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anthropologie du droit
ethnographie réunionnaise

2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image
1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”

2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano

3 - Visages d'Ambila (en reconstruction, accessible à :
AMBILA3/index1.htm)

4
- Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache (film)
l'ancestralité (dossier pédagogique)

5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire

6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi

présentation générale du site


La Case, les Sorabe, L'Histoire


Communication au colloque : "Le Voyage à Madagascar, de la découverte à l’aventure intellectuelle", organisé par l'université de Paris IV-Sorbonne et l'université d' Antananarivo, Antananarivo-Tolagnaro, 13 au 17 octobre 2003.


"Le Voyage à Madagascar, de la découverte à l’aventure intellectuelle." Dans le champ de ce programme, je n'oublie pas la formule de Sartre : "Le voyageur est un militaire refroidi". Le voyage que je vais présenter est celui d'une colonisation. Je dois d'abord dire ma dette à deux érudits, Gautier et Froidevaux, qui, en 1907, ont publié, traduit, annoté et présenté le manuscrit arabico-malgache dont je vais parler, qui a été détenu par la bibliothèque d'Alger (où il était désigné par la lettre A) et qui est aujourd'hui perdu. Ce manuscrit, qu'ils intitulent : "Les campagnes de La Case dans l'Imoro, de 1659 à 1663", a été envoyé à l'École des Lettres d'Alger par le général Galliéni. Mon intérêt pour ce texte procède de recherches de terrain que je conduis depuis 1998, avec deux collègues malgaches, dans la vallée de la Mananano, habitée par d'anciens tributaires de l'aristocratie Antaimoro dont il est question dans ce manuscrit.

Présentation

J'emprunte – j'emprunterai beaucoup – quelques phrases de présentation tirées de cette édition. "Les Antaimoro, écrivent Gautier et Froidevaux, sont assurément d'origine étrangère, mais leur établissement est vieux de plusieurs siècles, et leur assimilation complète ; ce sont des indigènes indiscernables des autres, noirs de peau et crépus de cheveux." (p. 6) Souchu de Rennefort qui vécut à Fort-Dauphin pendant huit mois – j'y reviendrai – est d'un avis quelque peu différent (Flacourt aussi, du reste) : il fait état d'une flotte d'Arabes qui, au XVe siècle, ont établi des commandements sur toute la côte. "Ce qui a fait, explique-t-il, que presque tous les Grands sont moins noirs que les autres insulaires, étant descendus de ces Arabes qui avaient le lieu principal de leur domination au dessus des Matatanes, où les habitants […] sont encore maintenant appelés les blancs." Il y a des mathématiques dans la grammaire : je vous laisse le soin d'effectuer cette somme de "moins" et de "plus" de la phrase qui suit pour situer les Matatanes sur le nuancier des phénotypes. Donc : "Ils sont encore maintenant appelés les blancs. Ils le sont de moitié moins que la plus noire Bohémienne qui soit en France." "Voici, en règle générale, quel est le rôle social de l'écriture en pays Antaimoro, poursuivent Gautier et Froidevaux: d'abord c'est un adjuvant indispensable de la sorcellerie." "On écrit ou on conserve par écrit, afin de pouvoir les prononcer, des formules magiques destinées à rendre les charmes efficaces." (p. 6) On lit, en effet, dans Flacourt : “Ils faisaient des conjurations et Aulis [charmes] pour faire venir la pluie, le tonnerre et la foudre afin d’empêcher les armes des Français de prendre feu.” (II, ch. XXXIII) “Parmi ces sorts, il y avait dans un panier dix-sept morceaux de bois faits pour représenter les fouloirs de nos canons, couverts d’écritures et caractère arabesques, plusieurs œufs pondus le vendredi, couverts de caractères, lesquels étaient afin de nous rendre immobiles, empêcher nos canons de tirer et nous causer notre dernière ruine, suivant la sotte et inepte croyance de leurs Ombiasses, à quoi les Nègres ajoutaient foi, comme nous à l’Évangile.” (II, ch. XXXVIII) Le lazariste Nacquart, lui aussi, a constaté la puissance magique attachée aux Sorabe. Il a dû lutter contre l'influence des katibo (scribes) sur la population et sur les convertis. Les katibo faisaient ainsi des processions avec des flambeaux et portaient leurs sorabe de manière à impressionner la foule. Nacquart se dressait contre eux en déclarant : "Vos livres ne sont que d'encre et de papier. Ils ne peuvent faire du mal à personne."

