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Les facteurs culturels du développement
Introduction
pour un projet de recherche partagée dans le sud-ouest de lOcéan Indien :
Réunion, Maurice, Comores
Comparaison nest pas raison. Sans doute. Mais, au-delà de cette évidence, quand les termes à comparer sont suffisamment proches - unité géographique, histoire en partie commune, parenté dans la généalogie du peuplement - et que les situations finales, malgré ces similitudes organiques, sont diverses, voire contraires, on peut tirer raison de la comparaison. Davantage : en permettant dévaluer la part relative des différents paramètres dans ces situations, la comparaison permet de réaliser une expérimentation - au sens où lon peut parler dexpérience en astronomie : lobservateur ne commandant évidemment pas le déroulement de lexpérience - de porter un diagnostic et, on peut lespérer, de mieux adapter les actions.
Le projet ici présenté réunit donc, à Maurice, à la Réunion et aux Comores, des enseignants et des chercheurs (linguistes, sociologues, anthropologues, historiens, économistes) qui ont décidé dassocier leurs disciplines et leur expérience dans cette cause commune.
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On partira des situations existantes pour remonter aux facteurs supposés expliquer les différences et les similitudes. Lhistoire, la religion, la culture, la famille, léducation seront convoqués dans un premier examen critique à loccasion dune première rencontre, qui devrait se tenir à luniversité de la Réunion, où seront définis les méthodes, les concepts et les champs de lanalyse, où seront réparties les tâches respectives et confirmées les échéances.
I - Le développement, pourquoi ? Le développement, pour quoi faire ?
On sinterrogera dabord, et ce avec dautant plus de raison que le développement nest ni une évidence ni une nécessité pour tous, sur les circonstances historiques et culturelles qui, en Occident, ont inventé léconomie - quand, auparavant et partout ailleurs, léconomique, loin de se subordonner le social, lui est soumis. Léconomie politique devra donc constamment être mesurée à lanthropologie sociale et à lhistoire culturelle. La richesse des nations, qui résulte de la multiplication des actes économiques en fonction de la multiplication des échanges, suppose lactivité de catégories mentales et de valeurs rien moins quuniverselles. Que peut signifier le développement, par exemple, dans une culture dont la langue ignore le temps du futur (sauf immédiat, comme nombre de langues traditionnelles et le créole, par exemple), où la nouveauté, loin de constituer largument publicitaire par excellence, est le plus sûr indice de labsence de valeur? Ce nest pas dire que la société traditionnelle névolue pas, mais constater que son idéologie a pour idéal la neutralisation du changement. Cest aussi constater que lespoir terrestre, le risque calculé, linquiétude vitale - uneasiness est ce mot singulier qui inaugure la philosophie de lempiriste Locke, le père de la constitution anglaise - sont au coeur de lindustrie : de lactivité industrieuse qui a le développement pour conséquence.
II - Lintelligence des fourmis.
De préférence à lexplication énigmatique de la main invisible, on pourra se tourner, pour rendre compte du résultat surprenant, en effet, de cette cumulation dactes dont procède la richesse des nations, vers des modèles aujourdhui explorés en intelligence artificielle, où labsence dunité centrale autorise pourtant, comme dans les sociétés de fourmis, lédification dorganisations élaborées et hiérarchisées, sommation dopérations parcellaires aveugles. Adam Smith, dailleurs, reconnaissait sa dette à légard de la fable des abeilles de Mandeville. Il sagit, en réalité, à partir de cette image paradoxale, de comprendre la genèse dun environnement socio-culturel où la poursuite dintérêts individuels concurrents engendre la division du travail et la spécialisation sociale, telles quon peut les observer dans les sociétés dites complexes où la distribution et laction des hommes paraissent obéir à des nécessités qui les dépassent. Le développement résulte-t-il nécessairement, dailleurs, de cette culture de lindividualisme qui, en Occident, la engendré ? Les économies asiatiques ne démontrent-elles pas aujourdhui, ses acteurs étant davantage imprégnés de culture bouddhique que de religion individuelle, les limites dun tel aiguillon ? Dans les sociétés considérées et en gardant à lesprit ces données générales et programmatiques, on se donnera pour objet, à partir dobservations concrètes, de données statistiques et danalyses sociologiques, de repérer les éléments facilitant et les blocages. De restituer de lintérieur les stratégies individuelles sans la connaissance desquelles laction est impropre.
