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anthropologie du droit
ethnographie malgache

présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloiale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après

2- Barreaux (en construction)
architecture créole

3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)

4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)

5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)

6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)


Madagascar-Réunion :
Éléments de comparaison sur la représentation de l'ancestralité

Communication au colloque "Regards sur l'Afrique et l'Océan Indien ", 26-28 mai 2003, Saint-Denis de la Réunion.

Je voudrais proposer quelques éléments de comparaison sur la conception de l'ancestralité à Madagascar et à la Réunion.
Ceci, à l'aide d'un film tourné sur la côte Est de Madagascar dans un village où je séjourne deux fois par an depuis 1998.

J'aimerais rappeler au préalable quelques contraintes qu'il faut garder à l'esprit quand on aborde la question des influences malgaches à la Réunion.

Les premiers Réunionnais étaient des Malgaches. Et Madagascar constitue une des sources les plus importantes de la population réunionnaise.

On pourrait s'attendre, en conséquence, à retrouver à la Réunion les croyances et les valeurs de la Grande Ile. Mais la culture n'est inscrite ni dans le génotype ni dans le phénotype. L'origine géographique et le poids démographique n'expliquent pas tout.

Un de mes étonnements, depuis que je fais de l’ethnographie sur la côte orientale de Madagascar, précisément, c’est que je ne reconnais à peu près rien de ce qu'on peut observer à la Réunion.

En réalité, les rites et les croyances malgaches à la Réunion, tels que Françoise Dumas-Champion a pu en faire une description particulièrement précise, recomposent et créolisent des apports malgaches de diverses provenances. L'idée d'un "atavisme" malgache imprégnant, dès l'origine, la culture réunionnaise me paraît d'autant discutable que ces apports résultent essentiellement de migrations et d'échanges récents. Il s'agit des apports des derniers engagés malgaches, venus de Fort-Dauphin dans les années vingt. (Ces apports étant aujourd'hui revivifiés par des voyages que les descendants de ces engagés peuvent faire à Madagascar – qui, même s'ils ne retrouvent pas là-bas leur généalogie, reviennent de ce pèlerinage avec des éléments cultuels qui authentifient, en quelque sorte, et leurs pratiques religieuses et leur "malgachité" réunionnaise.)

Les emprunts "copier-coller", comme on dit en informatique, de la culture réunionnaise à Madagascar sont lexicaux. Et cela vient du fait que les Malgaches venus à la Réunion avec les premiers Européens possédaient déjà des noms pour désigner la flore et la faune quand les Européens eux, découvraient largement des formes pour lesquelles ils n’avaient pas de nom. Moufia, affouche, papangue, farfar, soubique, salaze, etc. (une centaine de mots) tout cela, c’est évidemment malgache.

Pourquoi des mots et non les rites et la religion élaborée que l'on peut observer à Madagascar ?

- Une première donnée à prendre en compte pour répondre à cette question est la pression - le mot est faible - de la société de plantation. Pression qui s’exerçait dans pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne des esclaves.

- Une seconde donnée (elle est souvent ignorée) : c’est l’âge des Malgaches qui ont été déportés à la Réunion.

Voici les instructions que Law, le fameux banquier dont le nom est associé au papier-monnaie et qui a été responsable de la Cie des Indes donnait au capitaine commandant le “Courrier de Bourbon” au début du XVIIIe siècle :
“Le capitaine... prendra des Noirs et des Négresses sur la côte orientale de Madagascar, en observant qu’aucun n’ait atteint 20 ans, préférant ceux de 12 à 18 ans à tous autres...
Instructions et Ordres pour le Sieur Dufour capitaine commandant le “Courrier de Bourbon”.
Une lettre de la Cie de 1737 rapporte par ailleurs ceci :
“M. de la Bourdonnais nous marque qu’il a pris le parti de recommander aux Capitaines qui vont en traite de s’attacher particulièrement à avoir de la jeunesse et nous pensons que c’est le plus sûr moyen pour obvier au marronnage pour lequel ils ont une invincible inclination lorsqu’ils ont atteint un certain âge.”

Le village dont vous verrez les images tout à l'heure est une société à classes d’âges. 12 à 18 ans, ce sont précisément les limites d’une de ces classes d’âge... Ces jeunes font partie des "corvéables" et sont dépourvus de toute qualification sociale, rituelle ou religieuse.

