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anthropologie du droit
ethnographie malgache

présentation
3 Éléments d'Ethnographie Réunionnaise
Mots clés : Créolité Ancestralité Citoyenneté Départementalisation Patrimoine
Champs : Anthropologie du développement Anthropologie de l'image Patrimoine
Sociétés créoles Histoire postcoloiale Sociologie des institutions


1- Vingt ans après

2- Barreaux (en construction)
architecture créole

3- "Types de la Réunion" (en construction)
(don à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)

4- Ancestralité, communauté, citoyenneté :
les sociétés créoles dans la mondialisation (dossier pédagogique)

5- Madagascar-Réunion :
l'ancestralité (dossier pédagogique)

6- Ethnographie d'une institution postcoloniale :
Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion (1991-2003)


présentation thématique
liste chronologique

Introduction :
éléments d'analyse
Plan de la page :

- Présentation
-
1°) Plans de carrière : la Réunion "pied de riz"
-
2°) Tous les chats sont gris
- 3°) Le droit au sol

- 4°) Les têtes pensantes du "ministre bouffon"
- Coda : Fatti non foste a viver come bruti...
- Envoi : un Doctorat honoris coco causa


Ethnographie d'une institution postcoloniale :

Contribution à l'histoire de l'université de la Réunion
(1991-2003)

“Celui qui voudra s'en tenir au présent, à l'actuel, ne comprendra pas l'actuel.”
(Jules Michelet)

Présentation

Un document d'évaluation, adressé le 1er juillet 1998 par le Directeur de la Recherche au Président de l'université, caractérise ainsi – en termes diplomatiques – la situation de l'université de la Réunion :

"Dans sa déclaration de politique scientifique, l'Université de la Réunion affiche clairement comme objectifs prioritaires le fait de pouvoir réaliser une recherche de niveau comparable à celui de n'importe quelle université métropolitaine de même taille et de renforcer sa position en tant que partenaire au service du développement régional, dans l'océan Indien. Malheureusement, le bilan présenté par l'établissement à l'occasion du renouvellement de contrat s'avère assez décevant, tant du point de vue de la productivité que de la qualité scientifiques, en dépit des soutiens financiers importants dont bénéficiaient les unités de recherche dans le contrat précédent."

On pourrait considérer que ce n'est déjà pas si mal qu'une université qui n'a pas vingt ans d'existence soit en mesure, à 10.000 kilomètres de la métropole, de délivrer des diplômes dans les principales filières, sans que cela attire spécialement l'attention du public ou des médias et que l'indolence tropicale (présumée) et les stigmates de l'histoire (bien réels) excusent sa position dans les classements officieux des universités françaises ainsi que la qualité de sa production scientifique. Mais, en réalité, rien ne justifie, au vu des moyens attribués par la collectivité nationale, ces piètres résultats et la remontrance ministérielle (qui, je l'exposerai, revient aussi à faire le constat de la carence des instances de contrôle des universités) est fondée.

La "chronique" que je présente ici, déposition dans une instruction qui n'est pas ouverte, a pour objet de proposer des éléments d'explication au diagnostic qui vient d'être produit. Elle vise aussi, avec cette contribution à l'histoire de l'université de la Réunion, à donner, pour une modeste part, matière à réflexion sur le fait institutionnel et l'héritage postcolonial. Il n'échappe à personne que le témoignage d'un acteur est toujours suspect d'être partial et, en l'espèce, avec quelque raison, on le verra, non dénué de ressentiment. Ce témoignage s'efforce, quoi qu'il en soit – "Sweet are the uses of adversity" philosophe la légitimité spoliée (As You Like It, II, 1, 12) – de proposer des analyses qui peuvent être discutées et, éventuellement, partagées, quand l'addition d'histoires qui n'intéressent personne touche des questions qui concernent chacun.

Une double lecture de cette décade (1991-2003) est proposée. À un premier niveau, il n'y a rien là, on le verra, que d'assez commun : une quotidienneté où, comme partout, les intérêts et les ambitions s'opposent, tout cela marqué, sans doute, au coin de cette extension tropicale du Code civil qu'est le département de la Réunion. À un deuxième niveau, c'est le fait collectif, l'être-en-groupe et l'être-institutionnel, qui constitue la matière proprement anthropologique de ce dossier. Pourquoi le groupe produit-il des achèvements qui ne se résument pas (nécessairement) dans l'addition, la composition ou la synthèse des choix individuels ? Il ne s'agit pas d'exonérer les actes, mais de les comprendre dans leur complexité. Je présenterais ce phénomène naturel par cette observation d'une paysanne russe, membre d'un kolkhoze, remarquant : "Pourquoi, lorsque nous discutons entre nous du prix des pommes de terre, nous parlons vrai alors qu'aussitôt en soviet, nous ne savons parler que la langue de bois ?" Par-delà la chronique de la quotidienneté, d'actes individuels d'une improbité banale, c'est ce phénomène collectif de naturalisation du droit qui retiendra l'attention. "Nous sommes l'institution et puisque nous, l'institution, produisons tel choix, non seulement c'est la loi, mais c'est le bien". Le concept de "banalité du mal" d'Anna Arendt, à l'échelle de la tragédie du XXe siècle, ne dit pas autre chose. Le groupe libère l'être singulier de sa finitude, de sa déréliction (une première contribution de la sociologie concerne la diminution des suicides en situation de mobilisation générale) et, éventuellement, de sa conscience. Dès lors qu'elle est légalement et administrativement fondée, la décision collective disculpe l'acte individuel. Le for intérieur disparaît dans le for extérieur, la coalition d'intérêts arrêtée collectivement légitime (éventuellement) l'illégitime. L'acte sanctifié par le groupe n'appartient à personne en propre. Il a été produit par une (justement nommée) personne morale dont la voix (les décisions) possède une teneur ontologique (et une réalité juridique) spécifique. Le choix du groupe n'est pas un choix comme les autres, c'est un fait de nature.