III - Croquis sur le vif.
Ainsi quil a été noté en préambule, la comparaison - alors que le fait de rester immergé dans un seul milieu pétrifie lobservateur : interdit lobservation - peut provoquer un déclic analytique salutaire. Un voyageur curieux qui relierait ainsi successivement Saint-Denis, Moroni et Port-Louis serait en mesure, sans doute de manière superficielle, mais non dénuée de sens si les cultures se spécifient aussi dans la façon dont elles agencent les données élémentaires de la quotidienneté, de repérer quelques éléments diacritiques pouvant donner lieu à une analyse plus approfondie.
Venant de Saint-Denis, déserte à partir dix-huit heures et rythmée par des horaires de fonctionnaires, le voyageur, arrivé la nuit tombée à Moroni est immédiatement surpris par lactivité nocturne - à lafricaine - de la population : mais sur quel continent la Réunion - que lO.U.A. fit sienne quand sest posée la question de lindépendance - se trouve-t-elle donc ? doù lui vient cette philosophie du temps et de lespace privé ? (Il lui aurait été répondu, à la Réunion : Cest la <mentalité>) Sur le chemin conduisant de laéroport à lhôtel, les villageois palabrent sur le pas de leur porte, maisons ouvertes sur la rue. Une multitude de marchands, leur étal éclairé à la lampe à pétrole, proposent savon, cigarettes, sucre et lait en poudre. Leur fonds de commerce tient dans une boite en carton quon transporte sur la tête. Il constatera, le lendemain matin, la multiplicité des taxis collectifs et la modicité du prix de la course : avec le prix moyen dune course à Saint-Denis, il est possible de faire vingt-cinq à trente courses à Moroni. Il y a pénurie de farine, mais les marchés vivriers sont achalandés. La production maraîchère est vendue sans intermédiaire. Quantité de commerces de détail. Une mosquée de quartier tous les trois cents mètres dans les rues principales. La mosquée du vendredi est trop exiguë pour contenir les fidèles. Le pèlerinage économique dans les pays du Golfe fait circuler des marchandises venues dailleurs. Zanzibar en constitue le relais. La bière et les sodas viennent dAfrique du Sud ; une marque de boisson est fabriquée localement. Le commerce de gros est tenu par quelques notables (en tractations, dailleurs, avec lEtat fédéral à propos de la dévaluation du franc C.F.A. et ayant fermé leurs magasins) dont un Indien. Lhôtelier - dorigine indienne et venu de la Réunion - commente à lintention du voyageur (il lui confiera le chèque que celui-ci lui remettra en paiement afin quil le dépose sur une banque réunionnaise) : Ici, il ny a rien a acheter, mais on a la tranquillité. A Saint-Denis, vous voulez du fromage ? Vous avez trente sortes de fromages ! Vous voulez de la confiture ? Vous avez au moins dix sortes de confitures ! Ici, vous revenez du marché avec des choses que vous naviez même pas lintention dacheter, faute davoir trouvé ce que vous cherchiez ! Mais au moins, on a la tranquillité. Le tourisme est peu présent. Dans le nord de la Grande-Comore, un hôtel sud-africain, qui a passé un contrat léonin avec lEtat fédéral, accueille les touristes de lointaines croisières et des charters venus dAllemagne. Une seule nuitée coûte plusieurs fois le salaire mensuel dun fonctionnaire. Sur un site touristique proche, des enfants proposent à la vente, en anglais, librement exposés sur une natte, des coquillages dont le commerce est interdit. LEtat est peu présent. Des voitures circulent sans plaque dimmatriculation. Ayant fait le tour de lîle dans un véhicule que les gamins auront pris pour un véhicule militaire, le voyageur se fera apostropher par des : Manger ! Dormir !, deux activités qui symbolisent, aux yeux des Comoriens, laction dune armée qui avait disparu quand les mercenaires de Bob Dénard ont pris possession de lîle. Le sable des plages est en vente au bord des routes. La quantité de maisons individuelles en construction lui sera expliquée par largent des émigrés qui rentrent au pays, ou en vacances, tels