Quand on entend dans les kabary, les plus vieux commencer leur discours en disant : “Je ne suis qu’un enfant et je ne mérite pas de prendre la parole...”, on voit bien, sans autre forme de procès, qu’un jeune de 12 à 18 ans ne peut être le dépositaire ni du savoir, ni du culte et que, ce que ce jeune, par hypothèse, a pu transmettre à la Réunion, dans les conditions que je viens de dire, est nécessairement limité – relevant davantage de ce que Roger Bastide a proposé d'appeler la "mémoire du corps" et de l'imprégnation culturelle que de la transmission rituelle et conceptuelle.

Ces données sommaires rappelées – la réalité est plus complexe – voici les différences qui me paraissent les plus saillantes dans la représentation de l'ancestralité à Madagascar et à la Réunion.

1°) L'orientation dans l'espace :

Une valeur fondamentale de la culture malgache, c’est l’orientation dans l’espace. Quand on survole Madagascar en avion, on constate que toutes les habitations sont orientées dans la même direction.
Toutes les maisons sont orientées selon l’axe Nord-Sud, l’opposition essentielle étant l’opposition Est-Ouest.
La maison malgache est un temple.
La porte d’entrée est située sur le flanc Ouest. Une ouverture symétrique, à l’Est, considérée comme la voie de communication avec les ancêtres, n’est jamais franchie. Tout cela se réfère évidemment à la course du soleil. Le côté du soleil levant étant auspicieux, sacré, masculin. Les sacrifices et les rites de propitiation sont effectués avant que le soleil atteigne le zénith. Le couchant à l’inverse est inauspicieux, profane, féminin. Les rites funéraires se déroulent toujours l’après-midi.

Ceci excède largement le domaine de la simple croyance, puisque cela détermine la place de chacun dans l’occupation de la maison. Ainsi, les femmes et les enfants occupent-ils la partie ouest de la maison et les hommes la partie Est, les plus vieux se trouvant au plus proche de la porte aux ancêtres. La carrière de l’homme n’est rien d’autre, au fond - ce qui exprime le sens de la vie - qu’un passage de l’Ouest à l’Est qui fait de lui un ancêtre, statut qui définit pour les Malgaches, non seulement l’achèvement, mais aussi la consécration de la destinée humaine...

Mais que peut-il en être à la Réunion ? Les paillotes ou les calbanons que les propriétaires destinaient à leurs esclaves ignoraient évidemment cette valeur accordée aux points cardinaux.

Un collègue malgache venu à la Réunion pour la première fois me fit remarquer un jour : "Tu as vu, le bureau du Doyen de la Faculté [des Lettres] est situé au Nord". Et il était prêt à en tirer les conclusions cosmologiques qui s'imposent sur la symbolique de l'autorité à la Réunion. Je l'ai arrêté tout de suite…
C'est la spéculation immobilière, la fantaisie de l'architecte (ou des considérations climatiques) qui déterminent l'occupation de l'espace à la Réunion.
L'espace créole – quand bien même le culte malgache à la Réunion privilégie l'Est et le Nord-Est – est un espace profane et non pas un espace religieux…

2°) A la Réunion il n'y a pas d'ancêtres primordiaux.
Le voyage fut pour les Malgaches un voyage sans retour. À Madagascar, la possession du sol (l'identité de l'homme et du sol) est médiatisée par les "ancêtres primordiaux" – les vazimba, ces premiers occupants mythiques étant d'ailleurs incorporés dans cette catégorie.

3°) À la Réunion, l'ancestralité met en scène, certes une présence des défunts proches (à qui l'on offre les mets qu'ils affectionnaient…), mais aussi une rupture généalogique et cultuelle avec la matrice originelle. Le voyage sans retour et l'établissement sur une terre étrangère (non humanisée) expliquent sans doute cette importance particulière accordée aux "esprits de la nature" (qui sont aussi propitiés à Madagascar, mais qui sont conçus dans une continuité relative avec les ancêtres).
Le panthéon malgache réunionnais met ainsi en vedette des esprits possesseurs, Hel et Bil, et des êtres dangereux (le maillage des cheveux est attribué aux ancêtres à la Réunion, alors qu'il est attribué aux esprits de la nature à Madagascar) pour ne pas parler des lolo ou des biby (bébêtes). Ces esprits de la nature sont révérés à la Réunion dans des ravines ou des lieux inhabités. (Si l'on compare le tombeau façon "côte Est" que je vais présenter : sans doute est-ce un lieu retiré, mais la colline des tombeaux reproduit la configuration de la colline "village".)