Quelle est donc la fonction de ce que Georges Orwell a nommé la novlangue (dont les totalitarismes n'ont pas le monopole) ? Certes, de créer un monde sans autre, sans contradiction, sans opposants. Mais d'abord de souder, de mettre en corps, par les émotions que les mots sont en mesure de communiquer, les corps disjoints des membres constitutifs du groupe. Il suffit d'observer une réunion de quelque "bureau", "conseil", ou "commission". Aussitôt que les conversations privées cessent et que l'on se met au travail, les échanges entre les membres qui se parlaient familièrement, en effet, quelques instants auparavant, changent de nature : le ton et le registre de la voix, par exemple, et pas seulement parce qu'on parle maintenant à la cantonade, le rythme de la parole s'infléchissent et l'on peut reconnaître, simplement à l'oreille, sans qu'il soit besoin d'analyse sémantique qui mette en évidence la teneur du discours, qu'on est entré dans le royaume de la "langue de bois" ou, selon le point de vue, dans ce registre où s'origine un droit avant le droit. La réunion a effectivement commencé. Une des propriétés de l'expression vocale est de faire vibrer à l'unisson. C'est ce qui s'exprime dans ce que la linguistique dénomme "prosodie" participant, en l'espèce, à la fois de la fonction phatique (de contact) et de la fonction conative (je m'efforce) de la langue, spécialement quand l'action requiert la coordination. Les rituels qu'on peut observer avant une traque chez les mammifères qui chassent en groupe, aussi bien, mutatis mutandis, chez le lycaon (Lycaon pictus) que chez homo sapiens, ont pour but de souder les individus en un organisme qui va se déployer comme un seul homme. La langue de bois n'est pas qu'une forme creuse. Qu'on soit syndicaliste, patron ou universitaire, aussitôt investi d'une fonction officielle, on devient officiant de cette liturgie propre à la communication collective. Faute de pouvoir rentrer plus avant dans le scénario et les rituels de cette grégarité, je prendrai un exemple banal qui me permettra aussi de situer ces lignes et l'auteur de ces lignes dans la liturgie en cause. Le rire du chef est un moyen de marquer sa dominance et d'en vérifier la portée. De fait (tout cela étant, bien entendu, à la fois nécessaire et subliminal), ce rire est aussitôt sanctionné par des rires en écho, de plus ou moins faible ampleur, renvoyés par le concert des dominés. Autant ce rire de dominance et de flagornerie a-t-il un effet rétroactif et systémique sur les flagorneurs et le flagorné, les confortant dans leurs positions respectives, vérifiant à la fois l'adhésion et la cohésion, autant le rire déclenché par un subordonné se révèle-t-il, à l'inverse (exception faite, bien sûr, quand ce rire fuse à ses dépens), briser le charme, rompre l'union sacrée de la réunion : un rire gêné et (presque) honteux qui marque l'incongruité et de l'esprit analytique et de la dissidence dans le rituel collectif administré par la langue de bois.

Cet effet de société, régressif sans doute, ou primaire, puisque la fonction du langage n'y est pas d'abord d'analyser le réel (quand on dit, par exemple : "Que me chantes-tu là ? pour signifier le peu de consistance de ce qui vient d'être énoncé), fonction qui fait la spécificité de la double articulation, mais de mettre en phase les membres dispersés du dispositif de chasse, s'observe électivement quand il est question de territoire (où, en effet aussi, proies et prébendes sont au menu). Ce thème du "droit au sol" est récurrent dans ce dossier. C'est le deuxième volet de ce questionnement. Dans plusieurs publications ou communications relevant d'une tentative d'archéologie du droit, je me suis efforcé de définir un certain nombre de traits propres à cette réalité. J'ai exposé quelques éléments de ces contraintes territoriales sur ce site, notamment dans les chapitres :
www.anthropologieenligne.com/pages/15.html
"Le juge, de quel droit ? le conflit du politique et du juridique : quand la chronique judiciaire révèle une donnée archéologique du droit."
www.anthropologieenligne.com/pages/16.html
"Droit au sol et mythes d'autochtonie."
www.anthropologieenligne.com/pages/17.html
"Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité."
www.anthropologieenligne.com/pages/18.html
"Le territoire de la langue."
Dans la présente discussion, le droit au sol et l'antécédence (le "droit du premier occupant") apparaissent en concurrence avec l'expertise scientifique et le droit. C'est la corde chantante de cette chronique.