des notables en puissance et qui sont, en effet, en mesure de célébrer le dispendieux et prestigieux grand mariage, celui qui permet à un homme daccéder à la classe des grands. Mais aussi par la coutume locale qui impose à lhomme, dépendant de son matriclan et venu sinstaller dans le village de son épouse, de construire une maison pour sa fille quand elle sera en âge de sétablir. Le sable des plages, en vente au bord des routes, passe sans reste dans la construction de ces caisses dépargne à ciel ouvert. Dans un village côtier, où la plage na pas disparu, un religieux en a interdit laccès aux Comoriens. Celle-ci est abandonnée aux moeurs futiles et dégradantes des infidèles et des coopérants. Dans les villages, les écoles sont délabrées et les mosquées, qui appartiennent aux villageois, jalousement entretenues. Lenseignement public nest plus assuré. Lintégrisme est en passe dabsorber lislam ouvert et tolérant (originellement shirazien dailleurs, comme en témoigne la mosquée mystérieuse, dont la légende dit que ses bâtisseurs lont trouvée tout achevée un matin - et qui, aujourdhui battue par les flots dune mer qui gagne sur le rivage, risque davoir disparu un matin) où sexprimait lidentité comorienne.
A Port-Louis, autre choc culturel. Installé dans le quartier des entrepôts, le voyageur est saisi par lactivité économique - à lasiatique - de ce quartier à la fois chinois, indo-musulman, hindou ; pris à la gorge, peut-être, par lodeur âcre du poisson séché, et capiteuse des épices indiennes. Arrivé pour le Cavadee, jour férié en raison de cette manifestation religieuse, dans cette procession dun autre âge traversant, dans Royal street, le quartier des affaires - buildings modernes jouxtant les vieux entrepôts promis à démolition et procédant lun de lautre comme la banque et les services de plusieurs générations de négoce - il aura le spectacle paradoxal de la collaboration, ou de la coexistence, de la ferveur religieuse et de la fièvre économique. Sur le bitume arrosé par les moto-pompes de la ville qui les précèdent, les pénitents, ayant parcouru plusieurs kilomètres, pliant sous le poids du cavadee parfois soutenu par quelques familiers (le feuillage, cueilli la veille, déjà flétri par lardeur du soleil), les joues transpercées, quelquefois la langue, le dos fiché de lancettes ou piqué dépingles où sont accrochés des citrons verts, composent, dans la réunion de leur corps et du cavadee, la syllabe sacrée OM : le sens de notre vie commence bien loin au-delà de nous. Ce sens, que la modernité occidentale récuse, est pourtant ici porteur, entre artha (intérêt), dharma (loi) et karma (destin), pour sa part - et lobjet de la recherche est de tenter de déterminer comment - du miracle mauricien. Du premier étage de leur boutique-entrepôt où ils habitent, des commerçants chinois regardent distraitement la procession. Quelques boutiques sont dailleurs ouvertes. Dans une rue adjacente, un marchand ambulant vend soupe et bol de nouilles que lon consomme sur le trottoir, assis sur un banc adossé au mur. Chose presque incroyable, aujourdhui, à la Réunion : un Chinois vend des poules enfermées dans de rudimentaires cages en cerceaux. La fête terminée, le Président ayant honoré le temple de sa visite, les cavadee rentrent en Mitsubishi, faisant tinter les clochettes. Une question viendra peut-être à lesprit du voyageur : Mais où sont les Créoles ? Une affiche interroge, en effet, caractères noirs sur fond rouge : Quel avenir pour la communauté créole ? annonçant une manifestation pour le 1er février. Le Créole serait donc le grand absent du développement mauricien. Dans cette société structurée par les préséances ethniques et un exclusivisme religieusement entretenu, où le communalisme, que chacun pratique, est officiellement traqué, le Code Napoléon - qui fait précisément silence sur la question religieuse - et laffairisme constituent le commun dénominateur de la réussite. Et si le malaise créole révélait la question sociale?
