances en réalisant l’égalité sociale, ont légitimé et légalisé ce couple du ressentiment et de la mauvaise conscience que la Réunion d’aujourd’hui forme avec la métropole. Cette idéologie de la réparation a pour propre d’engendrer une insatisfaction par définition jamais comblée puisqu’elle se nourrit des preuves mêmes de cette réparation. Ce n’est pas seulement dire que le dommage ne sera jamais réparé - puisqu’il est accompli et par là même irrémissible -, c’est aussi constater que la réparation enchaîne les partenaires, engendre la dépendance, et perpétue le crime. Aujourd’hui que les prestations sociales sont identiques à la Réunion et en métropole et que l’“égalité” est atteinte, vient de naître, juste de retour des “assises de l’égalité” tenues à Paris, un mouvement dénommé : “Égalité plus”.

Cette valeur de réparation détermine l’action de ceux qui parlent au nom des exclus et qui, dans le mouvement général de décolonisation qui caractérisait l’époque, militaient pour l’autonomie. La section locale du P.C.F. est devenue Parti Communiste Réunionnais pour préparer l’indépendance. Calcul et culpabilité engagent alors le pouvoir dans une politique d’équipement des DOM qui vise à combler le retard avec la métropole et à “faire entrer la Réunion dans le XXe siècle”. La revendication identitaire, qui voulait nationaliser le sucre, réclamant l’autonomie avec une aide annuelle de l’Etat de huit milliards de francs, indexée sur l’inflation, “en compensation de trois siècles d’esclavage”, se convertit alors à la départementalisation et se pourvoit sur ce dédommagement. En réalité, le tournant politique est pris, alors que l’esprit du temps paraît pourtant imposer l’indépendance, quand il devient patent que la “nationalisation” du sucre engendrera régression sociale et régression économique. Le sucre n’étant concurrentiel que dans les conditions de concentration des terres et d’exploitation des hommes éprouvées, les indépendantistes eussent dû, comme Toussaint-Louverture en son temps (qui instituait dans sa Constitution de 1801 - “triste instrument législatif” écrira un Victor Schoelcher désabusé de son héros -, un servage encadré de mesures policières, préfiguration, peut-être, des modernes kolkhozes), restaurer la plantation. L’année 1975 voit d’ailleurs à la fois l’élection de Giscard d’Estaing, réputé partisan de l’autonomie des DOM, à la présidence de la République et une nouvelle crise de l’économie sucrière.

L’économie de la départementalisation et l’économie de l’identité

En réalité, la départementalisation, à partir des années Debré, avec l’équipement routier, urbain, sanitaire, administratif et scolaire de l’île a été la seule activité économique - pour parler bref -, à prendre le relais de la société de plantation, égalisant les représentations et les valeurs mais perpétuant les rôles, pour l’essentiel. Le choc culturel a été à la mesure de l’abîme existant entre la colonie et sa métropole et de la ruine où se trouvait la Réunion en 1945 où, pour prendre un exemple qui dispense d’autres chiffres, le taux de mortalité infantile était de 145 pour mille. Il faut avoir vu une veste telle que pouvait en porter un membre de la classe moyenne à la fin de la guerre pour comprendre l’isolement et la détresse de l’île à cette époque, et savoir qu’aujourd’hui le chiffre d’affaires engendré par l’habillement est de un milliard sept cents millions de francs pour mesurer l’écart.

L’équation de la départementalisation était contenue dans cette déclaration de Léon de Lepervanche qui en réclamait le légitime bénéfice devant l’Assemblée nationale : “Depuis 1935, la formule ‘La Réunion département français’ inscrite sur les banderoles lors des manifestations ouvrières clamait la confiance de nos compatriotes en cette démocratie française à l’écart de laquelle ils étaient tenus. (...) Nous tenons à dire que nous ne connaissons pas les profondes différences qui existeraient entre nos populations et celles de la métropole. Il n’y a en effet chez nous aucun problème d’ordre linguistique, culturel et national.” Ce qui fonde la départementalisation, c’est évidemment l’appartenance sans différence à la communauté nationale. Cela signifie que la langue créole, n’est pas une langue à part, mais un héritage original du français, que la culture créole est marquée de façon indélébile par le Code civil et que l’identité réunionnaise est impensable hors cette appartenance. Le statut départemental se justifie, en ce sens, par l’histoire propre des “quatre vieilles”, colonies de peuplement façonnées par la société de plantation. Françaises jusque dans les dernières conséquences de cette économie aujourd’hui disparue. La spécificité réunionnaise n’aurait donc en propre, selon cette logique - avec ses “droits spéciaux” que le Code lui reconnaît -, que les traits particuliers de cette organisation des hommes et non cette particularité de langue, de culture et d’identité qui fait les nations.

La société réunionnaise, à la profondeur historique faible et à la pluri-ethnicité marquée est une réunion d’immigrés, forcés ou volontaires, assemblés et organisés pour les besoins de la plantation. Le devenir de ces éléments, une fois le pouvoir d’organisation et de coercition de cette économie épuisé et une fois rendus à leur identité, est bien entendu fonction de leur place dans le procès de production et, vraisemblablement aussi, de la capacité d’adaptation qu’ils ont pu sauver de cette entreprise qui a brisé ou marginalisé les plus faibles. En 1840, la population blanche était composée pour deux tiers d’indigents. Ceux-là, qui sont retournés aux franges de la civilisation peupler les Hauts, des Cadet, des Dieudonné et autres fils de famille désargentés grattant la terre avec leur particule (et qu’on voit quelquefois réapparaître aujourd’hui à la rubrique des faits divers pour un coup de sabre à canne donné sous l’empire de l’alcool à un voisin de misère), partagent avec les descendants des esclaves l’image la plus dévalorisée. Bien que le métissage soit ancien et, pour ainsi dire à la fois originel et consubstantiel à la Réunion, bien que la plupart des Réunionnais soient “mélangés”, on constate dans la vie quotidienne une utilisation, et donc une fonctionnalité, de jugements distinctifs référés au phénotype et à une “ethnicité” plus qu’incertaine puisque déjà brouillée aussi bien dans les traits que dans les généalogies. Paradoxalement, ces vestiges physiques d’appartenance font l’objet d’un investissement sémantique et psychologique qui est supposé révéler les identités profondes. Cette carte psycho-cognitive de l’altérité et de la différenciation sociale - l’ensemble des préjugements, des a priori, des stéréotypes -, vise bien entendu, quand cela est possible, la substantialisation, la reproduction ou la sauvegarde de réseaux d’affinité à finalité économique (à tout le moins, une identification sentimentale à telle ou telle “communauté”). Sous la loi de l’indifférence raciale qu’est la loi républicaine, la seule ségrégation pertinente est de nature économique, on le sait. Tous les hommes sont supposés égaux, sinon devant la richesse - il s’en faut - du moins devant les moyens de l’acquérir. Mais nul n’ignore que dans l’espace social ouvert par cette indifférence formelle jouent des cultures, implicites ou parallèles mais déterminantes, qui portent non seulement sur la transmission des biens mais sur les techniques d’acquisition et de conservation de ces biens. La culture de l’identité, précisément, la religion, le système matrimonial (“le mariage est la moitié de la religion”, dit un livre sacré, la fabrication communautaire de l’identité étant l’autre moitié, on peut le supposer), l’éducation des valeurs y travaillent. Dans une société créole, la condition nécessaire et suffisante pour être reconnu comme “Chinois”, par exemple, n’est pas d’avoir quatre quartiers en Chine, mais de se reconnaître et d’être reconnu comme tel. Ce qui suppose l’activité de critères minimaux (et non optimaux), l’important pour un “Chinois créole” étant aujourd’hui, me semble-t-il, si l’aspiration de ces catégorisations où le religieux et le social priment l’ethnique est bien de naturaliser des situations existantes ou d’anticiper une différenciation à qui il ne manque qu’un statut, d’être “quelque chose” de Chinois avant d’être créole - ce qui le prédispose d’ailleurs à “faire chinois” vis-à-vis de tous les autres créoles. Cette revendication n’a qu’un sens privé dans des conditions de simple survie et ne devient véritablement opératoire que lorsqu’il est question de partage ou de transmission. Dans la nuit de la servitude, tous les hommes sont gris. Ce que vérifie une thèse en cours portant sur trois siècles de mariage à Saint-Leu, thèse qui fait apparaître la non pertinence des clivages ethniques dans les mariages sans contrat de mariage. C’est contre ceux-là qui n’ont pu tirer du jeu social les éléments positifs de leur différence (qui n’ont pu “positiver leur différence”, pour causer jargon) - que leur différence paraît assigner, à l’inverse, aux rôles dévalués -, que les stéréotypes sont le plus stigmatisant et qu’opère la différenciation en vertu de ce principe universel qui veut que ceux qui sont différents soient déjà suspects sinon toujours mauvais et que ce qui s’oppose à moi est nécessairement différent (ce qui apparaît immédiatement dans la satisfaction intellectuelle et morale qu’il y a à constater que le désaccord que je peux avoir avec mon voisin était déjà visible et lisible dans son appartenance : “Espèce de....”). La pluri-ethnicité paraît à cet égard offrir un secours supplémentaire aux voies de la pseudo-spéciation et de la compétition sociale.