Religion donc ; généalogie aussi :

"Dans une société divisée en castes, où l'aristocratie de naissance est toute-puissante, et qui d'ailleurs a le culte de ses morts, on a senti le besoin de conserver par écrit les généalogies. Tout noble Antaimoro est tenu de savoir la sienne par cœur, chacune des castes supérieure tire ses droits et son unité d'un ancêtre commun." "Beaucoup de manuscrits sont donc des listes toutes sèches d'ancêtres, et ces listes, concluent avec bonheur d'expression Gautier et Froidevaux sont la base même de l'Etat, l'armature sociale et politique." (p. 6) La généalogie est un titre d'antécédence et donc de propriété. On raconte, en divers endroits de la côte et jusque chez les Tanala, l'histoire d'un esclave qui, dissimulé sous le plancher d'une grande maison et ayant mémorisé la généalogie récitée par un roi pendant une invocation, s'enfuit dans un autre village. On lui demande d'où il vient. Il récite alors la généalogie apprise. Bien entendu, on le fait roi… et on lui coupe la tête quand l'imposture est découverte. Ce récit étiologique explique la difficulté à laquelle peut se heurter l'enquête généalogique dans cette région de Madagascar, comme en ont fait état certaines enquêtes de terrain – et l'importance des généalogies. (Lorsque nous enregistrons un rituel, il nous est demandé d'arrêter l'enregistrement quand le prêtre commence son invocation qui comporte invariablement la liste des ascendants de la lignée.) "Mais leur importance, remarquent Gautier et Froidevaux, les a livrées à toutes les falsifications. Il n'y a pas deux généalogies semblables…" "Il reste à signaler quelques fragments de folklore, car ce serait trop dire d'histoire, mêlés aux généalogies." (p. 6) "Ils se rapportent à d'anciennes migrations maritimes, à des conquêtes étrangères ayant amené à la formation des dynasties et des castes. Mais ce sont quelques lignes brèves et confuses, et elles ne nous apprennent rien qui ne soit déjà plus net et plus complet dans le livre de Flacourt." (p. 7) C'est un peu sévère…

Si nos auteurs ont présenté et traduit ce manuscrit, c'est qu'il est unique, et ce pour plusieurs raisons. Le corps du volume contient une suite de récits historiques dont le théâtre est le bassin de la Matatana et dont les héros sont les rois Antaimoro. Parce qu'il se rapporte, indirectement, à l'établissement de la France à Madagascar au XVIIe siècle et à des expéditions militaires parties de Fort-Dauphin, il a donc été possible de l'éclairer, de le contrôler et de le dater, à l'aide de documents français publiés et manuscrits. Et il se révèle, au terme de cette confrontation, que pour ce qui concerne le théâtre et le déroulement des opérations militaires, l'identité des protagonistes, la nature des destructions, le nombre de morts et de prisonniers, le butin des razzias, la précision est du côté des katibo. La "vision des vaincus" est d'une précision toute notariale.

Contenu du fragment publié

Le théatre des événements est la basse Matatana. C'est une grande plaine d'alluvions entre les montagnes et la mer. "Ce coin de pays, très fertile, est par surcroît dans une heureuse position géographique … [ce fut] une grande voie d'accès dans l'intérieur de l'île des migrations et des influences d'outre-mer." (p. 8) "L'Imoro, en somme, semble, sur la côte orientale malgache, une sorte de cicatrice ombilicale attestant l'ancien rattachement de l'île aux régions transocéaniques de vieille culture." (p. 9) "La plaine d'Imoro est surpeuplée, ce qui suffirait à lui faire une situation à part dans la grande île aux trois quarts vide." Autre spécificité, je l'ai dit :
"Non seulement les Antaimoro ont une ancienne écriture nationale, mais ils ont conservé le souvenir et l'orgueil d'une origine étrangère. Ils se tiennent à l'écart et méprisent leurs voisins. Ils se rattachent certainement à la Mekke par des liens religieux, ils sont le résidu d'une migration islamique partie peut-être des Comores ou de Zanzibar." Un texte Antaimoro publié par Ferrand se termine ainsi : "Ici ce n'est pas notre pays ; nous venons d'au delà de la mer. Dieu est le plus grand, Dieu est le plus grand, Dieu est le plus grand." Flacourt présente le "Matatane" comme le centre religieux et intellectuel de tout le Sud malgache. Il conseille à la Compagnie "d'y mettre un poste très fort, mais prévient de la difficulté de l'entreprise.