A Saint-Denis, les voitures postales sont jaunes, comme en métropole, les autobus comme à Paris et linfrastructure routière, panneaux de signalisation compris, à lidentique (alors quà Port-Louis, les autobus sont indiens, de marque Tata, japonais - et passablement usagés). Limportance et la jeunesse du parc automobile sautent aux yeux (quand circulent à Port-Louis nombre de vieilles Morris quon ne trouve plus que dans les musées). Près de trois ménages sur quatre possèdent un véhicule, souvent deux, et 59% du parc a moins de cinq ans, contre 44 en métropole ! Le 4 X 4 - le casque colonial pour tous et les grands espaces pour les employés de bureau - paraît être un indice de promotion créole. Les embarras de la circulation ne sont pas moins spectaculaires. Dans un courrier des lecteurs, sous un : Quand la route séveillera !, la présidente dune association dusagers explique que la poudrière de la Réunion, ce ne sont pas nos chômeurs et nos jeunes désoeuvrés, lexplosion sociale (nayant) pas lieu, parce que le R.M.I. est là... avec un peu de travail au noir, mais les automobilistes : Celui qui entre dans les embouteillages à 6 heures le matin et en sort à 19 heures voire 20 heures le soir finit par se trouver aux portes de la folie douce. Il ne faudrait pas que cette folie devienne furieuse. Et dévoquer, pour porter remède à cette servitude, des boulevards Sud, Nord et Est - promis par les élus - en attendant la lune. LI.N.S.E.E. estime à 110.000 le nombre de véhicules supplémentaires en lan 2000. Personne nest en mesure de dire où ces véhicules pourront circuler. Autre signe éclatant de la prospérité urbaine : limportance et la quantité des supermarchés. En dix ans, la Réunion a atteint le taux déquipement en hypermarchés (superficie supérieure à 2.500 mètres carrés) que la métropole a mis trente ans à atteindre (soit 158 mètres carrés de grandes surfaces pour 1.000 habitants). Lannée 1993 aura été celle de larrivée dans lîle des marques hard discount de la grande distribution. Notre voyageur se sera fait un devoir de traverser le Chaudron, haut lieu des émeutes de 1991. Il aura appris que la raison nen était pas le quartier - rien à voir avec Gennevilliers ou les Minguettes - mais la saisie dune télévision pirate au beau nom de Free Dom qui a introduit dans les foyers le film pornographique, la violence crue et la télédoléance, soit linvitation faite aux téléspectateurs de dire leur sentiment, enchaînée de : Merci de votre opinion ! - ce cocktail constituant, en effet, un mélange détonnant dans une société ou le clientélisme politique, par le biais de lemploi communal notamment (les communes sont le premier employeur de lîle) a reconduit à sa manière, sous une autre chape, les valeurs du paternalisme colonial et de lorganisation servile. Tous les professionnels de la politique ont bien entendu été pris de court par les succès électoraux de Free Dom, succès administrant la preuve de lindifférence des électeurs à la politique. Chez les marchands de journaux, il sera probablement étonné par lassortiment des revues dites de charme (à caractère pornographique, en réalité), en troisième position des ventes, et des revues de muscle. La fonte et le matériel adéquat, dont lefficacité est régulièrement vantée dans la presse quotidienne, sont dailleurs en vente dans les supermarchés. A la Réunion, les filles