4°) Enfin, le drame – ou la nécessité – du métissage ajoutent, bien entendu, à l'ambiguïté du culte. Qui est l'ancêtre à l'origine de la maladie ? Un ancêtre malgache ou un ancêtre indien ? Quel culte suivre quand on est métissé ? (la réponse est généralement dans le phénotype…) etc.

Voilà quelques données préalables pour comprendre la créolisation qui spécifie d'évidence la Réunion par rapport à Madagascar.

Le film que je présente – dont je n'ai pas écrit le scénario – met donc en scène une représentation de l'ancestralité, telle qu'on peut l'observer sur la côte Est. Certains mots malgaches vont tinter aux oreilles des créolophones. Ce sera l'occasion de mesurer la distance qu'il peut y avoir, par exemple, entre "un service kabar" à la Réunion et un kabary à Madagascar.


Commentaire du film :


ZAFIMAHAVITA
Funérailles dans le Sud-est malgache
(avril 2003)


1ère partie :
Les funérailles de Iaban'i Ranga


Le vieux Iaban’i Ranga est mort.

Le corps, veillé par les femmes dans la maison familiale, est transporté dans la maison collective où il sera exposé avant d’être conduit dans le tombeau du clan.

Enveloppé de couvertures, le visage à demi découvert, ses objets familiers déposés près de lui, il est entouré de ses fils et de ses filles.

Dans la partie nord de la maison collective, un chant funèbre est entonné par les femmes, rythmé par un martèlement de battes de bois sur un tronc de bambou qui a été apporté pour la circonstance.

À l’extérieur, des groupes de femmes dansent et chantent les louanges du défunt.

On reconnaît ses brus à la couronne de tiges de patates douces qu’elles portent sur la tête.

Les provisions, le vin et le rhum circulent et commencent à faire monter la tension.

Après plusieurs pauses, celle-ci sera maximale quand, la course du soleil déclinant, on sortira le mort de la grande maison pour le conduire au tombeau.

Pendant toute la matinée, la colline va résonner des chants des femmes qui parcourent le village de maison en maison.

*

Les zébus du mort vont être sacrifiés et l’accompagner dans la tombe.

Alors que la relation à l’animal est ordinairement familière et protectrice, le bétail est ici traîné sans égards. Jeté à terre et lié par les quatre sabots, il est hélé, au rythme du chant qu’on entonne quand on porte la civière du mort, jusqu’à l’endroit où il sera décapité et découpé en quartiers.

Les funérailles sont l’occasion d’une tension sociale et d’une débauche de viande, de rhum et de sexe qui répondent au désordre de la mort.

Ce temps d’excès est aussi marqué par l’ambivalence de la relation aux défunts.

Le mort est entouré de ses proches, veillé, louangé. Mais on lui signifie aussi, sans ménagement, que sa place n’est plus parmi les vivants.

Ainsi le cercueil de cette vieille femme, décédée quelques jours avant Iaban’i Ranga, est-il violemment frappé de coups de tête et de coups de poing par ceux qui la conduisent au tombeau.

*

Sur la place centrale du village, au sommet de la colline, les jeunes vont préparer la civière qui servira à transporter le corps, enfermé entre deux pirogues.

Un coup de feu est tiré quand le défunt est extrait de la maison collective.

Alors que les porteurs ont hissé la civière à l’épaule, un notable, proche du défunt, adresse ses recommandations à ceux qui suivront le cortège jusqu’au tombeau. Il lance à la volée des pièces qu’on se dispute dans la poussière.

Le mort fera une dernière fois le tour de la grande maison à laquelle il continue d’appartenir, selon le principe " une lignée, un tombeau". Mais sa place sera désormais sur la colline des tombeaux, dont l’occupation spatiale reproduit la configuration de la colline des vivants.

Sur le parcours qui mène au tombeau, distant de plusieurs kilomètres du village, les porteurs vont faire des crochets, emprunter des traverses, revenir en arrière : il s’agit d’empêcher le mort de retrouver le chemin du village.

Quand le cercueil est sorti de la grande maison où le mort était veillé par ses proches, on chante des couplets d’affliction : " Reste encore avec nous, Cher homme… ". Mais on le conspue aussi : " Celui-là, nous ne le connaissons pas ", ou encore : " Nous allons jeter cet animal (bibi) dans la forêt… ".