Le manuscrit raconte la conquête de la Matatane par une armée d'Européens partie du Trano-vato (la maison de pierre) de Fort-Dauphin. Sur la conquête (1659-1663), les sources françaises, essentiellement Carpeau du Saussay et Souchu de Rennefort, font état des expéditions de La Case qui ravage la région et contraint les habitants à reconnaître la domination des français. Un sorabe original par son objet donc, dans la généralité des sorabe, parce qu'il se présente comme une chronique précise d'une période donnée. Vraisemblablement parce que l'irruption des étrangers dans la région a provoqué non seulement les ravages qui vont être décrits mais aussi un choc culturel dont les scribes essaient de rendre compte, l'unité du manuscrit (et il est probablement le seul de cette nature, sinon à ce titre du moins à ce degré), est "historique" selon une conception de l'histoire dont la discussion constituera une partie de mon exposé.

Bien que la description des guerres soit d'une précision toute sèche et empreinte d'une distance objective, on peut penser trouver dans cette énumération des éléments qui recensent les causes (et l'on verra que ces causes sont recherchées dans les configurations astrologiques) de cette suite d'événements, de cette irruption sans précédent dans l'histoire des Antaimoro. Gautier et Froidevaux prennent aussi appui sur le manuscrit qu'ils publient et sur le destin singulier de La Case pour proposer une réflexion sur la colonisation française et sur les raisons de l'échec de la colonie de Fort-Dauphin, dont voici la conclusion : "On touche du doigt le germe de décadence que notre établissement à Fort-Dauphin portait en lui-même. Il a échoué parce que Madagascar ne pouvait payer ses frais de colonisation, dans un siècle qui n'avait pas, au même degré que le nôtre les énormes accumulations de capitaux et de ressource qui permettent les longues patiences. Il a échoué pour la même raison qui fit que les Portugais, les Hollandais et les Anglais, commerçants mieux renseignés, touchèrent à la côte malgache sans s'y fixer, et allèrent chercher en Extrême-Orient les vieux pays surpeuplés, riches et rémunérateurs. " (p. 15)

La conquête

Il y a concordance, je l'ai dit, entre les sources françaises et les sources malgaches. La période se situe entre 1655, "année où Flacourt a quitté son gouvernement" et février 1664. D'après Gautier et Froidevaux, la première expédition dans l'Imoro eut lieu en avril 1659. Les envahisseurs jouent habilement de la division entre les trois grandes tribus qui, bien que se réclamant d'un ancêtre commun, se font la guerre : les Antaiony (qui occupent l'embouchure de la Matatana, les Antaimahazo qui occupent les rives en amont, et les Antesambo qui occupent le bassin de l'Ambahive. La première partie du manuscrit (qui relate des faits remontant aux environs de 1620) est l'histoire des guerres civiles entre les trois tribus. Elle ne concerne pas ces événements.

L'histoire de La Case

Le héros de cette histoire non officielle est La Case. Il naît à la Rochelle. Nous ne connaissons pas sa date de naissance. Son père a été maire de La Rochelle en 1606, cette charge conférant la noblesse héréditaire. C'est "son inclination de voir le monde", selon l'expression de Souchu de Rennefort (qui se lia d'amitié avec lui à Fort-Dauphin où il résidera huit mois, de juillet 1665 à février 1666, en qualité de "Secrétaire du Conseil de la France Orientale") qui le pousse à embarquer sur la flotte de quatre vaisseaux et de 800 hommes que le duc de la Meylleraye vient d'armer pour Madagascar.

La Case (il n'a vraisemblablement pas plus de 20 ans) gagne Fort-Dauphin où il trouve les français retranchés, dans l'attente des secours envoyés par le duc de la Melleraye. Les français, rapporte Souchu de Rennefort, s'imposent en intervenant dans les luttes civiles des indigènes, "combatt[ant] eux-mêmes pour leur querelle", tout en maintenant dans le fort une "garnison suffisante" pour se protéger des attaques. Ils prélèvent un tribut et installent auprès de "chaque Grand qui payait tribut, des Français pour aider à défaire leurs ennemis communs". La Case, avec un autre français, se vit assigner comme résidence le village d'un Grand nommé Andrian Rasissate, dans la vallée d'Ambolo. Vallée dont Flacourt fait état pour sa fertilité et la qualité de son bétail (1658, p. 9). "La crainte de nos armes, écrivait le Père Nacquart à Vincent de Paul en 1650, les tient tous en bride, et ils n'oseraient approcher, quelque grand nombre fussent-ils, lorsqu'ils voient une arme à feu."