Le destin des différentes communautés réunionnaises - quand elles se revendiquent comme telles -, est, en effet, contrasté et leur situation relative d’aujourd’hui dépend de la manière dont elles ont pu s’insérer dans le processus économique de la départementalisation. C’est dire que l’identité créole - selon le sens que cette expression prend aujourd’hui - pourrait bien être cette cotte qui va à tous, puisqu’elle consacre la part d’histoire commune, mais qui ne sied véritablement qu’à ceux qui n’ont pas les moyens économiques d’une autre identité. C’est de part et d’autre du comptoir de cette économie de comptoir que se définit la réalité sociale de l’île et que réside la véritable fracture. Il ne s’agit plus d’une minorité qui vivait de l’extraction du travail de la majorité dont elle organisait l’emploi, mais davantage - et bien que la blessure de cette dernière image soit encore vive -, d’une minorité qui vit indirectement du revenu du reste de la population : des salaires de la fonction publique (près d’un emploi sur deux), de l’investissement national dans le département et des transferts sociaux. Il n’y a pas, au sens strict, de communautés à la Réunion, mais tous les Réunionnais ont l’air de savoir qui fait quoi. De toute éternité. Ces sociétés anonymes, “ethniquement” identifiées, nées du sucre, du textile ou de la boutique sont supposées entretenir un paternalisme de clientèle et une endogamie économique qui leur permet de vivre à part de la société globale. Bien que l’économie sociale autorise une participation relative de la plupart à cet équivoque banquet de la consommation (pour ne pas citer Malthus) dont ils sont les principaux auxiliaires, ces groupes sont explicitement visés comme tels - pendant les émeutes du Chaudron par exemple - et stigmatisés de manière récurrente dans les stéréotypes et les jugements, avec une violence verbale qui défie parfois la citation.

La Réunion “pied de riz”

Un informateur, Réunionnais qui n’était pas rentré au pays depuis une dizaine d’années, s’étonnait en ces termes de la formidable transformation de l’île : “Il doit y avoir une mine d’or quelque part à la Réunion !” Un filon de cette mine, c’est vraisemblablement le salaire indexé des fonctionnaires, aligné à ce titre sur celui des expatriés (il s’agissait à l’origine d’une “prime coloniale”) qui explique qu’à la Réunion, un emploi dans la fonction publique coûte à l’Etat 50 % plus cher qu’en métropole et qu’une cantinière réunionnaise (figure emblématique de la vie politique locale) gagne davantage qu’une institutrice parisienne. C’est le “standing de 40 000 privilégiés” dont parlait le préfet Perreau-Pradier en 1960. S’il n’y a pas de “communalisme” à la Réunion (expression par laquelle on désigne, à Maurice notamment, l’exclusivisme ethnico-religieux) s’il n’y pas, non plus, de “malaise créole” (expression par laquelle on désigne à Maurice l’exclusion économique des descendants d’esclaves), bien que les milieux défavorisés soient majoritairement de cette origine, c’est que le matérialisme républicain fournit à la fois le mode d’emploi consumériste, le consommateur et les biens de consommation - et engendre une apparence de sécurité parfaitement exprimée par cette “une” du Journal de l’Ile : “Grève d’Air France : la Réunion va manquer de produits frais”. Le calendrier liturgique réunionnais est rythmé par tous les anniversaires des ouvertures de supermarchés et autres distributeurs qui investissent chaque année 60 millions de francs dans la seule publicité qui est distribuée dans les boîtes aux lettres. Pour en rester au plus voyant, le parc automobile qui frappe par son importance, son luxe et sa nouveauté : en 1995, la proportion de véhicules de moins de cinq ans était de 51,3 %, pour 210 000 véhicules, alors qu’il n’est que de 40 % en métropole. Le chiffre d’affaire engendré par l’automobile, qui absorbe avec l’équipement 40 % du PIB, a été de 5 milliards et demi en 1994 et le réseau routier est saturé : près d’une voiture tous les dix mètres. Le taux d’accroissement des cinq dernières années a été quatre fois celui de la métropole.... Alors que le marché de l’automobile est en crise, les 30 000 immatriculations seront probablement atteintes en 1996.

Un slogan de la départementalisation était : “En abattant les grands arbres, on pourra laisser pousser les petits”. Mais, comme on a pu le dire : “Le cordonnier n’est pas devenu fabricant de chaussures, le tailleur n’est pas devenu fabricant de vêtements. Ils ont même disparu.” En réalité, la départementalisation et la décentralisation ont permis l’émergence d’une élite économique et politique de concessionnaires, créant pratiquement de toutes pièces une “classe moyenne” qui n’existe nulle part ailleurs que dans les départements d’Outre-mer français (une caractéristique de la société de plantation étant précisément l’absence de classe moyenne). Ceux qui n’étaient pas nés dans le commerce se sont spécialisés dans l’esthétique de la réparation et font carrière dans la politique. Ce sont ces politiques qui gèrent le difficile équilibre de l’identité créole et de l’investissement national, associant dans une sorte de double bind la revendication anti-coloniale et la protection paternelle, la citoyenneté et la justice. Cette économie sociale, cette économie blanche - sans production de biens -, laisse en déshérence, sans projet et sans travail, une part majeure de la population réunionnaise.

“La Réunion qui gagne”

“La Réunion qui gagne”, pour reprendre la une d’un quotidien, n’a rien à voir avec les succès de Maurice (où 32 % des voitures ont plus de quinze ans) dont l’ambition est de devenir, à l’instar des pays asiatiques, le dragon du sud-ouest de l’Océan indien. La Réunion qui gagne, c’est la Réunion qui joue. C’est un joueur de loto du Port qui encaisse le gros lot... En 1992, les Réunionnais ont dépensé 930 millions de francs dans les jeux. C’est l’équivalent du RMI. 501 millions pour le PMU en 1993, sans hippodrome et sans chevaux. La Française des Jeux y réalise à la Réunion 2,8% de ses recettes (pour un centième de la population). Il existe 158 points de vente informatisés en temps réel. L’administrateur régional de la “Française des Jeux” a dû démentir une information de Free Dom (radio) expliquant sur les ondes que les billets de loterie vendus à la Réunion comportaient moins de gagnants. Non, non ! Le loto est démocratique et ne pratique aucune ségrégation : “Nous avons déjà envoyé tourner la roue du Millionnaire” à 119 Réunionnais sur un total de 3 000 (gagnants). “Ce qui fait près de quatre fois la moyenne nationale par habitant et correspond très exactement au pourcentage de billets vendus” (le Quotidien du 3 mai1994). A l’inverse, et au vu de cette fréquence sans doute, certains métropolitains pensent qu’il y a davantage de billets gagnants à la Réunion... C’est pourquoi des touristes métropolitains en font provision.

En juin 1993, la Police de l’Air et des frontières, à la suite de plusieurs plaintes ayant donné lieu à des arrestations, enregistrait une trentaine de départs de “marabouts” africains. “Les marabouts sont de retour” titrait pourtant récemment un quotidien. Le marketing, les périples commerciaux et la périodicité migratoire de ces “marabouts” montrent qu’il existe un marché de l’occultisme spécifique à la Réunion et dans les DOM. L’ordonnance du 2 novembre 1985 sur le droit de séjour des étrangers n’autorisant qu’une présence ne pouvant pas dépasser trois mois, ceux d’entre eux qui ne possèdent pas la nationalité française quittent alors le territoire pour obtenir un nouveau visa. La plupart de ces guérisseurs sont originaires de l’Afrique de l’Ouest. S’ils s’intéressent particulièrement aux Antilles et à la Réunion, organisant parfois une rotation "DOMienne" dans les mêmes lieux de consultation, ce n’est pas en raison de l’origine africaine de la population, c’est en raison de son pouvoir d’achat. Retour d’affection, désenvoûtement, exorcisme, impuissance..., succès au permis de conduire ou au jeu sont les principaux motifs de consultation. A la Réunion, la détresse sociale connaît avec le ciel quelques accommodements.