Lors du grand repas qui, tous les trois ans, rassemble les habitants de la vallée, quand le prêtre a fini son invocation aux ancêtres et les invite à venir consommer le repas consacré, les jeunes qui ont dressé l’autel se précipitent sur la nourriture qu’ils dispersent aussitôt et font tout disparaître, la nourriture et l’autel, en quelques minutes. " Les ancêtres sont des bêtes ", explique-t-on.

" Tenir les morts à bonne distance… ", ainsi pourrait-on exprimer cette conception qui fait les ancêtres à la fois nécessaires et redoutés.

Car si rien ne se peut sans le concours des ancêtres, encore faut-il que ceux-ci soient rituellement traités. Les morts ne deviennent des ancêtres tutélaires qu’au terme d’un processus de transformation qui demande le secours des vivants.

2ième partie :
La colline des tombeaux

C’est précisément à cette opération que nous allons assister.

Tous les cinq ou six ans, les membres masculins du clan rénovent le tombeau commun : c’est le dika vohitra.

Le 29 mai [1999] au matin, nous nous rendons avec Iaban’i Justin dans le village proche de la colline des tombeaux. C’est là que se sont regroupés les hommes qui vont réaliser les travaux.

Cette “rénovation” est à comprendre au sens large car elle désigne, au-delà des travaux d’entretien et de réfection de la construction, l’opération qui consiste à faire passer les cadavres de l’Ouest à l’Est.

L’intérieur du tombeau est divisé en deux parties : l’Ouest, où sont entreposés les morts récents (humides : faty lena), et l’Est où sont entreposés les corps secs (razana maina).

"Vohitra", signifie colline mais aussi village, et l’expression dika 'vohitra rappelle, au-delà de l’identité du village et du tombeau, le fait que le passage à l’ancestralité constitue l’accomplissement du destin de chacun.

Le tombeau est situé dans une clairière au sommet d’une colline boisée.

C’est une construction en béton qui recouvre une fosse profonde de plusieurs mètres à laquelle on accède par une échelle. Un plancher ferme la fosse.

Sur la construction deux inscriptions : ZAFIMAHAVITA " Les petits-fils l’ont fait " et la date de l’achèvement de l’édifice : 17 septembre 1958.

*

Avant de commencer les travaux, les hommes les plus âgés ont pénétré dans le tombeau par la porte de l’Ouest, à la suite de Iaban’i Justin.

On entend le vieil homme lancer les trois cris de l’appel aux ancêtres et déclamer d’une voix forte une prière à Zañahary.

Il s’adresse aux ancêtres pour leur demander leur bénédiction et leur expliquer la raison de ce remue-ménage.

L’invocation terminée, les travaux peuvent commencer.

Les travaux sont distribués en fonction des classes d’âge.
Les anciens, qui ont la responsabilité des opérations, s’installent au Nord de la clairière.

A l’aide de l’échelle qui a été retirée de la fosse et appuyée sur le mur Ouest, six notables, les plus âgés, vont monter sur le toit, afin d’examiner l’état de la terrasse.

Ils redescendent dans le même ordre, l’inspection accomplie.

Les travaux de menuiserie sont effectués par des hommes mûrs qui s’y emploieront toute la matinée.

Il a été décidé de disposer des socles de bois sur les plaques de béton où les corps sont entreposés. Les travaux de menuiserie consistent à fabriquer ces socles sur le modèle d’un gabarit que l’on a sorti du tombeau.

Les madriers qui viennent d’être apportés vont être assemblés en ménageant des espaces qui assureront plus efficacement l’écoulement des liquides de putréfaction, facilitant ainsi le processus de dessiccation des cadavres.

Pendant que ces travaux se déroulent, les jeunes hommes, les “corvéables”, dirigés par quelques anciens, sont chargés de la sélection et du transfert des corps de l’Ouest à l’Est.

Tous les cadavres ne sont pas parvenus au même état de dessiccation et on laisse sur place les morts les plus récents.

Les corps qui doivent être déplacés sont déposés sur une natte. Les opérations sont rythmées par des clameurs et des hèlements qui permettent de coordonner les efforts. Chaque déménagement est salué par des cris.

Le rhum a été généreusement distribué car l’odeur est insoutenable.

L’intensité vocale et l’agitation augmentent au fur et à mesure des " enjambements ".