La Case se signale une première fois lorsque, au cours d'une invasion du pays d'Andrian Rasissate par un voisin à la tête d'une armée double d'importance des défenseurs, il "renver[se] d'un coup de fusil" le chef des envahisseurs. Ce qui provoque la déroute de son armée. Puis une deuxième fois, dans un style plus "homérique", quand il provoque en combat singulier, armé de la sagaie des Malgaches, le Grand qui a pris la tête de la confédération des ennemis de Rasissate. La Case triomphe et, contrairement à l'usage, laisse à son ennemi la vie sauve et le commandement de sa province sous la promesse d'un tribut "que ce Grand promit de rendre tous les ans au Fort-Dauphin."

C'est à la suite de ce succès qu'Adrian Rasissate donna à la Case, lors de son retour à Ambolo, (je cite) "pour le désennuyer pendant la paix", sa fille Andrian Nong, "belle entre les Nègres". "Dian Nong, écrit Souchu de Rennefort (cité par Gautier et Froidevaux, p. 48), était plutôt grande que petite ; elle avait la peau belle, la gorge bien faite, quoiqu'elle eût trois enfants du sieur de la Case, les dents admirables, et la prunelle brune." La suite des événements montre qu'elle tint une place de premier plan dans les luttes politiques, avec pour "prince consort" ce "diable volant" (l'expression est de Souchu de Rennefort, Relation, p. 128) de La Case…

La Case est rappelé à Fort Dauphin "pour maintenir la domination française ébranlée" dans le sud-ouest de l'île par des incursions de chefs Mahafaly dans les provinces Ampatres (l'Androy) fidèles aux français. La Case reprend l'offensive, après avoir traversé "le pays sans rivière et sans eau", selon l'expression de Flacourt. Et "la fortune qu'il avait eue dans la partie septentrionale de l'île, rapporte Souchu de Rennefort le suivit dans la méridionale". "Il n'eut qu'à paraître pour triompher" (p. 49) commentent sobrement Gautier et Froidevaux. La Case soumet le pays et les chefs envoyés au Fort Dauphin sont exécutés par les chefs de la colonie. Cette "impitoyable rigueur" tranche avec la manière dont La Case en avait usé avec ses adversaires et Gautier et Froidevaux parlent d'une "lourde faute" – dont ils exonèrent La Case.

Tous ces succès font du jeune français un véritable héros aux yeux des Malgaches qui le surnomment "Andrian Pousse" "du nom d'un Grand d'autrefois, qui avait assujetti toute l'Isle, et dont les Nègres ne disent pas moins de miracle de valeur en leur guerre, qu'on nous conte d'Alexandre". Mais ces succès n'excitent pas moins la jalousie des chefs de la colonie. "Ny l'intelligence qu'il avait acquise en peu de temps de la langue Madécasse, écrit Souchu de Rennefort, ny sa conduite capable d'attirer la Nation, ny ses services importans, ne pûrent pas luy faire obtenir la moindre charge." (Souchu de Rennefort, Histoire, p. 61) "Il se vit contraint à l'exercice de simple sentinelle"… Après avoir supporté ces vexations, La Case décide de quitter le Fort-Dauphin et de rejoindre Adrian Rasissate, son beau-père, dans la vallée d'Ambolo. Il fut reçu écrit Souchu de Rennefort "comme un dieu tutélaire" (id.). De nouveau, son concours permet à Adrian Rasissate de triompher d'un ennemi que La Case oblige à "faire une reconnaissance annuelle au fort Dauphin de cent onces d'or, deux cens bœufs et trois cents paniers de racines".

Quand, à la mort d'Andrian Rasissate, la succession échoit, contre les usages, "l'amour prévalant sur la justice" (sur la règle dynastique), à sa fille, Dian Nong, "déclarée Grande et Souveraine de la province d'Amboulle" (Relation, p. 110), la haine des chefs de la colonie est à son comble et l'on essaie de faire assassiner cet impudent qui, selon les termes de Souchu de Rennefort, "gouvernait la Province et la Princesse"… La Case fait la grève du tribut en représailles et les chefs de province installés à la suite de ses expéditions l'imitent bientôt. La colonie, à la suite du soulèvement de l'Anosy et de maladies, réduite "à moins de quatre-vingts" est dans une situation de grande précarité.