La masse financière déplacée par la départementalisation a fait, en une trentaine d’années, d’un pays du Tiers Monde un pays dont le niveau de vie est voisin de celui de l’Espagne. Sans doute, ont disparu des bidonvilles du Port ou de la commune Primat les cochons noirs en liberté et les métiers de récupération sur les décharges, ces scènes d’un ailleurs révolu dont ne subsistent que les bandes de chiens errants. Mais la vie politique réunionnaise a-t-elle fondamentalement changé ? Le succès de Free Dom, mouvement politique né avec une télévision pirate (et mort avec elle) qui a supplanté en quelques mois un demi-siècle de revendication sociale avec la figure libératrice d’un métropolitain ayant échappé à la conscription (et venu faire carrière dans ce corps des V.A.T. dont je reparlerai), prophète de la libération des opprimés qui a introduit le film pornographique et la violence la plus crue dans les foyers, montre à l’évidence le caractère labile des clientèles et l’illusion de ceux qui se donnent pour les porte-parole des exclus. La départementalisation a-t-elle réparé l’esclavage ? Dans la mesure où leur procès a révélé que les deux marrons les plus célèbres de l’île étaient soumis à l’impôt sur la grande fortune, on pourrait le penser.

La départementalisation n’a pas effacé l’histoire, parce qu’elle n’a pas été en mesure de rendre leur autonomie à ceux que la plantation avait exclus ou broyés. Elle n’a pas jeté les bases de la société égalitaire annoncée ni constitué le ferment d’une identité qui aurait rassemblé en un même destin les éléments divers de la société, ses composantes les plus dynamiques, économiquement parlant, revendiquant ostentatoirement une tradition à part et une identité à part, et ayant d’autant moins besoin du sceau de l’“homme réunionnais” pour prospérer que c’est du cadre républicain et non de cette identité qu’ils tirent à la fois les moyens économiques et le dispositif réglementaire de leur prospérité. “La Réunion qui gagne” est de l’autre côté du comptoir. C’est celle qui vend les billets. Les “affaires” réunionnaises ayant révélé, est-il besoin de le rappeler ? que la classe politique en cause était, elle aussi, derrière le comptoir.

Une approche réunionnaise de l’ethnicité

Malgré trois siècles de métissage, en effet, malgré un demi-siècle de départementalisation, malgré le cadre républicain et malgré les discours officiels, la revendication des identités particulières peut étonner. Elle était pourtant contenue, me semble-t-il, dans les prémisses de la départementalisation. Je vais m’appuyer ici sur une thèse d’anthropologie, en instance de soutenance, qui porte sur l’ethnicité à la Réunion. Un intérêt de cette thèse est d’avoir abordé de front, à l’aide d’un questionnaire passé 768 fois et comportant 338 688 réponses, le problème des catégorisations, des stéréotypes et des jugements de valeurs “interethniques” dans l’ingénierie de la société réunionnaise. Plutôt que de dire que les catégories ethniques n’existent pas puisqu’elles sont dépourvues d’objectivité, l’auteur, prenant en considération non pas les hommes “tels qu’ils devraient être” ou tels que les idéaux républicains se les représentent, mais les hommes “tels qu’ils sont” photographie, en quelque sorte, l’ensemble des représentations que les Réunionnais se font de leurs “concitoyens”. J’ai envie d’ajouter qu’il faut être réunionnais pour se lancer dans une telle entreprise, tant, à l’inverse, un regard extérieur voit des “mélanges”, jamais des “types” et se lasse rapidement d’attribuer des appartenances, et que ce questionnement théorique m’apparaît lui-même comme un produit de la société réunionnaise. Il y a là un naturel et une gymnastique classificatoire à laquelle l’“étranger” n’est pas formé. Pour le dire d’une anecdote : croisant à l’université - avec cette attention (très) flottante qu’il sied à un enseignant d’accorder à des étudiantes avec qui il n’est pas en relation pédagogique -, un groupe d’étudiantes, vraisemblablement apparentées, d’origine indienne, vêtues à l’occidentale, j’ai eu soudain l’impression de me trouver, comme dans un rêve éveillé, au milieu d’une cérémonie “tamoule”, tant à la Réunion, c’est la diversité qui est la règle - et l’université, probablement une des moins sélectives qui soit, en est l’illustration -, et l’uniformité l’exception. “Je me sentais noire dans ce monde blanc” dit une réunionnaise des Hauts, de retour d’une année d’études dans une ville du nord de l’Angleterre. La diversité est ici essentielle au paysage humain.

Le bénéfice de l’approche systématique est d’abord celui de la règle formulée en 1911 par Ferdinand de Saussure, savoir que les termes pris isolément n’apprennent rien, mais que c’est dans la considération des relations entre les termes, seules significatives, que peut se déployer la sémiologie. C’est donc le processus de différenciation sociale et la conscience que les acteurs peuvent en avoir qu’il est possible d’observer par l’analyse de cette “ethnoscience” qu’est l’opinion. Le second bénéfice de l’approche systématique est évidemment de fonder statistiquement des attributions présumées que tout le monde connaît et à qui la censure républicaine dénie l’existence. Je ne suis pas sûr, je viens de le laisser entendre - mais peu importe -, que ce soient ces présupposés méthodologiques qui aient imprimé à cette thèse la démarche en cause. En réalité, l’auteur est un jeune chercheur réunionnais préoccupé de l’identité réunionnaise et de son devenir qui, faisant fi de la langue de bois des politiques - qui font comme si le problème n’existait pas, mais qui n’en pensent et n’en agissent pas moins -, avec une sûre connaissance du “terrain”, estime que le facteur ethnique constitue une donnée fondamentale de la société réunionnaise et que la description de cet “état des lieux” est la démarche préalable à toute évaluation de l’avenir de la Réunion. Son engagement se marque plus précisément dans son souci et dans son espoir, parfois explicitement formulés, que les stratégies de reproduction des groupes dominants soient tempérées par des processus qu’il identifie comme étant caractéristiques de la formation d’un melting-pot. Sous ce titre, l’auteur fonde visiblement son raisonnement sur la distance, voire l’opposition, qui peut exister entre les opinions des deux tranches d’âge retenues (20-25 ans - 55-60 ans). La véritable question étant, au delà de ces évaluations, celle des évolutions autorisées par les contraintes matérielles et sociales.

D’une manière générale, ses résultats confirment ce fait que la pluri-ethnicité, loin d’appeler un langage commun, a pour premier effet de renforcer l’ethnicité. Comme si le mammifère classificateur qu’est homo sapiens sapiens se saisissait de la différence, a fortiori phénotypique, non pas pour se mettre en question, comme on pourrait le croire ou l’espérer, mais pour alimenter ses certitudes (sans doute parce que la simple perception de la différence est déjà porteuse d’incertitude) et pour conforter son être par une différence qui lui est préalable. Ce qui se vérifie ici dans l’affirmation identitaire des groupes leaders - qui se posent parfois en fédérateurs. Le seul résultat véritablement inattendu de cette enquête, à mes yeux - ce n’est nullement amoindrir les autres, car il y a un monde entre croire que les choses sont ainsi et savoir que les choses sont ainsi -, réside dans l’extraordinaire image, certes marquée d’ambivalence, dont bénéficie le “zoreil” dans la presque totalité des catégories répertoriées. Il y a là une indication, je pense, sur le désarroi moral et culturel de l’île, qui exprime le fossé entre la techno-structure et la réalité sociale, et sur laquelle je voudrais m’arrêter.

Car la départementalisation n’a pas seulement fait passer les fonctionnaires locaux sur une autre planète (un commissaire de police à la retraite raconte que son salaire a été d’un seul coup multiplié par sept et qu’il était bien embarrassé avec tout cet argent dont il ne savait que faire - il y eut aussi des rappels que j’ai entendu qualifier de “considérables”), les installant sur un pied de réalité sans commune mesure avec le réel, elle a provoqué une nouvelle vague d’immigration dans l’île, celle des métropolitains, qui étaient 818 en 1946 et qui sont aujourd’hui plus de 40 000. Le Mémorial de la Réunion, édité en 1979, diagnostique : “L’augmentation du nombre des fonctionnaires métropolitains, et le système départemental qui les fait “tourner” au bout de quelques années aura des conséquences psychologiques assez malheureuses : les Réunionnais n’accepteront pas toujours très bien ces “z’oreils” dont la qualité professionnelle n’est pas toujours des meilleures, et qui se trouvent promus à des fonctions dépassant parfois leurs compétences (...) Comme en outre leurs salaires et conditions matérielles en général sont meilleures que ceux de leurs homologues du pays, cette situation portera en germe des conflits sociaux futurs”. Car, malgré l’environnement républicain, supposé administrer l’égalité des chances, Noirs et Blancs, Réunionnais et Zoreils continuent une confrontation, sourde ou publique, nourrie par un sentiment élémentaire de souveraineté déniée et un racisme diffus. “Il y a de l’indécence, pouvait-on lire dans Témoignages du 2 août 1960 (c’est l’époque où l’on organise le départ de travailleurs réunionnais vers la métropole), au moment où les métropolitains envahissent notre pays, en touchant des sommes scandaleuses, pour y occuper tous les postes, y compris ceux d’exécution, à préconiser l’exportation des Réunionnais devenus en somme indésirables dans leur pays...”. La pyramide des salaires des personnels d’origine métropolitaine ressemble à la pyramide inversée du Conseil Régional, cet éléphant blanc de la loi de Décentralisation, évidemment plus large dans la catégorie supérieure qu’à la base.