sont 'canon', selon le rédacteur en chef dune revue de charme locale (soft), mais les Réunionnais sont tristes, selon la présidente du Conseil Régional. Dans les librairies, le rayon occultisme est de loin le plus fourni (si lon excepte la librairie scolaire) et le marché de la magie prospère, comme en témoigne labondance des annonces de marabouts africains venus de la banlieue parisienne. Une bonne douzaine dhommes politiques sont mis en examen pour ingérence, corruption, faux en écritures, trafic dinfluence. Plusieurs sont en prison. Lun deux en fuite. Dernière évidence du paysage réunionnais, qui tranche aussi avec Maurice et les Comores, cest la présence, avec la départementalisation, de métropolitains - de passage et constituant, comme le souligne un politique local, la seule population non autochtone qui continue de croître alors que limmigration est sévèrement contrôlée - dont le nombre, sans commune mesure avec celui des coopérants ailleurs et dune tout autre nature, a en effet été multiplié par 12 ou 13 en quelque 30 ans ! De manière peut-être moins anecdotique quil y paraît, un effet de cette présence sur lidentité peut être illustré par la lecture des annonces gratuites dun quotidien. A la rubrique FEMMES, 21 annonces sur 50 cherchent homme métro. Les gendarmes (gendarmes uniquement), les militaires et les enseignants sont particulièrement recherchés. Bien que souvent réputés souffrir dacte bref, ils remontent ce handicap véniel par une culture des préliminaires (métro gentil) et du partage domestique (métro non buveur) qui rend dautant plus attractif leur régularité de fonctionnaires et leur garantie de pied de riz. Ils occupent des positions en vue, supérieures aussi, du fait de lindexation des salaires et de labsence de concurrence locale, à ce quils pourraient espérer en métropole. Réserve faite de la fréquentation des filles canons - le cliché de la fille des îles dailleurs rehaussé par contraste avec le féminisme métropolitain - quautorise leur statut économique, les zoreils vivent en milieu fermé, ignorants des cultures et des hommes quils côtoient, dans des zones de lîle réputées autrefois inhabitables (au bord des plages, parfois en zone inondable), en lotissements dont le règlement interdit la possession de coqs. Il suffit de les observer faire leur provision de viande rouge, le samedi, dans les supermarchés de leurs ghettos balnéaires pour comprendre quils appartiennent à un autre monde.
IV - Structures morales et structures économiques : éléments de comparaison.
Le programme se donnera donc pour objet la recherche des conditions, dans la représentation du monde des sociétés en cause, dans le plan de vie quelles assignent à leurs membres, qui rendent lentreprise et linnovation pensables et possibles. De leur capacité à répondre à une pression économique ou politique extérieure. Dans sa simplicité première, la question se pose ainsi : Quand il séveille le matin, quelle nécessité pousse un individu à entreprendre telle action, à courir un risque, à sengager ? Quelles considérations, à linverse, lui représentent la vanité, le danger, linutilité dun tel investissement dénergie? Quelles perspectives, pour lui, pour sa famille, pour le groupe auquel il appartient la décision ouvre-t-elle? Où, pour reprendre un exemple cité, entre artha, dharma et karma, placer linitiative ?