C'est alors que le Saint-Charles, envoyé par le duc de la Meilleraye, accoste. Nous sommes en octobre 1663. Pour rétablir une situation compromise, La Case fut rappelé "avec promesse d'entière seureté pour luy et pour ceux qui l'avoient suivy". Immédiatement, tout changea de face et à la faveur des renforts envoyés par Meilleraye, la colonie reprend l'offensive. "À la fin de février 1664, depuis la pointe de l'Isle à 25° 50 mn au Sud, jusques à 22° 20 mn, [soit l'embouchure de la Matatana] Madagascar étoit François". La Case, peut-être en compagnie de sa femme, ravage le pays de Matatana, contraignant les habitants à reconnaître la domination des français. J'arrête là, pour l'instant, ma narration de l'histoire de La Case, puisque je suis au terme de ses conquêtes et de ses démêlés avec les souverains Antaimoro et que je vais aborder maintenant la version malgache de ces conquêtes. Je résume auparavant. Il y a donc 5 campagnes contre les A. La Case joue, je l'ai dit en préambule, des rivalités entre les clans Antaimoro pour parvenir à ses fins.
- La 1ère campagne, en avril 1559, vise le pays Antaimahazo sur la rive occidentale de la Matatana.
- La 2ième campagne, en février 1660, vise toujours le pays des Antaimahazo, mais plus à l'Est.
À la suite de ces deux campagnes, les Antaimahazo font leur soumission et attaquent, de concert avec les envahisseurs, les Antaihono qu'ils battent près d'Ivato, la capitale Antaimoro, en mars 1660. Le roi Antaimoro meurt quelques jours après la bataille. Son fils lui succède. C'est le "Ramahirak" des sources françaises, Ramanirakivo. Il quitte la capitale et trouve refuge, avec une partie de ses sujets, à Fisanga, 200 kilomètres au Nord, près de Mananjary.
- La 3ième campagne, en janvier 1661, "se tourne contre la troisième tribu Antaimoro", les Antaisambo qui occupent les rives de l'Ambahive. Cette razzia dure une vingtaine de jours.
- La 4ième et la 5ième campagne visent à réduire le roi Antaimoro réfugié à Fisanga et à contraindre ce chef suprême des Antaimoro à reconnaître la suprématie française. En mars 1662, la guerre se transporte donc dans la région de Mananjary. Là encore, des alliés A. sont de l'expédition. La Case incendie Fisanga et le roi Aantiamoro, ayant reconstitué une armée, se fait chef de bande, vivant de pillages en pays Betsimisaraka. C'est en mars 1663, La Case ayant établi son quartier général à Mananjary, que cette armée reconstituée est définitivement défaite. Ramanirakivo va se rendre et les deux adversaires vont reprendre ensemble de "le chemin de la Matatana".

Voici donc la trame historique des événements que rapporte le sorabe en question. Sur cette entreprise, menée sur quatre années consécutives, qui démontre une volonté au service d'une politique coloniale cohérente, les sources françaises sont, paradoxalement, alors que l'importance de la conquête de la Matatane avait été signalée par Flacourt, pratiquement muettes. Le manuscrit que je vais présenter maintenant en retire une importance d'autant plus grande.

L'histoire dans les Sorabe

Première remarque : le style de la narration. Je cite Gautier et Froidevaux : "L'atonie du récit, la précision sèche et simplement énumérative avec laquelle sont relatées des scènes de carnage et de sac, suggèrent l'idée que de semblables scènes étaient en pays Antaimoro trop fréquentes et trop banales pour émouvoir le narrateur indigène ; elles rendent l'impression plus tragique pour le lecteur français : l'impartialité évidente du récit en fait un terrible réquisitoire. On sait d'ailleurs par les sources françaises que le seul but de la conquête […] fut de permettre à La Case d'aller razzier plus loin avec l'aide des Antaimoro pillés de la veille et désireux de se refaire." "La Case, précise le manuscrit, revint à Fort-Dauphin dans la maison de pierre ; il y ramena dix mille bœufs, dix mille captifs". (pp. 14 et 15)

Il existe, d'après Ludwig Munthe qui s'est donné la peine d'une recension exhaustive des sorabe déposés dans les bibliothèques d'Europe et de Madagascar, dispersés dans toute la région de la Matatanana au moins une centaine de manuscrits.
Bien que rigoureusement protégés par les traditions et les croyances, ils sont laissés sans abri, suspendus sous les toitures de chaume, dans des sachets tressés. (Munthe, p. 13)
Une vingtaine de personnes par génération apprenaient à lire et à écrire et transmettaient ces anciens manuscrits, de caractère religieux ou historique, aux futures générations.