Bien que les documents qui font la matière de ce dossier constituent un florilège d'étonnements, de protestations ou de réprobations, il n'y a ici ni "procès" ni réquisitoire. Le temps de la réflexion requiert le silence des engagements. Le même, d'ailleurs, qui, dans un environnement institutionnel tirant vers le haut, se dépasserait va, dans une structure livrée à elle-même, sans contrôle du réel produire, avec une égale nécessité, une règle dans laquelle il est parfois difficile de le reconnaître individuellement. Là ou l'explication triviale voit dans les partis, par exemple, des hommes qui s'assemblent pour se partager les titres et les prébendes, l'approche par l'effet de groupe voit des affiliations qui ont la propriété de libérer l'individu du poids de la conscience en créant un autre réel dans le réel. Ce ne sont donc pas les individus qui sont à mettre en accusation (les rôles sont parfois interchangeables : l'occasion qui fait le larron fait aussi le résistant) mais, dans le cas présent, une structure inadaptée aux hommes et aux circonstances. C'est le troisième volet de cette approche du fait institutionnel : comprendre ce qui confère à l'institution, non plus sa cohérence interne, mais la justifie dans son environnement. Car c'est bien sûr le tribunal de l'adaptation qui décide de la valeur évolutive, de la viabilité, du groupement. Dans une organisation où l'expertise du réel fait défaut, l'implosion systémique ne peut se produire. Voici une première raison qui justifierait le qualificatif de "néo-colonial" pour décrire l'université de la Réunion : une structure "téléportée", en lévitation, dans la mesure où, tant en amont (le financement, l'engagement de l'État dans la structure) qu'en aval (les diplômes et la production scientifique), on le verra, l'épreuve de la réalité n'existe pas. Quand les contradictions internes n'engendrent aucune contradiction et n'entravent en rien le fonctionnement de l'institution, toutes les dérives sont permises. L'exemple, classique, de l'implosion systémique est celui de l'URSS où, en l'absence de raison apparente et de cause extérieure véritablement déterminante, le système s'est effondré sur lui-même sans autre bruit que le fracas de son propre matériau. Il ne s'est rien passé et, de fait, tout paraît avoir disparu comme dans un (mauvais) rêve (pavé de bonnes intentions)... Quand l'armée américaine a envahi la Grenade, en 1983, le Conseil de la Révolution, qui ne se doutait de rien, était en pleine délibération. Les minutes de ces délibérations surréalistes, scrupuleusement tenues par la bureaucratie du parti, sont connues et ont été partiellement publiées. À plus d'un titre, elles rendent un son familier à l'oreille postcoloniale. Dans tous ces cas d'espèce, la distance entre le discours et le réel est devenue telle que la fin paraît arriver d'elle-même. Mais une telle issue est bien impossible dans le monde réunionnais parce que l'institution, loin d'être assiégée par la dure loi du réel, n'a de comptes à rendre qu'à elle-même : ses notables peuvent s'abandonner, sans risque, au théâtre des apparences et à l'ivresse de la langue de bois.

Voici, pourtant, malgré ces considérations (qui sont aussi des précautions – et pas seulement du type captatio benevolentiæ), un dossier dont la nécessité fait question. D'abord, question princeps : de quelle autorité le signataire de ces lignes dispose-t-il pour juger ? Aucune. Sinon le partage de valeurs dont on aura beau jeu de dire qu'elles relèvent d'une conception de l'institution universitaire aussi surannée qu'idéale. Un dossier mal venu aussi, peut-être. Est-il sain de remuer le passé et de prendre le risque de "désespérer Billancourt" quand il y a tant à faire ? Ne serait-il pas plus approprié de travailler à neutraliser les séquelles d'égarements révolus plutôt que d'en raviver le trouble ? Assurément : si le spoils system pouvait se pratiquer à l'université et si les plans sur l'avenir pouvaient se passer d'état des lieux…. Ce n'est pas le point de vue de Sirius qui est exposé ici, je l'ai dit, mais celui d'un enseignant-chercheur qui s'est vu dans la situation d'avoir à s'engager pour préserver l'existence de sa discipline. Cette "biopsie" réactive (sur quelle planète ai-je donc atterri ?) d'une université d'outre-mer, à la faveur d'une histoire dont on a pu observer le fil sur plus d'une décennie (ayant pris la succession, en octobre 1991, de Paul Ottino, qui y a fondé l'enseignement de l'Ethnologie) procède d'abord d'un réflexe de survie. Mais le propos de ce témoignage n'est pas de donner le coup de pied de l'âne ou de juger ce qui vous accable. Il est d'abord de contribuer à faire en sorte que les facilités dont dispose l'université de la Réunion servent aux étudiants et aux chercheurs. (Des évolutions, certes, sont visibles. Par exemple pour ce qui touche la recherche à la Faculté des Lettres. Mais il est significatif que cette correction de trajectoire procède, non de l'institution – qui ne peut que se reproduire –, mais de l'arrivée heureuse de collègues ayant l'expérience d'une carrière et le désir de s'investir dans la recherche régionale…)

L'évaluation ministérielle se cantonne au champ de la production scientifique (la pédagogie n'est pas le sujet) et les documents ici présentés ont pour premier objet d'appuyer des éléments d'analyse susceptibles d'expliquer les raisons de cette disproportion entre les moyens attribués à la recherche et les résultats.