Sous le titre Age de pierre, âge dabondance, on a pu spectaculairement montrer que cétait par leffet dune obligation culturelle - ou dune organisation socio-économique spécifique - et non par leffet dune nécessité naturelle, que lhomme était condamné à gagner son pain à la sueur de son front, et que les sociétés de chasseurs-cueilleurs ignoraient ce que nous dénommons travail - que nous parons de toutes les vertus (loisiveté, avons-nous appris à lécole, étant la mauvaise mère de tous les vices). La quantité dactivité nécessaire à la subsistance et à la dignité humaine est une chose toute relative. Il y a, dans la société traditionnelle, un art de ne rien faire qui est tout le contraire de linactivité. Les notables villageois comoriens qui se retrouvent, après la prière, assis en rang de préséance sur les stalles du bangwe ne sont pas les inactifs quil donnent à voir à un regard étranger, passant le temps en causeries et palabres. Non seulement traitent-ils, dans cette assemblée publique en forme de lit de justice, des litiges, de la gestion et des lendemains villageois, mais ils donnent à voir, comme le fait une opération à coeur ouvert, la pulsation qui donne vie au corps social. La structure même de la place du bangwe, dans sa complexité spatiale et architecturale, avec ses divisions, ses retraits, ses niveaux et sa distribution ordinale exerce une pédagogie silencieuse sur celui qui la traverse. Il y a une activité qui, pour ne pas être neg-otium (soit négation dotium : /l/oisir) nest pas pour autant oisiveté. Le négoce nétant quune forme particulière dactivité, quand bien même elle disqualifie les autres, comme le confirme létymologie. Dans quelles conditions, donc, ceux qui sont sans travail sont-ils condamnés à nêtre que des disoccupati (puisque cest ainsi que sont considérés, par ceux du nord, les hommes sans travail du mezzogiorno) ? Quelle structure, ou absence de structure - sociale, familiale, culturelle - condamne lindividu à la tâche ou à la dégradation ? Quelles conditions peuvent expliquer quune population déplacée, déculturée soit du même coup privée de sa capacité de réaction ? Et quune autre, pourtant, fasse dune identité préservée dans des conditions apparemment identiques linstrument dune reconquête ?
A - Un regard sur léconomie de Maurice à travers lindustrie du tourisme.
Maurice attend 400.000 touristes en 1994. Phénomène socio-économique récent et dont limportance peut être mesurée par le fait que la valeur des échanges touristiques mondiaux est égale à la moitié des échanges agricoles, lindustrie du tourisme, qui déplace chaque année des millions dhommes du nord vers les pays du sud, engage aussi des enjeux culturels et politiques dont la portée peut être résumée par la rude prédiction de Frantz Fanon qui voyait les pays du Tiers-Monde devenir les bordels des pays développés. Quand les poubelles du défunt Club Méditerranée de Casamance étaient militairement gardées pour dissuader la population locale de sy approvisionner ; quand le tourisme sexuel est devenu si criant quon exécute, au Siam, pour se protéger du SIDA, les filles qui rentrent au village après avoir travaillé à Bangkok, on voit que cette activité, qui constitue la principale source de devises de nombreux pays sous-développés, apporte aussi des dommages considérables : de la pollution morale (pour reprendre une expression chinoise) à laquelle répond lintégrisme, à la pollution écologique, dont les effets sont souvent irréversibles. Le tourisme étant sous le contrôle des pays développés, par le biais des chaînes internationales, des compagnies aériennes et des tours opérateurs, il peut être éclairant danalyser la manière dont Maurice a négocié ces difficultés.
Bien que nayant visiblement pas échappé au bétonnage de son littoral, à la privatisation de ses plages, au mitage et au détournement de ses terres agricoles, à la spéculation foncière induite, à linvasion touristique, avec le sentiment de dépossession et lhostilité que de telles adultérations engendrent, et bien que lindustrie du tourisme, à Maurice comme ailleurs, soit contrôlée par les grandes chaînes hôtelières internationales, limplication du capital local et de nombreux privés dans cette activité manifeste que les chaînes du tourisme et leurs néo-colonies de vacances, troisième source de revenus de lîle, nentravent pas toujours et nécessairement le développement local. La question mérite évidemment une approche systématique. Une étude parallèle de la structure financière des sociétés opérant dans la zone franche, créée en 1981, montrerait dailleurs le rôle respectif des différentes communautés de lîle dans le développement des activités, et la transformation - confirmation du dynamisme économique et de la capacité dadaptation de ses agents - du capital ayant le sucre, le commerce ou la distribution pour origine en capital manufacturier et en sociétés de services, de lassurance à linformatique, donnant à Maurice les moyens de devenir, après avoir couvert les besoins essentiels de sa population, modernisé son agriculture et conquis une toute première place dans la production textile mondiale, la métropole incontestée du capitalisme financier et de la création incorporelle dans le sud-ouest de lOcéan Indien,
B - Le déséquilibre réunionnais exprimé par la balance commerciale de lîle.