Après cette opération, qui constitue l’essentiel du rite, les jeunes sont chargés de nettoyer les abords. On aperçoit le monticule, qui domine le fleuve, où sont abandonnés les pirogues et les bambous ayant servi au transport des défunts.

*

De retour au village, Iaban’i Justin, nous relate l’histoire du tombeau.

C’était en 1941, le frère de son père proposa d’envoyer des hommes dans l’Ouest, en pays sakalave, pour fonder un village et faire prospérer un cheptel. Les hommes reviendront avec leurs bœufs et le lignage pourra alors investir dans la construction d’un tombeau en dur. Si les termites, expliqua l’oncle, sont capables de construire une maison aussi solide et aussi haute que peut l’être une termitière, comme il en a vu en pays sakalave, beaucoup plus haute qu’elles-mêmes, pourquoi les hommes n’y parviendraient-ils pas ? Elles se réunissent et mettant leurs forces en commun, elles peuvent réussir ce qu’elles entreprennent...

Cet exemple montrait à la lignée que ses membres devaient se décider à construire un tombeau en dur. L’oncle ne fut pas suivi en raison du coût de cette construction dont on pensait qu’elle aurait obligé à vendre l’essentiel du cheptel.

En 1949, l’oncle décède et l’un de ses frères s’est souvenu de ce vœu du défunt. Il décide de le réaliser. Auparavant, on ne pouvait accéder à la colline des tombeaux qu’en pirogue, par le fleuve. Les hommes du clan décident d'aménager un chemin et pour cela de réunir tous les Antelohony de la vallée. Quelqu’un a donné un bœuf pour faire venir les gens, d’autres membres du lignage ont fait de même pour nourrir les travailleurs. La construction de la route avait commencé depuis une semaine quand Iaban’i Justin est revenu de Diego où il était retenu prisonnier en raison de sa participation à l’insurrection de 1947. On cherchait alors des maçons pour construire le tombeau et Iaban’i Justin avait précisément appris la maçonnerie à Diego. On se mit donc à tailler des moellons, tandis que d’autres transportaient du sable pour le chemin qui permet aujourd’hui l’accès au sommet de la colline. En raison de problèmes avec des membres du clan qui ont aujourd’hui un tombeau séparé, on décide de faire appel à un vazaha de Manakara, un certain Lauret qui dirigera les travaux. Il confie au fokonola le soin de creuser les fosses. Et ce n’est que neuf mois après la prise en main des travaux par ce Lauret que le tombeau sera achevé. Le fait que le tombeau ait été édifié par un vazaha, alors que la présence des vazaha n’est pas souhaitée à proximité des tombeaux ne posait pas problème, car le tombeau était vide. On a consulté un devin pour connaître la date favorable au transfert des ossements du vieux tombeau dans le neuf. Lauret a remis la clé, une fois le tombeau fini, et le transfert a été opéré. Ce fut le premier dika vohitra.

Iaban’i Justin précise que c’est lui qui a fait installer une échelle dans la fosse pour éviter que les hommes, étourdis par l'alcool, ne tombent au fond. Et il énumère les différents compartiments du tombeau.

Il arrive parfois que les places de l’Ouest soient vides parce que tout le monde est passé à l’Est. On demande alors par plaisanterie : “Où préfères-tu dormir : là où c’est bien propre, là-bas dans le tombeau, ou là où c’est sale, ici dans ta maison ?” Ou encore : “Ah ! c’est bien propre là-bas en ce moment ! quelle femme vas-tu emmener pour dormir avec toi ?”.

3ième partie :
La semaine des canards

De retour à Ambila le 11 juillet, nous apprenons que Iaban’i Justin a été condamné à payer un bœuf pour avoir amené des étrangers sur le site des tombeaux et qu’il refuse de payer cette amende.

Alors qu’il pleut sans discontinuer sur la vallée, nous allons vivre ce que nous avons appelé “la semaine des canards” ou le kabary des 46 jours. Le bœuf est là, ramené par Georges, un des fils de Iaban’i Justin, du pays Tañala où vit son beau-frère.

Le 6 juin, un dimanche (jour de la “messe ” des anciens), Iaban’i Justin est donc “inculpé” pour avoir enfreint la tradition.

L’ancien du clan des Antepody, clan symétrique du clan de Iaban'i Justin, Iaban’i Piaro, s’étant rendu dans la grande maison des Antelohony de Vohipanany, il lui a été est demandé si Iaban’i Justin l’avait consulté pour amener un vazaha au tombeau.