Un cas d’école : le développement de l’université

Dans sa leçon terminale au Collège de France, pour illustrer la réduction du terrain offert à l’enquête ethnologique, Claude Lévi-Strauss, opposait la situation d’avant la seconde guerre mondiale, où l’on pouvait faire le tour du monde avec un compte sur une banque britannique, et la situation d’aujourd’hui où la plupart des terrains qui ont nourri l’ethnologie sont impraticables ou ont disparu. Et il proposait, en guise de modèle de substitution, une étude qui venait de paraître sur les relations matrimoniales dans une grande ville d’Amérique du Sud (devenue depuis, d’ailleurs, elle aussi, impraticable). On peut peut-être aussi trouver un objet anthropologique encore plus près de soi. Dans le fil d’une étude non publiée de Paul Ottino sur l’institution universitaire, il serait intéressant d’analyser comment le Rectorat et l’Université de la Réunion - d’abord Vice-rectorat et Centre universitaire sous la dépendance d’Aix-en-Provence -, se sont développés et ont procédé au recrutement de leurs cadres et quel est le rapport de tout cela avec la société réunionnaise et avec ses besoins [c'est l'objet du chapitre "
Ethnographie d'une institution postcoloniale"]. Je précise, s’il est nécessaire, que je vais décrire ici une situation en évolution, mais dont les conséquences, c’est précisément en cela que le passé intéresse le présent, sont toujours visibles et actives - et qu’on peut même les rencontrer. Il y a là (c’est une des raisons pour lesquelles j’ai retenu cet exemple, car une analyse comparable aurait pu être faite, mutatis mutandis, dans une autre administration) un cas d’exercice classique de la déontologie de la recherche. La confraternité est ainsi la meilleure des choses. Jusqu’à un certain point. Je donnerai comme exemple de cette limite, cette confession d’un ex : “On commence par dire : Bonjour Georges ! Salut Paul ! et puis on finit par approuver l’invasion soviétique en Afghanistan...” Il va certes s’agir ici d’une confrontation plus subtile.

Si les premières couches de peuplement, si j’ose dire, sont en effet généralement originaires du cadre d’Aix ou de ses postulants (l’enseignement à la Réunion reste, pour les professeurs de droit - qui, à l’origine, étaient reçus au Méridien quand ils venaient en mission alors que leurs collègues de sciences ou de lettres étaient hébergés dans une case de passage avec douches communes - une excursion rituelle sinon obligée), le développement rapide de l’université a autorisé un recrutement dont les modalités mériteraient une étude propre tant elles sont révélatrices, me semble-t-il, des rapports de la métropole et de la Réunion. Il y aurait des “histoires de vie” à faire, comme on les aime en ethnologie, de ces pionniers qui ont posé leur sac à la Réunion ou qui, ayant échappé à la conscription grâce au corps des V.A.T. ont trouvé ici le généreux “pied de riz” qui serait resté hors de leur portée ailleurs. C’est ainsi que des enseignants du secondaire, du technique, du primaire qui avaient le bonheur de se trouver là, que des auxiliaires de la coopération africaine en espoir de reclassement et dont il n’est pas besoin d’examiner les publications scientifiques pour se rendre compte qu’ils ne seraient jamais devenus universitaires sans cette circonstance, font de l’enseignement supérieur sans aucun complexe et, pour ceux que cette bonne fortune ne comble pas, se font élire - asinus asinum fricat - (Deux formules s’offrent à moi ici - où je n’oublie pas que je suis supposé enseigner aussi l’art d’écrire à nos étudiants. Emporté par la passion homilétique - je veux le croire -, je suis allé au plus pressé et au plus explicite avec ce concert d’ânes et cette polyphonie qu’autorise le verbe fricare, frotter, flagorner, frayer, fricoter, etc.. Mais de deux mots, il faut toujours choisir le moindre, car la litote primus inter pares , disant la même chose avec une apparence d’objectivité, aurait probablement été plus efficace) aux postes d’administration de l’université. (En fait, on peut remarquer que le contrôle que l’université d’Aix - avec ses contreparties -, a continué d’exercer en Droit et en Sciences économiques - le verrou de l’agrégation, aussi, propre à ces deux disciplines -, ont empêché les dérives des deux autres facultés, car le Conseil National des Universités, supposé juger de la validité des recrutements, ne peut, à 10 000 kilomètres, tout savoir). Il y a là un cas d’école qui peut révéler comment l’absence de cadres locaux, l’éloignement de la métropole, l’occupation d’un terrain “vierge”, la solidarité des pionniers peuvent engendrer, et parfois avec la conscience du devoir accompli - paix aux hommes de bonne volonté -, une identification des premiers occupants à l’institution, telle que les nouveaux venus, selon un sentiment qui apparaît presque immédiatement dans les entretiens conduits par Paul Ottino, ont l’impression de gêner leurs devanciers quand ils paraissent s’intéresser au développement de l’université. (Sans doute y a-t-il là une manière de légitimité, puisqu’à ce droit du premier occupant paraît répondre, en effet, une sorte d’inhibition du dernier arrivé).

Mais tout cela, qui est assez banal et qui était peut-être inévitable, prend une signification particulière à la Réunion en raison, bien entendu, de l’histoire. A propos d’une polémique dans la presse locale - dans laquelle je n’étais pas partie -, au sujet du recrutement d’un enseignant, rappelant les règles qui président au recrutement universitaire, j’ai proposé, dans le Journal de l’Ile du 20 décembre 1993, d’appeler “syndrome de l’armée coloniale des Indes”, par référence à un mot de Churchill qui disait que “dans l’armée coloniale des Indes, il y avait un officier supérieur qui était si bête que même les autres officiers supérieurs s’en étaient aperçu”, cette cascade de déqualification que l’éloignement, l’absence de concurrence et l’auto-promotion engendrent nécessairement. Le syndrome de l’armée coloniale des Indes porte bien entendu des conséquences institutionnelles et sociales en même temps que scientifiques et pédagogiques. Cette situation infléchit les fonctions électives propres à l’administration de l’université dans des voies qui ne sont certes pas inédites mais qui peuvent prendre ici un tour franchement contraire aux intérêts et aux fonctions de l’institution. Dans la majorité des universités et des facultés, le président ou le doyen sont des enseignants que leur représentativité scientifique et morale désignent, souvent sans même qu’ils soient candidats, à ce type de fonction à laquelle les universitaires ne sont ni préparés ni formés (et dont l’hygiène mentale est à l’opposé de celle du chercheur). Le rôle du président est d’être le garant de la légalité des actes administratifs et de représenter les intérêts de l’université et des universitaires auprès du Ministère. Comment le pourrait-il si lui-même n’a pratiquement jamais fréquenté l’université ou ne connaît de l’université que sa propre saga réunionnaise ? S’il a pris goût au pouvoir et que, trop tôt arrivé pour prendre sa retraite au terme de son mandat, il ambitionne une promotion administrative, il risque fort, au lieu d’être l’avocat de la communauté qu’il représente, de n’être qu’un coursier qui va prendre chaque mois ses instructions au Ministère - mais qui, certes, voyage en première classe.