Rien ne saurait mieux exprimer le mal réunionnais - économique et moral - que la présentation du déficit de la balance commerciale - souvent incriminé, dailleurs. Équilibrée dans les années cinquante, quand la structure économique était encore celle dune colonie dexploitation et de peuplement, elle accuse un déséquilibre qui va saccroissant chaque année, le taux de couverture passant au-dessous de 10% en 1988 pour ne plus représenter que 7,5% en 1993 (quand lîle exporte 7, elle importe 93).
Cest donc en exécution de la départementalisation, effective à partir des années soixante, que se met en place une économie dite de transfert, visant à rattraper les retards en matière déquipement, de service public et de protection sociale de cette possession devenue département par la loi du 19 mars 1946. Laction publique vise alors à instituer une parité entre deux systèmes économiques, entre deux cultures, aux antipodes : une colonie marquée par le stigmate de lesclavage, par lengagisme, la diversité ethnique et le défaut dhistoire, et une démocratie parlementaire sortie dun millénaire capétien ; une économie traditionnelle reposant sur lauto-suffisance familiale, dépourvue de protection sociale, dépendante de la plantation, et une économie à haut niveau de développement industriel où la consommation et la protection sociale sont devenues des évidences sociologiques.
Lanalyse du déséquilibre de la balance commerciale confirme ce que tous les Réunionnais savent, quel que soit le sens quils lui donnent : que le déficit commercial de lîle est égal au montant des transferts résultant de la solidarité nationale. Comment lhomme de la rue pourrait-il ignorer que ce qui sachète lest aussi à ce titre ? Le caractère spectaculaire, noté plus haut, de la société de consommation à la Réunion, qui est, en réalité, une société de distribution, tient au fait que lessentiel de lactivité économique visible, en effet, se résume à la distribution, cest-à-dire à la dépense, au profit des grandes enseignes commerciales et du bâtiment, sans quil en résulte de véritable croissance économique, des fonds de transfert. La nature de cette économie blanche - une économie sans création économique : la Réunion nexporte que des produits agricoles, raffinés certes (sucre, rhum, essences...) mais comme dautres pays sous-développés, les produits à forte valeur ajoutée qui sortent sont, en réalité, des exportations dimportations transitant par un comptoir commercial - mesurée par le déficit des échanges avec tous les voisins régionaux (sauf Comores qui sapprovisionnent en produits pétroliers, tôles ondulées - ah ! le clientélisme ! - voitures particulières, équipement automobile) se résume dans la coexistence paradoxale, qui était dailleurs contenue dans les prémisses de la départementalisation, dun Produit Intérieur Brut de pays développé et dune structure productive de pays sous-développé.