L'université de la Réunion se signale, en effet, par un investissement en infrastructure et en équipement considérable – tous les collègues, métropolitains ou étrangers, qui nous rendent visite sont étonnés par l'importance de nos moyens comparés aux leurs. Le campus, en voie d'achèvement, est probablement l'un des plus modernes de France. Mais ce qui est beaucoup moins visible, et qui est essentiel pour expliquer le bilan "décevant" pointé par le Ministère, c'est le caractère spécifique de son personnel universitaire. Il ne s'agit évidemment pas ici, non plus, de porter de jugements ni de prétendre établir une hiérarchie entre les individus. Mais entre les valeurs. Le propos est de rappeler ce qui fait la spécificité de la recherche parmi la diversité des activités humaines. Les personnes sont sans intérêt, mais les personnages ; les individus, mais les costumes... Sans doute, qui révèle la macule de l'origine met à mal la respectabilité des apparences. L'évaluation scientifique n'a rien à voir avec la charité chrétienne. L'essentiel n'est pas dans la critique de pratiques impropres à l'institution, mais dans la description de phénomènes qui relèvent de la mécanique sociale : comment le même se reconnaît, s'assemble et se reproduit naturellement et comment cette mécanique fait échec à la sélection universitaire. Les faits, les actes, les individus n'occupent que le devant de la scène. Comme les "fantômes" dans les bibliothèques, ces êtres de carton-pâte qui signalent l'existence (et l'absence) d'un livre en réfection, ils procèdent d'une réalité dont ils sont les sous-produits. C'est ce qu'ils signifient qui importe. Posant qu'on peut faire du sens avec des histoires triviales, l'ethnographie de la quotidienneté recherche les invariants dans le théâtre des apparences et les essences dans les ombres portées. Les qualificatifs qui émaillent, ici ou là, cet exposé signent tout simplement le fait qu'on est de l'autre côté. Objectivement – si l'on n'était pas aussi un témoin et un acteur – ils n'ont pas leur place. Quoi qu'il en soit, le sentiment d'avoir un témoignage à produire doit être subordonné au devoir d'analyse et d'information.

La première question rétrospective, à la lecture de ces documents démonstratifs d'un engagement qui a été l'occasion de cette "sociologie sauvage" c'est : "Fallait-il le faire ?" Force est de constater que ce fut un combat perdu sur toute la ligne et que les prises de position ici rapportées n'ont rien changé – qu'à l'inverse, peut-être, elles ont provoqué une inflation des faux-semblants. N'était-il pas plus sage de composer ou de faire comme si ?… Maintenant, ce combat perdu vaut-il d'être rendu public ? Une difficulté de l'entreprise tient, d'évidence, je l'ai dit, dans la position de l'observateur. Comment persuader le lecteur que le point de vue développé, qui est aussi celui d'une "victime" (c'est la "vision des vaincus", en quelque sorte, pour user d'un titre fameux – utile à l'auto-dérision et à la juste échelle) est un point de vue analytique ? Le souci entomologique – l'objectivité vers laquelle on tend – risque fort de passer pour une désir de rétorsion quand l'objet d'étude épinglé est le voisin avec qui vous avez un différend (déontologique s'entend). La simplification du trait nécessaire à la compréhension des formes (et des mœurs) ne nourrit-elle pas, en réalité, une ironie dont le mordant satisfait à cet appétit de revanche ? Il faudrait pouvoir écrire comme si l'on était mort. L'intérêt philosophique de tout cela, il faut bien le reconnaître, est des plus limités… Excepté, peut-être, précisément, cet exercice qui consiste à s'attacher à ne pas tirer de la justesse (présumée) des analyses produites le bénéfice de cette justice ambiguë qu'on peut se rendre à soi-même. Il y a aussi, dans cette entreprise, de la mauvaise conscience : envers ceux "qui n'y sont pour rien" et ceux qui s'efforcent de tenir le cap, qui pourraient se sentir injustement compris dans cette analyse de l'institution. Mais envers ceux qui y sont pour quelque chose, d'évidence aussi : comment faire l'entomologie de son prochain sans s'excepter de l'humanité ? Il a donc fallu se persuader qu'il n'y avait pas de petit sujet et que le devoir de vérité devait faire taire les scrupules pour consacrer son temps à cette "exégèse" – remise plus d'une fois – le dilemme ayant été : faut-il tirer un trait (mettre les documents ici produits à la poubelle) ou laisser trace ?