Comment s’étonner que les problèmes fondamentaux de la formation et de la place de l’université dans l’île ne soient jamais abordés de front par ceux qui en sont pourtant comptables ? Que le président de l’AFPAR puisse affirmer, par exemple : “Je le dis tranquillement : dans les dizaines et les dizaines d’organismes ici et là, on a souvent vendu de la formation comme on vend des pistaches et des bonbons cocos...” (le Quotidien du 30 décembre 1993). Il serait bien entendu illogique et injuste de faire porter à l’université, qui se trouve “en bout de chaîne”, la responsabilité d’une situation qu’elle n’a évidemment pas créée. Je voudrais seulement remarquer que le fonctionnement de l’université paraît redoubler le dysfonctionnement social alors que son rôle pourrait être de trouver des recettes pour se libérer des modèles importés. Il est attendu 14 000 étudiants en l’an 2000. On pourrait imaginer que la formation et le destin de ces étudiants intéressent l’université au premier chef. Il entre chaque année 500 étudiants dans la filière géographie. Qui se soucie de cette absurdité ? Le principal souci des Conseils est d’obtenir du Ministère un nombre suffisant de postes pour faire face à cet afflux insensé. Qui s’étonne du fait qu’il y ait 2.500 étudiants à Maurice pour un million d’habitants et pratiquement pas de chômeurs, alors qu’il y a près de 9 000 étudiants à la Réunion pour 650 000 habitants et près d’un actif sur deux au chômage ? Cette situation n’a l’air d’inquiéter que le président du Conseil Général qui est convaincu que la “préférence régionale” va donner du travail à ces futurs chômeurs. Quand il serait opportun, ce qui est à portée immédiate, de créer une année zéro, une formation initiale dans les filières où elle n’existe pas, un soutien pédagogique adapté et de professionnaliser l’enseignement, l’université crée à tout va D.E.A., D.E.S.S. et autres diplômes de Troisième Cycle dont l’opportunité pédagogique et professionnelle est rien moins qu’évidente. On se demande parfois si l’objet de ces créations n’est pas d’asseoir la carrière de leurs promoteurs et de donner une couverture universitaire à la bourgeoisie locale. La valeur de ces diplômes gérés comme des feuilles de tôle est bien entendu à l’avenant. “On peut faire une excellente thèse en ignorant que c’est Stendhal a écrit la Chartreuse de Parme”, peut-on entendre dans les réunions du Conseil du D.E.A. de Lettres et Sciences sociales... A la Réunion, il n’y a pas de travail, alors les jeunes vont à l’université.

L’“homme réunionnais”

C’est contre ce modèle exogène et survalorisé, dont l’université offre un échantillon emblématique, installé au cœur de l’identité, dans cette reproduction des valeurs, de la langue et de la culture qu’est le système éducatif, que doit se construire une identité réunionnaise - c’est un autre résultat, pour moi assez inattendu, de l’enquête en cause, mais il est complémentaire de la survalorisation du modèle métropolitain -, elle-même dévalorisée. Cette opposition redouble une opposition historique sans pourtant s’y réduire puisque le métropolitain représente une espèce différente du “Gros Blanc”. Au fond, la position “nationaliste” développée par l’auteur de la thèse que j’ai citée - qui se définit lui-même comme appartenant au groupe “Cafre” -, place dans la compétition “Réunionnais versus Zoreil” le levain de l’identité réunionnaise. Mais la réalité psycho-cognitive lui révèle que chaque groupe paraît vivre son identité “à côté”, cultivant parfois une revendication identitaire de manière si dissuasive qu’elle peut être ressentie comme un défi aux autres identités et à l’identité commune que l’auteur voudrait voir s’édifier. C’est vraisemblablement cette blessure qui le justifie à employer l’expression - dont je ne sais s’il a mesuré toutes les connotations et toutes les implications -, d’“activisme ethnique” à ce propos. Bien que les promoteurs de ces manifestations, en effet, insistent, comme pour s’en défendre, sur la valeur de “partage” de leurs fastes, on peut se demander quel type d’intégration le culte d’une identité peut offrir. L’identité, qui par nature définit, nécessairement exclut. On sait, par exemple, que les batteurs de tambour des marches sur le feu sont préférentiellement métis et “cafres” et que le mot tambour contient l’étymologie du mot “paria”. La revendication du renouveau tamoul - j’aurais pu prendre mon illustration ailleurs, mais celle-ci va me permettre de citer une autre thèse qui vient d’être soutenue -, exprime vraisemblablement un besoin de différenciation de la bourgeoisie d’origine indienne à la fois du milieu “créole” ou “cafre” et des expressions populaires (originellement “villageoises” et caractéristiques d’une économie de plantation qui a aujourd’hui disparu) du culte d’origine indienne. Il y a là une stratégie implicite qu’on ne peut ignorer quand on observe la dynamique sociale. Si la religion concourt à la définition de l’identité, elle sert aussi à produire ou à éterniser de la différence. “Actuellement, c’est terminé pour les Indiens, dit un informateur, on trouve des cafres qui deviennent prêtres indiens..., une équipe de cafres marche sur le feu ; ce sont des cafres vraiment cafres”... L’hindouisme, est-il besoin de le rappeler ? quand bien même la folklorisation réunionnaise de ces rites importés clés en main en tempère l’ostracisme, y excelle, comme l’exprime cette recommandation : “Il ne faut pas chasser du temple les gens de ‘mauvaise catégorie’. Il faut des boug comme ça dans la société. S’il y a un chien crevé devant la chapelle, ce sont eux qui vont l’enlever”. A cette racialisation des statuts et des fonctions paraît répondre ce non moins fier slogan de la chapelle la Misère, version métisse d’un hindouisme authentiquement réunionnais (si je puis dire) : “Nous sommes tous des parias !”

Le sentiment d’identité est une valeur intime, émotionnelle, faisant partie de ces données immédiates de la conscience qui révèlent les dispositifs fondamentaux de la cohésion sociale. Le frisson des réquisitions communautaires, l’enthousiasme des passions collectives, l’amour sacré de la patrie, tous ces phénomènes physiques d’appartenance qui soudent les individus supposent un sentiment d’identité primaire préalable et coextensif à l’individuation. Comme l’oiseau de Minerve qui s’envole à la tombée du jour, propriété seconde et récursive de la culture - “Si le bœuf savait peindre, disait Xénophane, il peindrait un bœuf” -, l’identité se dit quand elle est déjà. Dire et célébrer, c’est le rôle que la tradition africaine assigne au griot. Celui qui n’a pas pris part à l’action. La question de l’identité apparaît souvent comme une question réactive, née d’une situation de vassalité ou de subordination - ou, à l’inverse, dans la justification d’une supériorité intéressée. Pour qu’il y ait une identité, il faut évidemment qu’une communauté lui préexiste. Là aussi, l’existence précède l’essence. Un paradoxe de l’identité réunionnaise (un paradoxe de l’“homme réunionnais”), c’est que, n’ayant pas les moyens d’être, de réaliser sa différence - la distance entre la réalité économique et l’autonomie politique étant maximale -, et la départementalisation n’ayant pas opéré cette solidarité fondatrice qui aurait subverti les cloisonnements et les oppositions hérités de la société de plantation, elle est condamnée à se chercher des preuves. Faute de pouvoir être projective et prospective, conscience commune d’une transformation du réel, sa revendication est réactive et rétrospective. Que les titres d’identité soient souvent controuvés ou surévalués, comme le montre l’exemple écossais auquel je faisais allusion tout à l’heure, n’est d’aucune conséquence dès lors que le sentiment d’identité est assis sur une réalité sociale. Le plaisant folklore de la panse de brebis farcie ne fonde pas l’identité écossaise, il la redouble. L’origine troyenne de Rome dans la fable de l’Énéide (s’il m’est permis de rapprocher ces deux exemples) n’ajoute rien à la gloire du siècle d’Auguste, elle lui donne un titre surrérogatoire... La revendication identitaire réunionnaise, qui se coule largement dans l’idiome de la décolonisation (subjectivement dirigée contre le colonisateur flétri de tous les vices et objectivement contre la tradition parée de toutes les vertus), est condamnée, faute de tradition sur laquelle s’appuyer, à chercher sous les stigmates de l’oppression des vestiges à opposer à la culture dominante. A ressusciter l’esclavage non pas pour en comprendre les conséquences actuelles, mais pour y trouver des titres. Articulée et vécue sur le mode du ressentiment, elle doit faire l’histoire en dépit de l’histoire. Cette culture officielle qui exploite les apports extérieurs les plus récents à la culture créole démontre, en fait, l’efficacité redoutable de cette machine à broyer les cultures qu’était aussi la plantation. Un festival musical organisé sur le site d’une usine désaffectée fait ainsi apparaître, par exemple, que les travailleurs de la propriété, logés dans les calbanons, avaient bien l’occasion d’assister aux fêtes “malbar”, mais dansaient ce qui s’appelait la valse et non pas le séga, mais surtout... le quadrille. Quant au maloya, rouleur et kayamb, “ça n’existait pas à l’usine”. Une vieille femme se souvient, elle, d’avoir entendu du maloya, mais de loin, chez ses parents, à la Rivière Saint-Louis. Peut-être est-ce le sentiment de cette impuissance historique et sociale, aujourd’hui comme hier, qui explique que l’identité réunionnaise reste, malgré le budget de la culture, largement dévalorisée.