La question de la chronologie

En parcourant les manuscrits historiques arabico-malgaches, note Munthe, on se rend compte de la façon surprenante dont les événements sont présentés. Souvent les scribes semblent soit ignorer complètement le contexte, soit ne pas s'en soucier, car ils présentent parfois leurs fragments historiques sans considération pour la compréhension de l'ensemble de la tradition. Aucune relation visible et évidente à l'évolution générale du récit n'est marquée, et ce n'est qu'exceptionnellement que des explications biographiques et historiques de caractère général sont avancées. Cela ne s'explique que si on tient compte de la situation des scribes vivant dans des milieux isolés dotés seulement d'une petite part de la tradition. Les sorabe étant la mémoire de famille précises, c'est ce qui les concerne en propre qui en spécifie le contenu.
Il y a certainement aussi la crainte de la part des auteurs, note Munthe, d'ajouter aux traditions
saintes des commentaires personnels et profanes. Le caractère saint du sorabe et les situations obscures semblent par leur ambiance établir un contact avec des données historiques presque spirituelles qui gardent entièrement leur valeur malgré les questions qu'on peut se poser et qui restent sans réponses.

Par exemple. Aucun manuscrit connu ne parle de l'arrivée des Européens à Madagascar, de l'établissement des Français à Fort-Dauphin ou de la construction du fort. Ni le gouverneur Flacourt ni son successeur Pronis, ni les missionnaires ne sont mentionnés. Dans le manuscrit dont les campagnes de La Case dans l'Imoro, le nom de La Case n'apparaît qu'une fois et dans la deuxième partie du texte seulement.

Les scribes Antaimoro ne s'intéressent pas particulièrement aux déterminations de temps en tant que telles. En parcourant la littérature sorabe disponible, conclut Munthe, on découvre que les porteurs de la tradition arabico-malgache s'en servent généralement pour exprimer des réalités beaucoup plus importantes : les données religieuses. (p. 239) L'aspect religieux des événements constituant un réel plus réel que la suite des événements eux-mêmes. En effet, c'est une vision astrologique de l'histoire qui s'exprime dans ces textes historiques.

Il faut rappeler ici les données essentielles du comput du temps ches les Antaimoro. Les mois sont lunaires et au nombre de douze. Chaque mois est divisé en sections de 2 ou 3 jours, qui sont consacrées à des influences astrales différentes éponyme du mois.
Ainsi, la phrase suivante : "Sous 'l'influence d'Adijady (Capricorne), d'Adalo (Verseau), d'Alahotsy (Poissons), d'Alahamady (Bélier), d'Adaoro (Taureau), d'Adizaozy (Gémeaux), pendant 13 jours, ils restèrent à Maharovitsy" signifie : "Depuis le 22, 23 ou 24 de ce mois jusqu'au 6 ou au 7 du mois suivant, pendant 13 jours ils restèrent à Maharovitsy". L'année est lunaire : en retard de 11 jours et quart sur l'année solaire. Pour compter les années, les Antaimoro utilisent les jours de la semaine. "Les années, dit Flacourt, se comptent par les jours de la semaine, soit l'année du Dimanche, celle du Lundi et ainsi en continuant." Les Antaimoro ont donc créé des semaines d'année. (Gautier et Froidevaux rapprochent justement ce processus des olympiades grecques et des lustres romains.) Mais l'établissement d'une chronologie historique nécessite évidemment une opération supplémentaire. Faute d'avoir créé une semaine de semaines d'années (par exemple) ou d'avoir compté à partir d'une date fixe, n'ayant pas adopté l'ère de l'hégire (par exemple), les Antaimoro n'ont pas établi de chronologie au sens strict où nous l'entendons, aucune logique événementielle ne relie ces comptes séparés.

Pourquoi ? Tout simplement parce que les scribes Antaimoro n'ont pas ressenti le besoin théorique de ce comput cumulatif du temps. Il y a, pour nous modernes, un contraste évident entre la précision notariale de la description événementielle (les listes nominatives des victimes ou des prisonniers des clans dynastiques, par exemple, ou des villages incendiés) et l'absence de perspective historique. C'est le fil des généalogies qui tient lieu d'histoire.