On trouvera donc dans ce dossier deux niveaux d'interprétation. Le premier niveau procède d'un engagement pour un certain nombre de principes (élémentaires) et la défense d'intérêts immédiats. Ce premier niveau fait partie lui-même du matériau, puisqu'il en est le révélateur. Il est produit dans l'urgence. Le second niveau vise à tirer des enseignements plus généraux, tels que je viens d'en présenter l'esprit.

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J'aimerais introduire cette tentative de "sociologie institutionnelle" en rapportant que c'est à la Réunion que j'ai appris qu'un savant dont j'ai étudié les travaux quand je préparais ma thèse de doctorat, Joseph Bédier, un des grands noms de la recherche française en littérature médiévale, professeur au Collège de France, était Réunionnais. Dans cette remarque introductive, il y a à la fois la revendication d'un modèle réunionnais et un concentré du sujet qui sera ici développé : la production scientifique est indépendante de l'origine de son auteur et de ses intérêts. De même que le théorème de Pythagore ou les équations de Maxwell sont vrais pour tous les membres de la communauté scientifique, quelle que soit la couleur de leur peau ou leurs convictions, les travaux de Joseph Bédier peuvent être lus sans considération de la naissance de leur auteur, parce qu'ils ont été produits dans cette suspension des intérêts privés qui est la condition du savoir. Lorsqu'on exerce dans le déni de ce principe, on ne peut que produire de la pseudo-science – comme en faisaient Lyssenko ou l'épouse de Ceaucescu, femme de ménage qui s'était fait élire (après avoir soutenu une thèse de doctorat en bonne et due forme, il va de soi) présidente de l'Académie des sciences de Roumanie…

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En l'occurrence, il s'agit d'abord de comprendre selon quelle nécessité l'université de la Réunion s'est constituée – avec les résultats visés par l'évaluation ministérielle. J'ai pointé plus haut les deux données essentielles de cette histoire : hardware performant et software à l'opposé (moyens matériels considérables et matière grise inadaptée). Ces deux données, c'est en effet l'histoire qui permet de les comprendre. Elles sont la conséquence directe de la loi de Départementalisation de 1946 qui a fait basculer, en quelques années, une "isle à sucre" dans un mode de vie "septentrional". La création, presque ex nihilo, de routes, d'hôpitaux, d'écoles, de collèges, de lycées a provoqué la venue à la Réunion d'un nombre important de fonctionnaires et de techniciens qui ont été les exécutants les plus visibles (mais non les seuls, bien entendu) de cette transformation : moins de 500 en 1946, les métropolitains (les natifs de métropole) sont aujourd'hui plus de 50.000. Tout cela, qui s'est véritablement mis en place dans les années soixante sous l'impulsion de Michel Debré dans un contexte de guerre froide et alors que le taux de croissance démographique de la Réunion devenait un des plus élevés au monde, créait les conditions d'ouverture d'un Centre universitaire (rattaché à Aix-en-Provence), d'un Rectorat, puis d'une Université de plein droit.

Au moment où le recrutement du personnel universitaire va s'effectuer, cet investissement considérable n'a évidemment pas changé une donnée d'importance : l'éloignement de la métropole (que la récente concurrence dans le transport aérien a permis de réduire notablement), car l'époque n'est pas si ancienne où les fonctionnaires partaient en congés tous les trois ans et où le voyage durait... un mois. Dans les disciplines où il n'y a pas de raison particulière de venir faire de la recherche ou de l'enseignement à la Réunion (soit, essentiellement, la volcanologie, la linguistique créole, la littérature de l'Océan indien et l'ethnologie régionale) et alors que la formation locale n'a pas encore produit les compétences nécessaires, les postes ont donc souvent été pourvus "avec les moyens du bord". Une étude sommaire des profils de carrière (que la loi Informatique et Libertés – n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés – ne permet pas de rendre publique) montre ainsi, avec un taux de réussite inégalé ailleurs l'intégration à l'université d'enseignants du primaire, du lycée professionnel ou du collège, largement dépourvus des compétences normalement requises pour intégrer l'enseignement supérieur. Le reclassement de rescapés de la coopération africaine a fait le reste et les invalidations prononcées par le Conseil National des Universités, à 10.000 kilomètres des faits, n'ont rien changé, au fond.

Les conséquences de ces données originelles continuent et continueront longtemps à courir. Selon une sélection naturelle qui s'observe partout où l'évaluation est neutralisée, mais qui se vérifie à l'université de la Réunion avec une particulière évidence, les enseignants-chercheurs qui font de la recherche et qui publient sont rarement en mesure de faire pièce à ceux qui occupent les fonctions de représentation de l'université - qui, pour la plupart, je le répète parce que sans la connaissance cette donnée originelle on ne peut comprendre la réalité d'aujourd'hui, ne seraient jamais devenus universitaires s'ils n'avaient eu la bonne idée de poser leur sac à la Réunion, il y a une vingtaine d'années ou davantage, et qui ignorent (ou veulent ignorer) à peu près tout des règles et des contraintes de la recherche scientifique et de la vie universitaire. Dès lors que les procédures de recrutement n'ont plus pour loi de discriminer les aptitudes et les compétences, mais de satisfaire à la promotion locale, l'exercice ordinaire de la recherche devient sans objet. Le phénomène "mécanique" auquel je faisais référence plus haut se met alors en place : le même se reconnaît, s'assemble et se reproduit naturellement… Il n'est nullement besoin de mettre en cause des équations personnelles particulièrement noires ou de soupçonner des allégeances secrètes pour en rendre compte.