La réparation orthographique

L’importance que les politiques accordent à la culture exprime vraisemblablement cette difficulté à peser sur le réel. Pour soutenir le président du Conseil Général, un militant explique dans un quotidien : “C’est grâce à notre combat pour l’identité que nous résoudrons nos problèmes. Quand nous aurons réglé cette question de l’identité, nous aurons gagné.” C’est ainsi que la revendication de l’identité passe spectaculairement par la phonétique. Par la réparation orthographique. Que la langue créole soit une langue à part entière et une langue régionale, cela n’est, bien sûr, pas contestable. On peut se demander, en revanche, si la phonétique “officielle” du créole n’exprime pas et n’accentue pas le désarroi identitaire au lieu de favoriser l’expression d’une nouvelle identité. Le gain visible et immédiat de cette orthographe normalisée est bien entendu de défranciser le créole et de donner au locuteur - de manière quelque peu surnaturelle - une identité originale. Ainsi l’hindi et l’ourdou, ces deux langues cousines, avec leurs deux écritures (devenues) ennemies, la devanagari et l’arabe, apparaissent deux langues aussi étrangères l’une à l’autre que l’eau et le feu. (Je pourrais faire référence, dans le même esprit au projet, conçu par un jésuite, de romanisation de la langue parlée par les habitants islamisés de l’Est du Tchad - qui les éloigne d’autant du Coran). Mais il est évident que cet avantage n’est accessible qu’aux acculturés diglosses, maîtrisant la langue française et la phonétique. Rien n’exprime mieux, peut-être, l’éclatement identitaire, si cette orthographe persuade les créoles qu’ils s’expriment dans une langue qui ne doit rien à la culture qui a fait de la Réunion ce qu’elle est aujourd’hui, alors qu’ils continuent à vivre dans ses institutions et dans ses codes. Ce qui frappe dans cette défense et illustration de la langue créole, c’est qu’elle est finalement assez peu illustrée par ses défenseurs, alors qu’elle continue d’être l’unique moyen d’expression de ceux que la modernisation rapide de l’île laisse les plus démunis. Faute d’avoir été le signe d’un nouveau départ, comme aux Seychelles, cette interprétation du créole - l'écriture n'étant jamais qu'une approximation, ou une moyenne entre les différentes expressions d'une langue parlée, la même écriture (certes idéographique) pouvant exprimer deux formes dialectales dont les locuteurs ne se comprennent pas, comme en Chine, voire deux langues appartenant à deux familles linguistiques différentes, comme le chinois et le japonais - risque bien d’accentuer la perte de repères de ceux-là. Le créole fait davantage office ici, me semble-t-il, de protestation d’identité que d’expression identitaire.

S’il est avéré, en effet, que la langue créole, telle qu’on la pratique aujourd’hui, était déjà constituée, pour l’essentiel, avant l’arrivée massive des Malgaches et des Africains, comme tendent à le montrer les témoignages les plus anciens (cet apport qui a fondamentalement marqué l’identité de la Réunion n’ayant fait qu’enrichir le lexique), la réparation orthographique, qui emprunte ses instruments à la linguistique moderne, avalise à sa manière ce “télescopage” du passé et du présent qui caractérise la Réunion d’aujourd’hui en faisant entrer dans le XXe siècle une langue forgée au XVIIe par les immigrants de la pauvreté, aventuriers et autres prédateurs des Tropiques, puis accommodée et fixée dans l’organisation d’un travail servile dont les principaux bénéficiaires émargeaient, pour l’essentiel, au français de la colonisation. Il se trouve d’ailleurs que, par une circonstance que je vais exposer - ce sont mes étonnements, je le rappelle, que je suis invité à présenter ici, tant pis s’ils sont naïfs -, je ne me sens pas totalement “délocuté” quand j’entends parler créole. En effet, j’ai assez souvent l’impression d’attraper des mots que j’avais déjà entendus, ce qui m’a été confirmé quand j’ai écouté de savants collègues exposer la spécificité créole de termes ou d’expressions... que j’avais appris de la bouche de ma grand-mère. Je suis né dans un village de Basse-Normandie où fleurit encore ce que là-bas on appelle un “patois” et qui conserve, comme tous les parlers régionaux, des mots ou des significations qui ont disparu du français courant d’aujourd’hui. Une recherche systématique dans cette voie permettrait peut-être de donner un crédit plus substantiel à cette remarque.

A partir de cette constatation banale (qui ne l’a pas toujours été) que le créole est dérivé d’un français fondamental et que, contre toute attente, ses emprunts aux langues étrangères, au malgache et aux langues africaines, par exemple, sont relativement peu nombreux, il suffit d’un minimum d’information historique et d’un peu de bon sens pour restituer les grands traits de sa genèse de manière vraisemblable, en répondant à la question : “Qui étaient ces pionniers qui ont peuplé la Réunion et quel français (sachant que plusieurs nations européennes étaient représentées) parlaient-ils ?” Qui ? Sans qu’il soit besoin de sacrifier au cliché qui veut qu’on ait peuplé les colonies en ouvrant les prisons, ni même faire référence à ce que l’on peut savoir des engagés des Antilles qui y précédèrent les esclaves dans les plantations et dont un contemporain dit qu’ils étaient ramassés sur les quais des ports (“espèce d’hommes qui se vendaient en Europe pour servir comme esclaves, pendant trois ans dans les colonies”, écrit l’abbé Raynal), tout indique qu’ils étaient d’une extraction sociale extrêmement modeste, aventuriers forcés que la misère avait probablement chassé de leur village, parfois marins ou soldats, fixés par l’environnement que les premiers voyageurs décrivent paradisiaque. Quel français ? Le français de Vaugelas aurait-il été diffusé, nos pères fondateurs ne l’auraient vraisemblablement jamais entendu. Ces premiers aventuriers (dont les patronymes sont connus) doivent pratiquer un démotique qui agence vraisemblablement ce que les dialectes de la façade atlantique peuvent partager, la langue commune ayant toutes chances d’être un adstrat fortement marqué par les usages nautiques. Au terme de près d’une année de navigation, ceux qui n’étaient pas frottés à cet idiome en avaient acquis l’essentiel. Dans son Mémoire, Boucher les décrit, ce qui n’est pas pour étonner, comme étant “sans éducation et sans connoissance des mistères ; à peine savent-ils qu’il y a un Dieu, une Eglise et des Loix”. Le Gouverneur lui-même, poursuit-il, Antoine Parat, “sçait à peine écrire son nom”. La distance entre le “français” (qui n’existait pas encore) et le créole qu’on se plaît à souligner aujourd’hui, cette distance linguistique est déjà une distance sociale. Quoi de commun entre le destin d’un administrateur de la Compagnie des Indes et celui d’un miséreux venu tenter sa chance à Bourbon, peut-être originaire du même lieu et arrivé sur le même bateau ? Il est frappant de constater que, de même que, pendant la période où l’engagisme a coexisté avec l’esclavage aux Antilles, un “compatriote” avait moins de valeur qu’un esclave, la Compagnie édicte des règlements qui s’appliquent pratiquement sans distinction à la fois aux Blancs et aux Noirs : ainsi “Chaque homme travaillant, tant blanc que noir, devra(-t-il) cultiver 100 plants de café sauvage”. La ségrégation n’est pas phénotypique, elle est économique. Elle sanctionne la différence, culturelle et sociale, entre ceux qui sont retournés à un état de robinsonnade qui fait l’économie des institutions et ceux qui, lorsque la Compagnie des Indes va reprendre possession de l’île, développeront la colonisation sous une juridiction de type féodal. La langue créole est, à cet égard, un conservatoire du français et la revendication orthographique d’aujourd’hui consiste, à maints égards - si l’on excepte sa valeur de revendication identitaire parfaitement légitime -, à moderniser des reliques que l’on ne trouve plus aujourd’hui que dans ces musées que sont les thésaurus. Il est évident aussi, par ailleurs, que le créole, ça n’est pas du français dialectal pur et simple, comme le montre le fait que, pourtant approximativement de même origine géographique et sociale, les parlers français en usage en Amérique du nord ne sont évidemment pas des créoles. La spécificité du créole doit bien entendu être recherchée dans ce qui fait la spécificité de ces zones linguistiques : dans l’importation massive d’allophones dans la structure productive et dans les contraintes de l’organisation servile. L’illustration identitaire de l’“homme réunionnais” paraît donc difficilement pouvoir être alimentée par cette superstructure - pardon Staline ! - qu’est la langue de la colonisation. (C’est plus vraisemblablement dans ce que Roger Bastide a nommé la “mémoire du corps”, dans la différenciation religieuse et, principalement, dans les attendus de la territorialité qu’est le point fixe qui permettrait de soulever la sphère incertaine de l’identité réunionnaise).