Iaban’i Justin, qui se présente volontiers comme le “chef de la vallée”, mais qui ne représente que sa lignée n’en a, bien entendu, rien fait, alors que la tradition l’y aurait obligé et que le sujet se trouve être particulièrement sensible.

[En 1998, en effet, alors que la radio nationale faisait état de vols d’ossements dans les tombes, des villageois ont retrouvé dans les broussailles, près de l’école, un sac contenant un crâne et des ossements humains. L’auteur de ce “vol”, identifié et qui décédera en prison, avouera avoir pillé la fosse où était inhumée sa propre fille, déclarant travailler pour un député local dont la soudaine fortune est parfois attribuée à des pratiques de sorcellerie.
La presse et la télévision malgache font d’ailleurs régulièrement état de tels trafics qui sont supposés être organisés par des vazaha. Ce thème du vol d’ossements recoupe celui, plus ancien, du vazaha voleur de cœur ou voleur de foie dont on entretient parfois les enfants.
Voler le cœur, voler les ossements des ancêtres, cela représente symboliquement cette dépossession de soi et cette disqualification dont l’autorité de la tradition malgache, sa capacité à organiser le réel et à être maître chez soi, est l’objet.
J’ai agi, argumente Iaban’i Justin, pour faire connaître la tradition. J’ai bien fait. Si vous contestez ce que j’ai fait, alors c’est que vous contestez ce que je fais pour le service de la tradition quand vous venez me chercher pour prononcer une bénédiction, pour sacrifier, pour organiser des funérailles ou pour arbitrer un litige. Dans ces conditions, séparons-nous. Faisons désormais tombeau à part
.]

Mis en minorité, car l’affaire a remué des choses profondes, Iaban’i Justin est condamné à une amende de trois bœufs et à une pénalité monétaire. Alors qu’il refuse d’accepter cette sanction, les hommes de sa lignée lui demandent de s'accommoder de ce verdict, l’amende étant ramenée à un bœuf. Il faut, argumentent-ils, préserver l’unité de la grande maison. Il ne s'agit plus alors d’amende ou de reconnaître une faute, mais d’une purification, d’un sacrifice commun qui doit restaurer l’unité du clan.

Le sentiment d’unité de la lignée est galvanisé et nous assistons chez Iaban’i Justin à des discussions passionnées.

Les principaux notables, ici dirigeant la réhabilitation d'une rizière collective, sont mobilisés.

Iaban'i Justin ne se rend plus dans la grande maison où il dirige habituellement les rituels. Il menace d'ouvrir un tombeau séparé et de rompre l'unité de la moitié sud de la colline.

Notre retour imprévu complique l'affaire et personne ne veut désormais endosser la responsabilité ni l'exécution du sacrifice.

[Alors qu’il est courant, lorsqu’un litige ne peut être résolu à l’intérieur d’un clan, de faire appel à un clan symétrique pour arbitrage, conformément à l’esprit de la constitution, les Antebe, saisis du différend se récusent, refusant de se mêler de cette histoire empoisonnée qui concerne, disent-ils, les seuls Antelohony et seulement le tombeau des Antelohony.]

Deux des fils de Iaban-i Justin sont allés dire à Iaban'i Piaro : "Tiens ! Voilà le bœuf ! Fais-en ce que tu veux !" Mais celui-ci, un peu dépassé par les événements d'ailleurs, décline cette proposition empoisonnée.

Pour se protéger d’éventuelles suites, les hommes de Iaban’i Piaro font alors savoir à Iaban’i Justin qu’il devra signer un papier stipulant qu’il s’engage à renoncer à toute procédure contre eux. Ce dernier refuse évidemment de signer quoi que ce soit.

Finalement, alors que nous sommes chez Iaban’i Justin, son " avocat ", Iaban’i Vana, entre, venant de la grande maison et annonce qu’ils ont finalement décidé de signer le papier, deux hommes de chacun des deux clans, pour mettre un terme à cette histoire et refaire l’unité des Antelohony.

Le sacrifice peut maintenant avoir lieu

*

Alors qu’il pleut sans répit, on fait monter le bœuf, qui vaquait depuis plusieurs jours entre les maisons broutant sur les terrasses inférieures du village, jusqu’à la place centrale.

Le sacrifice est exécuté par trois corvéables (ampanompo) de la lignée de Iaban’i Justin qui se chargent aussi de découper la viande et d’aller la distribuer dans les différentes maisons.