Il faut d'abord insister sur le fait que les premiers présidents de l'université, issus du cadre d'Aix-en-Provence, universitaires reconnus, tenaient, plus ou moins, la présomption à distance ou en respect, à sa place. L'aventure a véritablement commencé quand, les premiers ayant regagné leur université d'origine ou pris leur retraite, les élus sortis du cru (essentiellement, dans un premier temps, des métropolitains de l'extraction dont je viens de faire état) se sont trouvés avoir les mains libres pour s'épanouir dans le cadre institutionnel créé sur le modèle national. Quand Paul Ottino, dont j'ai pris la succession, est revenu à la Réunion à l'occasion d'un livre d'hommage dont j'ai assuré l'édition et qu'il a constaté que ceux qu'il avait "tirés du ruisseau" étaient devenus universitaires – et bientôt faits généraux – il est tombé des nues. Il y a évidemment un monde, on peut le regretter, entre la préparation au métier d'enseignant-chercheur et le rattrapage de la "formation permanente" auquel, dans un premier temps, il s'était consacré à défaut de public approprié.

Pour comprendre le "jeu de rôles" dont il va être question, il faut rappeler, au préalable, le mode d'organisation de l'université et la fonction de ses élus. Une conquête fondamentale de l'université, et cela ne date pas d'hier, c'est son indépendance du pouvoir politique, exprimée par la franchise universitaire qui permet à la recherche de se déployer en toute liberté. Les universités sont donc administrées par les enseignants-chercheurs qui la composent. Il n'y a ni directeur, comme au CNRS (ou à l'IRD – ex ORSTOM – qui a récemment eu pour "patron" un ancien préfet de la Réunion), ni administrateur extérieur. Les universitaires choisissent leurs représentants au sein de leur communauté. C'est généralement en fonction de leur crédit scientifique ou de leur autorité morale, souvent au-delà des clivages syndicaux ou politiques, que doyens ou présidents sont élus, parfois d'ailleurs sans avoir eu l'initiative de cette candidature. Aucun n'a fait l'E.N.A. et ils restent – et redeviennent – des chercheurs à part entière, qui ne consacrent qu'une part de leur activité à cette fonction de représentation et d'administration pour laquelle ils ne sont pas faits. On comprend que cette fonction qui distrait le chercheur de sa vocation et de son activité naturelle soit très moyennement prisée... Sauf pour ceux qui sont entrés à l'université parce qu'ils se trouvaient là et dont c'est la seule voie de promotion. La fonction – pardon Darwin ! – crée l'organe. De fait, les compensations légitimes que l'université prévoit pour les enseignants-chercheurs qui acceptent d'assumer des responsabilités administratives servent ici la carrière de ces génies en ressources humaines, mouches du coche de l'investissement national dans les anciennes colonies de peuplement que l'université révèle à leur destin. Ces circonstances uniques ont donné des ailes à d'anonymes lambda que la fée postcoloniale a changés en universitaires de première classe (à l'instar d'une autre fée, qui peut transformer une citrouille en carrosse, celle-ci est capable de changer une gourde en cerveau et, on le verra, une noix de coco en doctorat).

Cette situation atypique où prospère une copie de la forme institutionnelle, largement vidée de sa nature et de son intention, crée en effet les conditions d'apparition et d'accomplissement d'un type humain approprié à ce théâtre d'apparences. Pour faire vite et pour extraire l'essentiel, il faudrait pouvoir marier la petite histoire et l'histoire tout court et posséder suffisamment de talent pour camper ce personnage qu'il faut bien appeler de comédie, son insignifiance parée des plumes du pouvoir, qui se révèle dans un tel environnement. Mais c'est le sens générique qui m'intéresse et non la peinture des mœurs et je n'esquisserai ici que des silhouettes interchangeables… Le mandat de représentation des doyens et des présidents d'université ne crée en effet une situation de pouvoir qu'en apparence. Un responsable, c'est un petit patron qui crée son entreprise, qui engage ses crédits et son crédit dans son affaire, qui est comptable et de son développement et de son éventuelle faillite. La principale responsabilité d'un président d'université est "négative", si je puis dire, elle est d'ordre administratif et pénal. Sa fonction consiste à représenter les intérêts moraux de sa communauté tout en étant le garant des actes administratifs qui en permettent le fonctionnement. C'est en tant que membre de la communauté universitaire, en tant que scientifique, qu'il peut prendre, avec l'aval du conseil d'administration, des initiatives dont le financement appartient d'ailleurs à l'État.