Les prémisses de la départementalisation

Pratiquement dès l’origine, lorsque, en 1717 avec la Compagnie des Indes, la Réunion se lance dans la culture du café, inaugurant par là cette relation d’exclusivité avec la métropole, fournisseur et client qui décide du sort de l’île en fonction de ses intérêts et du marché, ce qui étonne dans l’histoire de la Réunion, c’est cette dépendance alors que la distance et l’insularité paraissent imposer un destin et des intérêts propres. La Compagnie des Indes a vécu, la situation de monopole a perduré. Qu’il s’agisse des épices, des cultures vivrières pour l’Ile de France, du sucre dont le cours est tributaire de circonstances aussi lointaines qu’imparables, de la vanille ou des plantes à parfum, la Réunion apparaît comme une serre tropicale à l’exploitation extrocentrée. Bien entendu, on expliquera la situation d’aujourd’hui par la colonisation et par la nature de la colonisation. Jacobine avant la lettre, assimilatrice. C’est même un lieu commun de l’anthropologie. Voici ce qu’en écrivait, en 1772, l’abbé Raynal dans son Histoire philosophique et politique du commerce et des Établissements des Européens dans les deux Indes : “Chaque nation européenne a une manière de traiter ses esclaves qui lui est propre. L’Espagnol en fait le compagnon de son indolence, le Portugais les instruments de ses débauches, le Hollandais les victimes de son avarice. Aux yeux de l’Anglais ce sont des êtres purement physiques, qu’il ne faut pas user ou détruire sans nécessité, mais jamais il ne se familiarise avec eux, jamais il ne leur sourit, jamais il ne leur parle. On dirait qu’il craint de leur laisser soupçonner que la nature ait pu mettre entre eux et lui quelque trait de ressemblance. Aussi en est-il haï. Le Français, moins fier, moins dédaigneux, accorde aux Africains une sorte de moralité, et ces malheureux, touchés de l’honneur de se voir traiter comme des créatures presque intelligentes, paraissent oublier qu’un maître impatient de faire fortune outre presque toujours la mesure de leurs travaux et les laisse manquer souvent de subsistance.”

Si l’inévitable comparaison avec le développement de Maurice - “l’île sœur” dit la météo - est devenue une question tabou, selon l’expression d’un sénateur - et quelles que soient les différences patentes (la majorité indienne, le plurilinguisme, les réseaux originels, le “nationalisme” des grandes familles, l’investissement calculé de la rente européenne du sucre, une population business minded..., pour en citer quelques-unes) -, c’est qu’il y a en effet du paradoxe à parler de développement à la Réunion quand on sait qu’il n’existe aucun exemple de décollage économique qui n’ait pris appui sur l’industrie de main-d’œuvre et spécialement sur le textile (Japon compris) et que toutes les conditions paraissent avoir été réunies pour y étouffer l’initiative. Deux citations suffisent pour présenter Maurice en contraste. “Le facteur qui pourrait freiner la poursuite de notre industrialisation est plutôt le suremploi, avec un taux de chômage de 2,5 %. Pour que notre économie puisse être fluide et moins bloquée, il faudrait avoir un taux de chômage structurel de 6 %” (5-Plus du 28 avril 1991). “La priorité des priorités de notre diplomatie, a été, reste et restera la défense et la promotion de nos intérêts économiques et commerciaux” (Paul Bérenger dans Week-end du 31 janvier 1993). Le premier projet de zone franche (qui, à Maurice, avec ses 550 entreprises, emploie 90 000 personnes dont 60 000 femmes et où le taux de chômage, qui était de 25 % dans les années soixante-dix, est tombé à 1,8 % 1994) s’est heurté à la défense de privilèges politiques fondés sur le prélèvement de taxes. En juillet 1989, la municipalité du Port s’est opposée au projet de port franc, réclamant aux collectivités locales une compensation pour l’exonération des taxes prélevées lors des opérations d’importation et d’exportation de marchandises. L’installation du groupe français Bolloré à Maurice, de préférence au port de la Pointe des Galets (qui venait pourtant de s’équiper de gigantesques portiques à conteneurs installés aux frais de l’Europe), avec un investissement à la clé de 300 millions francs et 100 000 mètres carrés d’entrepôts et de chambres froides, exprime on ne peut plus clairement la compétitivité économique de la Réunion. Ce n’est pas seulement en raison du coût, trois fois inférieur, de la main-d’œuvre mauricienne, que Bolloré s’installe à Port-Louis, mais parce que le métier d’un transporteur est de transporter et que les bateaux qui quittent la pointe des Galets repartent le plus souvent à vide. Ce qui peut aisément s’observer du Barachois, quand un bateau quittant le Port et se dirigeant vers Maurice croise à proximité, à la ligne de flottaison. C’est l’activité économique qui fait un port et non des portiques. A la fin des années soixante, il était question de créer une base thonière à la Pointe des Galets. Mais c’est aux Seychelles, aujourd’hui concurrencées par Madagascar, l’Afrique de l’Est et bientôt par Maurice, que transitent et sont traités chaque année 190 000 tonnes de thon. Les marins des thoniers taïwanais ont bien donné matière à quelques expressions proverbiales aux habitants du Port, mais ils ne fréquentent plus les quais depuis longtemps et les chambres froides sont vides. Les plus récents projets d’ouverture de zones franches révèlent, de surcroît, tantôt l’hostilité des entrepreneurs (certains parlant de “concurrence déloyale”), tantôt l’indifférence d’acteurs économiques accoutumés à satisfaire le marché intérieur de cette économie téléportée et qu’un élu a qualifiés de “patrons mendiants” (d’exonérations et de primes). Pour qu’il y ait création de zone franche, il faut qu’existe une demande sociale et une réelle volonté de créer de l’emploi. Une économie adventice fondée sur la perception de taxes prélevées sur des mouvements économiques eux-mêmes financés par des transferts publics n’est évidemment pas en mesure d’affronter la concurrence. De fait, malgré les discours officiels, il est plus facile, selon un jeune entrepreneur qui s’est essayé aux deux, d’obtenir un crédit bancaire pour acheter une Mercedes que pour créer une entreprise. L’intégration à la zone indo-océanienne où certains politiques disent voir la solution à l’emploi des jeunes passe nécessairement par l’adoption d’un SMIC régional et flexible. “Nos îles sœurs et cousines ont-elles besoin, demande un responsable de la CFDT, d’une main-d’œuvre qui n’est pas beaucoup plus spécialisée ni mieux formée que la leur, avec des prétentions de salaire qu’aucune d’elles ne pourra payer ?” (le Quotidien du 6 novembre1994). La comparaison avec ces partenaires potentiels fait d’ailleurs apparaître que, malgré son suréquipement technologique et malgré les investissements considérables qui ont bénéficié à son université, entre autres, la Réunion, qui croit souvent pouvoir faire état d’une valeur ajoutée supérieure pour justifier ses salaires, est objectivement en retard sur plusieurs de ses voisins pour la formation et l’utilisation en entreprise des technologies de pointe. Quand on l’invite aux commissions régionales - ou quand on ne l’invite pas -, ce n’est pas pour sa matière grise ou sa ressource humaine, c’est pour son appartenance à l’espace européen.

Une situation de majorité politique et de minorité sociale

Quand les élus étaient à droite, la logique de l’assimilation pouvait se justifier sans contradiction. “Avant, tout était blanc”, dit un informateur. Aujourd’hui que le discours est identitaire et le pouvoir “créole”, la figure de Marianne et celle de Madame Desbassayns se télescopent quelque peu. La départementalisation, qui devait nécessairement faire passer le développement social avant le développement économique, a favorisé l’émergence d’une représentation politique sans base économique. Mais il est inconfortable de se savoir, malgré les apparences et le maniement des signes du pouvoir, sans prise sur le réel ; de devoir ses privilèges à un pouvoir qualifié de néo-colonial ; d’avoir à admettre les conséquences pourtant nécessaires de la départementalisation, comme le mouvement des fonctionnaires qui assigne, par exemple, des juges métropolitains aux affaires locales et qui écorne sérieusement cette territorialisation du droit qui fonde l’identité.