En réalité, et d'une manière générale, ce que les Sorabe ont conservé des textes coraniques c'est essentiellement des textes et des formules relevant de la magie astrologique. Le sikidy, par exemple, ce système de géomancie, est en relation avec les 12 signes du zodiaque et les 28 positions de la lune. Tout cela procède de l'astrologie arabe qui constitue la koinè des milieux islamisés d'Afrique. Dans un sorabe (n° 25 de la collection de la Bibliothèque Nationale) l'auteur exhorte ses compatriotes à prêter attention aux forces cosmiques qui se manifestent durant toute la vie des hommes. Les positions astrales influencent tout, la guerre, le commerce et la prospérité. C'est une conception de l'histoire dans laquelle l'acteur tire ses succès de la conformité de son action à la conformation cosmique. C'est donc l'usage astrologico-religieux du calendrier qui intéresse les scribes qui ont rédigé le sorabe qui nous intéresse. La place importante que la chronologie, ainsi entendue, tient dans le récit apparaît comme une sorte de vérification expérimentale du lien qui unit l'homme au ciel. Il s'agit moins de rendre compte d'une histoire "ouverte", d'événements à penser, que d'éprouver les destins des hommes à la lumière des configurations astrales. Il s'agit donc là, vraisemblablement, d'une contribution à l'étude des "destinées" et à la classification des jours fastes et néfastes.

Tous les événements importants sont, en effet, méticuleusement datés. "Lorsqu'arriva l'armée des Blancs, c'était l'année du Dimanche, au mois de Maka, le mercredi sous l'influence d'Asorotany" (Taureau)"L'armée des Blancs resta trois jours, jusqu'au samedi […] et le dimanche elle commença à partir, l'armée. Le peuple fit la récolte du riz […] L'année du Dimanche est finie, l'année du Lundi commence. [quatre mois s'écoulent] : le peuple plante son riz ; et dans le mois d'Hatsiha, un samedi, sous l'influence d'Adjidady (Capricorne), voici qu'arrive encore une fois l'armée des Blancs."

La mort de La Case et le destin de la colonie

La nouvelle Compagnie des Indes Orientales est créée et Souchu de Rennefort, Secrétaire du Conseil souverain de la France Orientale, prend officiellement possession de Madagascar le 14 juillet 1665. La Case, après avoir mené plusieurs expéditions reçoit du Conseil une commission de lieutenant puis une épée d'honneur. Il propose alors aux membres du Conseil de faire le tour de l'Isle et de l'assujettir. À l'appui de ce projet, il remet un rapport contenant un tableau d'ensemble "des différentes manières de combattre et des armes de tous les habitants de l'Isle". Mais, rapporte Souchu de Rennefort, l'esprit de gens dont "l'imagination [est] assujettie à des objets rampans" ne pouvait que railler un projet d'une telle envergure (Relation, p. 246). "On eu tort, poursuit Souchu de Rennefort de négliger les propositions du sieur de La Case […] si on luy eût accordé ce qu'il demandoit, apparemment l'Isle eût été assujettie à la domination françoise." Le sieur La Case est fait major de l'Isle et devient "un des principaux personnage" de la colonie française de Madagascar. Mais, le 23 juin 1971, il est emporté par la maladie, après un séjour de 15 années consécutives à Madagascar, alors que la colonie est de nouveau en péril.

Le gouverneur de la Haye, réalisant qu'"il se jouoit dans l'isle de Madagascar des ressorts dont le secret lui estoit impénétrable" et voyant la perte de l'établissement inévitable embarque "tous les officiers qu'il avait amenez […] tellement que l'isle Dauphine, pour laquelle on avait en France formé de si glorieux desseins, fut presque entièrement abandonnée par le Roy aussi bien que par la Compagnie ; et on n'y laissa que ceux qui avoient commandé du temps de M. de la Meilleraye, les anciens habitans françois et quelques missionnaires qui voulurent demeurer." (Histoire, p. 383) "Voilà comment la mort de La Case, concluent Gautier et Froidevaux, qui avait été durant sa vie le défenseur infatigable de nos colons de Fort-Dauphin, fut une des causes de la ruine de la domination française à Madagascar au XVIIe siècle.