Avant dexaminer les possibles évolutions, on sattachera aux effets dans les consciences. Une illustration peut être donnée par les affaires, où il apparaît que les marchés donnent lieu à un partage des fonds publics entre politiques et entrepreneurs bénéficiaires dappels doffre truqués. Quand la pathologie excède la norme, cest la norme qui est pathologique. La politique locale, inculpée par des juges venus du froid que cette incompréhension des usages fait encore plus lointains, plaide le procès politique et la justice coloniale. La récurrence des expressions qualifiant lextranéité de la justice et des juges ne doit pas seulement être comprise comme une tentative de dédouaner le droit commun par le politique, elle exprime aussi, dans cette logique qui lie la capacité à dire le droit à lappartenance territoriale - alors quun juge a pu déclarer : Nous sommes sur la planète Code Pénal - une appropriation et un retournement de la dépendance. Avec les pouvoirs conférés par la loi de Décentralisation, un personnel politique local affranchi de lère Debré met en place, comme la révélé laffaire dite de la billetterie unique, une manière inédite de société déconomie mixte ou dassociation en participation qui permet dinstitutionnaliser la commission en courtage. Un opérateur habitué à travailler en Afrique et en Arabie Saoudite dira ne pas avoir été surpris dapprendre quà la Réunion, la commission était de rigueur. En Arabie Saoudite, la commission est le droit dentrer et le droit dopérer que tout étranger doit acquitter à un répondant local, intermédiaire obligé pour être autorisé à faire affaire dans le pays. Elle neutralise, en quelque sorte, en intéressant un natif, le fait quun étranger prenne pied sur le sol national et tire profit de cette pénétration. Les affaires font apparaître la manière différente dont peuvent être impliqués les agents économiques issus des familles de gros blancs (ces dinosaures, selon le mot dun protagoniste), qui soudoient les élus, avec tous les moyens clandestins familiers à la jungle coloniale et semi-coloniale, dirait Polanyi, pour obtenir une autorisation de construction dun nouveau supermarché, les entrepreneurs dorigine métropolitaine qui disent devoir passer sous les fourches caudines des élus, et les entrepreneurs locaux sortis du rang, dorigine modeste souvent (On est des paysans nés sur un tas doignons) et nappartenant pas à la communauté blanche, parvenus grâce aux concessions et aux marchés publics, illustrant à leur manière cette promotion de lhomme réunionnais chère au Président du Conseil Général et quil associe naturellement à sa société déconomie mixte. Avant, tout était blanc, note un courrier des lecteurs ; on fait une justice de classe et de race, clame un avocat. Quelle différence avec didentiques affaires en métropole ? De même quon a pu parler de culture de classe à propos de la fraude électorale organisée par un parti de gauche dans les municipalités quil contrôlait, lemploi communal permettant, là aussi, denrôler larmée de réserve des partisans pour faire pièce au pouvoir - et quand il sagit de se constituer un trésor de guerre qui permettra de livrer bataille à ceux qui ont largent naturel, la justification nest pas différente - peut-on parler ici de culture de la dépendance. Lenrichissement personnel et le caractère systématique des prélèvements opérés sur les marchés publics nétant que la signature post-coloniale de ces pratiques. Quest-ce que lexercice du pouvoir, au fond, sinon le prélèvement légitime dune part de la richesse collective à fin de représentation de la communauté - ce qui implique des frais de représentation personnelle reconnus - lenrôlement dambitions individuelles dans un destin collectif ? Le caractère insupportable de cette justice venue du froid tient précisément à ce quelle sinterpose entre le souverain et son représentant naturel. Le mal réunionnais sexprime ici dans ce divorce du légal et du territorial, expression dune schizophrénie économique héritée de lhistoire.
C - Comores : communautés rurales et communautés urbaines.
Après avoir comparé les évolutions relatives de Mayotte et des trois îles composant la République Fédérale Islamique des Comores, le programme sattachera à lanalyse des facteurs culturels qui conditionnent la réussite ou expliquent léchec des projets de développement. Il sagit détudier comment les structures déjà existantes dans les communautés villageoises ou urbaines peuvent être associées aux évolutions nécessaires, et comment, par exemple, telle valeur culturelle peut invalider un projet conçu sans connaissance approfondie des hommes et de leurs représentations.
Un part importante de la recherche sera consacrée à cette question cruciale qui engage lavenir des pays en voie de développement : savoir comment, sagissant ici des Comores, la tradition administrative comorienne, arrêtée dans son développement par lhistoire coloniale, peut retrouver son expression et sa vérité propre dans les formes modernes de lEtat.
B. C.
Université de la Réunion
BIBLIOGRAPHIE
SOMMAIRE
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