Défaut d'ambition administrative du chercheur, débordement d'ambition administrative du faiseur, cela ne suffit pas pourtant à rendre compte de cette situation où ce sont les moins compétents qui décident pour les autres. Mais que font donc les autres ? C'est là, en dernier ressort, la véritable question. La réponse tient, ici aussi, dans l'histoire et la géographie de la Réunion, qui s'est départementalisée, je l'ai dit, mutatis mutandis, à la manière des colonies. On peut évidemment penser que c'est grâce à ces "pionniers" – qui ont vécu l'"exil", qui se sont aventurés en ces terres lointaines, qui ont quitté famille et patrie, etc. – qu'existent aujourd'hui, entre autres structures, les moyens offerts aux étudiants réunionnais. Mais ces "métros" qui sont arrivés à la Réunion à la faveur de la Départementalisation (j'en fais, bien entendu, partie), quels sont-ils ? Des gendarmes, des "instits", des policiers, des VAT (Volontaires – ayant échappé à la conscription – de l'Aide Technique), des Rmistes préférant le soleil, des retraités astucieux, quelques surfeurs…, des "exilés" pour qui, au fond, l'"émigration", c'est (presque) comme aux premiers temps de la colonie, la nécessité, les primes coloniales ou l'opportunité qui l'expliquent largement (l'exotisme, le sursalaire ou la retraite indexée pour les fonctionnaires). À qualification égale, l'avenir professionnel d'un métropolitain à la Réunion et en métropole est le plus souvent sans commune mesure. Un coup d'œil sur les recrutements de l'université fait apparaître des considérants de même ordre. S'agissant, par exemple, du recrutement des jeunes Maîtres de Conférences (dont procède le renouvellement des cadres), il est constant de voir arriver à l'université des enseignants sans expérience de la recherche ni de l'université, n'ayant, le plus souvent, jamais quitté leur province – d'où ce recrutement les a tirés. C'était la Réunion ou l'A.N.P.E. Cela n'est, certes, ni exceptionnel ni fatal et il n'y a rien là d'indigne. Mais il est tout même significatif que les enseignants-chercheurs ayant fait de la Réunion leur premier choix (quand c'est le "terrain" qui le justifie) soient l'exception. Une destination par défaut, où l'on vient faire ses classes, faire ou refaire sa vie, des universitaires de fortune faisant corps avec des universitaires entrés à l'université parce qu'ils avaient le bonheur d'être déjà là, tout cela fait-il une communauté scientifique ? La réponse est évidemment non. Ce corps sans unité est aussi sans conscience. (On verra la conscience de l'institution se manifester, à travers les document ici produits, non pas en tant que conscience universitaire, mais par la voie du local, en vertu d'une autochtonie qui fait, évidemment, scientifiquement question.) Quand le personnage de comédie que j'ai évoqué fait don de sa personne à cette groupement disparate, quelques quolibets, sans doute, déchargent la mauvaise conscience de ceux qui ne sont pas dupes, mais il ne rencontre aucune opposition. Le désintérêt général et les plans de carrière particuliers qu'il se fait fort de réaliser lui permettent d'occuper la place sans trop de difficultés (il y a passé, il est vrai, le plus clair de son temps, s'étant fait l'homme indispensable tant auprès du personnel administratif que de collègues non prévenus – ou intéressés). Ces deux données, inexpérience des nouveaux et finesse des parvenus, se conjuguent naturellement : l'intrigant sait fort bien flatter cette naïveté (quand il s'agit de naïveté) pour satisfaire ses ambitions. Sa suffisance naturelle et la position qu'il a déjà acquise – il s'identifie sans complexe à l'institution et le fait accroire – le portent au-devant des novices que la réserve de leur nouveauté rend d'autant plus réceptifs. Un "petit gars" qui arrive de métropole et qui se trouve "bombardé" d'un seul coup à un poste de représentation n'a rien à opposer à cette séduction. Comment résister à l'ivresse des honneurs, même tropicaux ? Ajoutez-lui une cravate (je demande pardon pour les facilités d'écriture, mais le langage de comptoir se trouve être le plus court chemin pour aller au cœur de ce qui est en question : je me suis aidé de la vulgaire façon de parler, dit un classique, laquelle il ne faut pas mépriser ; d'autant qu'elle a plus de signification et énergie qu'on ne panse communémant) et il ne se sent plus...

Ce n'est pas le propos, ici, de rappeler les principes de l'évaluation qui commandent aux recrutements et aux promotions. Je dirai simplement que ces règles, qui sont aussi celles de la recherche, peuvent se résumer en quelques principes moraux. Cultiver l'objectivité, cela signifie ne pas prendre ses désirs pour la réalité, se soumettre à la critique des faits et des pairs, s'astreindre à une ascèse intellectuelle... Dès lors qu'on commence à transiger avec ces règles élémentaires, comme on le voit quand l'auto-évaluation, l'auto-publication et l'auto-promotion sont la norme, on est plus près de ce que Spinoza appelait la "science des conclusions" que de la recherche. Ce qui s'oppose à ces valeurs c'est évidemment, comme partout, la sottise ou la suffisance, l'inertie des positions acquises, la bonne conscience des passions animales – comme celle, en l'espèce, qui caractérise les mammifères territoriaux que nous sommes : je suis chez moi donc j'ai raison.