Un C.E.S. écrit au courrier des lecteurs, en réaction au diagnostic d’une économie artificielle porté par un expert européen, pour s’enorgueillir, à l’inverse, du fait que le PIB de la Réunion soit supérieur à celui de l’Espagne et du Portugal... Un autre pour affirmer, sans autre forme de procès, que la Réunion avait “pulvérisé le record mondial de la croissance” en créant davantage d’emplois que... Taïwan et pour s’étonner que les journaux n’aient pas consacré une seule ligne à l’événement. Il faut entendre les golden boys de l’ENA qui viennent faire leurs classes au cabinet du préfet dire en privé le fond de leur pensée sur ces experts au Conseil Économique et Social. Cette contradiction entre le principe de plaisir et le principe de réalité - qui n’est évidemment pas une spécificité locale -, constitue un poncif de l’opposition métro/créole. Bien que les métropolitains venus à la Réunion pour y chercher du travail trouvent ici des conditions plus favorables qu’en métropole (et repartent rarement), les salaires du privé (pourtant majorés, dans les services notamment), font apparaître les privilèges des fonctionnaires d’autant plus insupportables quand ces fonctionnaires sont réunionnais. Dans un courrier paru dans le Journal de l’Ile du 12 septembre 1994, un petit métro des Bas, pestant contre l’impôt auquel il est assujetti et qu’il voit alimenter la consommation des assistés et la carrière des “rois nègres” du cru, lui, “contribuable du privé”, au “salaire non indexé” et “à l’emploi précaire” (gagnant “assez d’argent pour payer des impôts, mais pas suffisamment pour défiscaliser”), prenant prétexte de l’absentéisme des “enseignants, gnants, gnants”, fait le tour de ces doléances. “Pour le prix de deux personnels sous le soleil et les cocotiers, on en a trois en métropole” ; les “20 % d’octroi de maire (en fils)” et les commissions sur les marchés publics [l’octroi de mer constitue une part essentielle des ressources communales] ; exploitation coloniale que l’“apartheid” de la préférence régionale conforte : “On vous demandera votre lieu de naissance”. Les Réunionnais ont trouvé le meilleur dialogue Nord-Sud, c’est le basculement du fric du Nord au Sud”. “Vous reprendrez bien un second aéroport international ? et un second département sans façons ? Peut-être une autoroute juste entre le battant des lames et le sommet des montagnes ?” Ce renversement de la situation coloniale, ce métro venu tenter sa chance sous les tropiques l’illustre en effet par cette manifestation d’enseignants réunionnais nommés en métropole qui venaient de s’enchaîner aux grilles du Rectorat : “Il fut un temps où on enchaînait les gens pour venir travailler à la Réunion ; maintenant ils s’attachent eux-mêmes pour rester dans l’île”. Se dédommageant de sa déconvenue avec la question qui fâche : “Et si actuellement les colonisés, c’étaient les contribuables métropolitains, car ce sont bien eux qui travaillent pour les assistés de base, genre Rmistes et autres travailleurs au noir et les assistés de luxe, fonctionnaires et assimilés”, “privilégiés tropicaux (...) qui roulent leur caisse dans des 4x4 japonais” ?...

C’est pourtant en des termes presque identiques, mais avec la conscience douloureuse de l’impasse présente, qu’un ancien sénateur, regardé comme un “vieux sage”, comparant la situation de la Réunion au développement mauricien parle d’une “inversion de l’exploitation (coloniale) (qui) consiste aujourd’hui pour les descendants des ex-colonisés à vivre du travail de la métropole laquelle naguère s’enrichissait de celui de leurs ancêtres, la seule différence est que les ex-colonisés ont la loi pour eux.” (dans un courrier des lecteurs du 11 novembre 1994).

Pour conclure cette recension des apparences dont le propos n’était que d’illustration, de manifester que l’instant exprime l’histoire et qu’il n’y a d’anthropologie appliquée que dans la connaissance des causes lointaines - n’étant nullement, je le redis, un spécialiste du sujet que je viens d’explorer, j’espère ne pas m’être fourvoyé et ne pas avoir instruit à l’inverse de ce propos -, il me semble que l’on pourrait caractériser le tableau que j’ai essayé de brosser, conscient d’avoir simplifié le trait, comme le paradoxe ou le trompe-l’œil d’une majorité politique et d’une minorité sociale. La majorité politique est une propriété de la départementalisation ; la minorité sociale est entretenue par une armée de spécialistes, éducateurs, travailleurs sociaux, médecins, techniciens de l’aide et techniciens du crédit qui font briller ce modèle métropolitain si proche et si lointain. Il s’agit moins pour eux, me semble-t-il, de répondre à des besoins que d’en créer, de faire évoluer la société en fonction de son histoire propre que de la faire entrer - en bout de chaîne -, dans le moule de la société métropolitaine et dans les circuits de distribution. Les acteurs du premier cercle, politiques et notables, paraissent gérer le réel, mais leur rôle se réduit souvent à créer une illusion de perspective, à faire comme si la modernité réunionnaise, exogène et téléportée, résultait du demi-siècle d’histoire écoulé. Techniciens du froid et élus du cru administrent la preuve que l’économie sociale qui les justifie, planifiée sans considération de la sociologie et de l’histoire, nourrit une économie factice au lieu de cultiver l’initiative, entretient la déréliction sociale et déréalise la recherche identitaire au lieu de réunir les conditions d’un réel développement et d’une réelle autonomie. Loin d’avoir opéré comme un plan Marshall qui aurait reconverti l’économie sinistrée de la plantation, la départementalisation, superposant les travers du jacobinisme à ceux de la coopération africaine, en a détourné les actifs vers l’économie stérile de l’import-distribution, elle a créé une classe surnuméraire de fonctionnaires surrémunérés qui entraîne, de fait, l’économie de l’île dans une fuite en avant parfaitement indifférente au réel et entretenu, parallèlement, une résignation économique (c’est-à-dire, aussi, un potentiel d’explosion sociale au frottement de ces deux mondes soumis au même modèle de consommation) que j’illustrerai par cette anecdote, rapportée à la télévision par un inspecteur d’Académie (dans le style des clichés énumérés plus haut par le "petit métro des bas" que j'ai cité, version départementalisation du cartiérisme), d’un écolier s’excusant ainsi de ses retards matinaux : “Il ne faut pas m’en vouloir : je suis le seul à me lever à la maison et je suis le seul à ne rien gagner !” Michel Debré a certes “sauvé” la Réunion d’une manière de “Castro des Mascareignes”, mais c’est bien le Parti Communiste Réunionnais qui a précipité la réalisation de la départementalisation en militant pour l’autonomie. Dans cette partie où chacun joue le rôle de l’autre, dans un contexte où l’URSS vient de lancer, par la voix de Khrouchtchev, son défi économique aux pays occidentaux et remporte, avec la décolonisation et les luttes de libération, une succession de victoires politiques qui paraît donner du crédit à ce défi, la droite française entend priver les autonomistes des D.O.M. de leurs motifs de revendication en donnant enfin un sens à l’égalité votée depuis 1946. Que cette guerre froide par Réunion interposée ait pu entraîner l’application de modèles aveugles à la réalité réunionnaise doit d’autant moins étonner que les autonomistes se sont progressivement coulés dans le moule républicain (dès lors qu’apparaissait l’inconsistance économique de leur projet et, à l’inverse, l’efficacité redoutable et lénifiante de la départementalisation) et que, tirant la société libérale à l’envers où les conquêtes sociales sont d’abord des conquêtes économiques (aujourd’hui en perdition d’ailleurs), ils ont pris l’égalité au mot en se faisant les plus ardents défenseurs, pour leur plus grand bénéfice, à la fois de l’identité créole et de l’égalité républicaine. Nourri par la dialectique du ressentiment et de la mauvaise conscience à laquelle j’ai fait allusion, ce jeu politique multiple, où les enjeux idéologiques masquent les problèmes réels, explique, me semble-t-il, la Réunion d’aujourd’hui. Debré voulait faire de la Réunion la vitrine de la France dans l’Océan indien. Il aura réussi. A l’heure où le chômage baisse dans tous les pays d’Europe, sauf en France, la Réunion peut, à cet égard, être considérée comme un cas d’école économique et comme un exemple accompli de l’“exception française”.

Pour conclure sur un plan plus pratique, tirant l’idée de ces remarques et reliant le général au particulier, je répéterai qu’un projet éducatif, un plan de formation et a fortiori un programme de développement doivent bien entendu être pris en charge par les représentations et par la langue des acteurs. Cette donnée élémentaire paraît avoir été occultée. Dans un séminaire sur les facteurs culturels du développement, j’ai bien involontairement choqué plusieurs participants en remarquant que, s’il existait bien un futur immédiat en créole, cette langue, comme beaucoup de langues traditionnelles d’ailleurs, ignorait - ou voulait ignorer, car sa conception du temps n’est pas linéaire, mais cyclique, avec l’objet de neutraliser le temps et le risque de changement -, la forme verbale et l’opportunité du futur. Il ne s’agit évidemment pas de charger la barque des héros de Louis Timogène Houat, auteur du premier roman réunionnais, ces marrons qui prennent la mer pour accoster enfin ...sur cette île infernale à laquelle ils croient avoir échappé, mais, à l’inverse, d’essayer de comprendre pourquoi le développement n’a pas fondamentalement modifié la structure de la société réunionnaise. Peut-être est-ce par des remarques de cette sorte, bien banales et si évidentes qu’elles peuvent étonner (mais où l’on voit que l’évidence n’est pas la chose du monde la mieux partagée), que l’analyse anthropologique doit commencer et qu’elle peut être de quelque secours.


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