L'animal sera mis à mort, la tête tournée vers l'Est, sur la place centrale où trois pierres, comme les trois pierres du foyer, et deux poteaux de fondation symbolisent la charte sociale.

Tout autour de la place, les treize maisons collectives représentent les différents clans.

La constitution politique organise l'égalité des clans fondateurs par la rotation des charges et le partage des fonctions électives.

Anciens tributaires du royaume antemoro, les habitants de la vallée ont ainsi créé, après avoir secoué le joug de la dynastie de Vohipeno, une constitution originale.

Entre le XIIe et le XIVe siècle, les Antemoro, immigrants se réclamant de La Mecque, possédant l'écriture et des textes astrologiques, les Sora-be, ont subjugué les populations locales, instaurant une féodalité exercée par le contrôle des rizières, le privilège de l'abattage et par une stricte endogamie de clan.

À la fin du XIXe siècle, les tributaires se révoltent. C'est la guerre pour l'abattage des bœufs. Ils brisent le monopole rituel des clans dynastiques qui leur permettait de se réserver la croupe de tout animal sacrifié. Ils s'organisent alors selon une représentation qui partage le pouvoir entre les clans fondateurs.

L'"affaire du tombeau" est une illustration de ce caractère égalitaire de la constitution d'Ambila. La suprématie politique, la spécialisation rituelle ou le prestige personnel ne permettent à quiconque, fût-il apparemment le premier, de se soustraire à l'approbation collective.
*
Le lendemain, le soleil réapparaît. Les femmes reviennent du fleuve portant sur la tête les ballots de linge qu’elles y ont lavé, ce que la pluie continuelle avait jusqu’alors empêché de faire.
[De l’Est de la colline, qui domine la vallée, on peut observer, épandus sur les berges du fleuve ou sur les fils tendus à cet effet entre les maisons du village, les vêtements et les lamba sécher au soleil.]

Le riz pour la consommation du jour est de nouveau exposé sur les nattes, à l'extérieur.

Quelques quartiers, dont un pied, arriveront chez Iaban’i Justin qui fait savoir qu’il ne consommera pas de cette viande, marquant par là qu’il est au-dessus de cette affaire et étranger à son dénouement .

*

La vie sur la colline a repris son cours ordinaire, rythmé par les activités de la rizière et par les rassemblements des funérailles.

Sur le versant Est, la maison de Iaban'i Justin est un lieu de visite obligé.

Bien qu'il ne soit qu'un acteur, parmi d'autres, du jeu politique et qu'il ne soit pas véritablement un spécialiste rituel, il joue en raison de sa connaissance de l'histoire et des généalogies et de son autorité personnelle un rôle de premier plan.

Quand on entonne pour lui la louange à boire, le dithyrambe qu’on portait autrefois au roi Antemoro, Iaban’i Justin est visiblement enchanté. Mais il sait qu’il n’est pas un dynaste. L’affaire du tombeau le lui a rappelé.

S'il ne s'est jamais départi de son esprit enjoué et espiègle, taquinant les enfants et plaisantant avec les femmes, Iaban'i Justin n'a pourtant pas pardonné l'affront.

Les élections municipales, quelques mois après, ont vu la victoire de son candidat. Tous les candidats étant d'ailleurs venus lui rendre visite pour recevoir sa bénédiction.

"Il est comme le chiendent [l'aidimoha (Commelyna madagascariensis, plante grimpante particulièrement résistante)], épilogue une femme, au soir des élections, vous avez beau l'arracher ou le piétiner, il repousse toujours…"

Dans son invocation aux ancêtres, à l’intention de qui on verse un peu de rhum sur la natte en direction de l’Est, Iaban’i Justin prend ceux-ci à témoin de la venue des étrangers.

L'affaire du tombeau a été l'occasion d'affirmer la solidarité des membres de la lignée qui tous, se sont rangés derrière Iaban'i Justin.

Pour la nouvelle année, ses enfants viennent honorer le vieil homme dans sa maison. Chants et danses rythment la fête familiale…

Le dénouement de ce kabary tient dans l’intérêt commun que les protagonistes avaient à résoudre le conflit. Demander à quitter le tombeau est gravissime. Le principe constitutionnel d’égalité et de compétition des lignées a pour régulateur l’accord substantiel des vivants et des morts matérialisé par le tombeau.

VITA !

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