Le pouvoir de l’écrit

Puisque ce colloque célèbre l’écriture à Madagascar, on peut remarquer par ce que révèle le document que je viens de présenter la différence d'utilisation qui peut être faite du même outil : l'écriture. On a, avec les Sorabe, une utilisation ésotérique de l’écriture, fondement d’une suprématie politique ; tandis que l’écriture introduite par les missionnaires, support de l’enseignement de la Bible – qui a bien, elle aussi, une finalité religieuse – va pourtant constituer le préalable à une utilisation profane, et sera le vecteur des apprentissages et des innovations, un vecteur de l’aventure intellectuelle dont il est question dans ce colloque. Je rappelle à ce titre que l'écriture en sorabe a fait l'objet d'un tel usage sous Radama qui, dans les premiers temps de son règne, l'utilisait dans sa correspondance diplomatique. Il existe d'ailleurs un Sorabe (qui a disparu dans l'incendie du palais de la Reine) qui n'est autre que le cahier d'écriture de Radama. Je rappelle aussi qu'en 1822, un jeune Antaimoro, amené à Londres avec d'autres jeunes malgaches pour y étudier, Ivarika, a pu démontrer aux Directeurs de la Mission de Londres les possibilités de cette écriture pour traduire et imprimer la Bible.

Un pouvoir de l'écrit, c'est évidemment de consigner, de transmettre et de capitaliser le savoir.
La naissance de l'histoire, au sens où nous l'entendons, procède vraisemblablement de cette capacité de l'écrit à multiplier l'expérience humaine puisque la lecture fait voyager dans l'espace et dans le temps à une échelle inouïe. Les auteurs de référence avec qui l'on pourrait – pourquoi pas – comparer l'entreprise des scribes de la Matatana pourraient être Thucydide, historien de la guerre du Péloponnèse, et Ibn Khaldûn, philosophe et voyageur qui, au XIVe siècle, cherche, lui aussi, des lois dans l'histoire. On voit immédiatement par ce rapprochement que le savoir détenu par les scribes antakarana est limité, familial, généalogiquement orienté et qu'il est aussi empreint d'une philosophie de la causalité qui est an-historique. Et que ce qui manque aux scribes, ce sont des éléments de comparaison et des outils de "relativisme", si je puis dire, pour penser la nouveauté – outils qu'Ibn Khaldûn, érudit, juriste et grand voyageur et que Thucydide, stratège en exil qui avait une vue globale et "distanciée" du monde grec détiennent et développent.

Voilà vraisemblablement pourquoi, ces Annales des Fastes Antaimoro doivent être comprises comme une sorte de réassurance du bien-fondé des lois astrologiques : quand la forge du monde qu'est la cosmologie, interprétée par la science des astrologues, ne fait plus l'histoire mais qu'elle est, sinon emportée, du moins bousculée par l'histoire. Munthe remarque que l'invasion des troupes françaises "sem[ble] avoir créé une activité nouvelle parmi les historiens Antaimoro". (227) Mais cette réflexion sur l'événement, cette histoire "astrologique", ces "fastes" ne sont pas de l'histoire, au sens où nous l'entendons, pour les raisons fonctionnelles qui tiennent au rôle de l'écriture dans la société Antaimoro, rôle religieux et rôle politique. C'est toute la différence entre une utilisation ésotérique et une utilisation exotérique de l'écriture. Il manquait aux scribes cette possibilité de comparer et d'"expérimenter" que donne le savoir capitalisé dans l'écrit : quand l'écrit est investi d'une fonction profane et non religieuse et qu'il constitue, tel le récit de voyage qui nous rassemble ici, le support de l'aventure intellectuelle et de la rencontre des cultures.

Références

ALLIBERT, Claude, 1995, Étienne de FLACOURT, Histoire de la Grande Isle Madagascar, (édition présentée et annotée par), Karthala, Paris.

BEAUJARD, Philippe, 1991-1992. "Islamisés et systèmes royaux dans le sud-est de Madagascar. Les exemples Antemoro et Tañala". Omaly sy anio, n° 33-36, Antananarivo.

DEZ, Jacques (s. d. 1984 ?) "Essai sur le calendrier Arabico-malgache" in Études sur l'Océan indien, Collection des travaux de l'université de la Réunion, Saint-Denis.

GAUTIER, E.-F. et H. FROIDEVAUX, 1907, Un manuscrit Arabico-malgache sur les campagnes de la Case dans l'Imoro de 1659 à 1663. Imprimerie Nationale, Paris.

MUNTHE, Ludvig, 1982, La tradition Arabico-malgache vue à travers le manuscrit A-6 d'Oslo et d'autres manuscrits disponibles. Antananarivo.

RAJAONARIMANANA, Narivelo, 1990, Savoirs arabico-malgaches, la tradition manuscrite des devins Antemoro Anakara, Institut National des Langues et des Civilisations Orientales, Paris.

SOUCHU de RENNEFORT, Urbain, 1668, Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes Orientales en l'isle de Madagascar ou Dauphine, François Clouzier, Paris.

—— 1688, Histoire des Indes orientales, Arnould Seneuze, Paris.

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