L'anamorphose et la contraction du temps opérées dans ce dossier (dont les matériaux courent sur une décade, de 1992 à 2003, qui a vu deux mandats de président et quatre doyens à la Faculté des Lettres) révèlent donc l'institution telle qu'en elle-même et permettent de souligner plusieurs lignes de force. Les problèmes pointés, illustrés de correspondances et de prises de position publiques, extraits de cet ordinaire institutionnel, n'ont en soi, je l'ai dit, rien que d'assez banal. Ce qui est digne d'attention, me semble-t-il, c'est qu'au-delà de la chronique émergent des significations, que je viens de résumer à grands traits, qui ne sont pas toujours immédiatement visibles et qui peuvent être généralisées. Il y a, en effet, à l'université de la Réunion comme partout, des enseignants, des étudiants, une rentrée, des cours, des examens, des conseils, des programmes, des plans quadriennaux…, et l'on oublie assez facilement, a fortiori quand on n'a pas spécialement à pâtir des arrangements locaux, qu'on vit la tête en bas et que l'institution à laquelle on appartient, qui est supposée avoir une finalité scientifique, marche sur des valeurs qui sont tout à l'inverse. En recomposant un ensemble que la banalité des jours et le nominalisme ordinaire finissent par faire accepter ; en représentant les lignes de force, comme le nitrate d'argent révèle les cellules cérébrales, les axones et les dendrites, dans la masse des cellules gliales (la glie, étymologiquement : la glu), ou comme la peroxydase permet de remonter de l'axone vers le corps cellulaire (la peroxydase de Cochlearia armoracia, HRP, horse radish, en anglais, est un traceur rétrogade), on croit donc pouvoir, à la faveur de cette abduction analytique, aller des symptômes aux causes et mettre la nécessité en lumière. Alors, le bilan "assez décevant, tant du point de vue de la productivité que de la qualité scientifiques", pour reprendre les termes polis de l'évaluation ministérielle, s'explique beaucoup plus aisément. Il devient nécessaire. Dans cette fidélité au témoignage et au devoir d'information il y a donc aussi, on l'espère, des éléments d'exégèse qui peuvent être partagés. Même quand on sait qu'on est impuissant à peser sur le cours des évènements, il y a une satisfaction intellectuelle à contempler la nécessité : à comprendre l'enchaînement historique et social qui entretient la "comédie humaine" et qui nourrit l'animalité du pouvoir. C'est nécessaire, donc c'est beau. C'est aussi là une manière de s'arracher à la glu des choses.

1°) La première donnée qui fait échec à la production scientifique, c'est d'abord tout bêtement, je l'ai dit, l'intégration à l'université – et la promotion – d'enseignants dénués des compétences requises, les procédures réglementaires de recrutement ou de promotion ayant été contournées ou détournées. La réalisation des "plans de carrière" de ces chercheurs d'occasion ne peut évidemment s'effectuer qu'en ignorant la question de la compétence – et au détriment de la production scientifique. C'est le titre : "Plans de carrière : la Réunion 'pied de riz'".

2°) Nécessaire à l'accomplissement de tels plans de carrière : la neutralisation de l'évaluation scientifique qui constitue le B-A-BA de l'administration de la recherche. À l'université de la Réunion, la répartition des crédits que la collectivité nationale délègue à la recherche c'est, dans le meilleur des cas : "Chacun son tour". On devient un chercheur compétent par le seul fait d'être entré à l'université. C'est le titre : "Tous les chats sont gris".

3°) Il est évidemment impossible de séparer l'histoire de l'université de l'histoire de l'île. La réalité que j'ai dénommée "néo-coloniale" (ou post-coloniale, avec la nuance qui s'impose) se caractérise notamment par une équivoque qui ne peut durer : les "métros" installés qui occupent les fonctions de représentation doivent progressivement céder la place ou composer avec les locaux (qui sont, si je puis dire, encore plus locaux qu'eux-mêmes) : ils se font alors les artisans intéressés de la promotion créole et, de même qu'ils se sont imposés sans complexe en faisant échec aux règles de la compétence et de la concurrence, c'est cette fois au bénéfice de leurs obligés (dont ils sont aussi les obligés) – pour la bonne cause et parce que c'est justice – qu'ils accommodent les règlements aux achèvements. On gèle les postes jusqu'à ce le postulant soit mûr, on crée ou développe des filières en fonction des candidats utiles à ce grand dessein… C'est le titre : " Le droit au sol".

4°) La carence des instances ministérielles, enfin. Ce point d'histoire est aussi nécessaire pour comprendre comment tout cela a pu se mettre en place sans heurts. Vu de Paris, ce qui importe pour la Réunion, c'est la paix sociale. "Pas de vagues !…" Les politiciens parisiens ne sont pas très sûrs du statut ni de la fidélité de la Réunion et c'est ce qui explique aussi le paternalisme des dotations publiques dont nous bénéficions. Que des incompétents se partagent les prébendes de la décolonisation, au fond, qu'importe ? Cela regarde les locaux… L'évaluation que les instances de contrôle sont supposées produire est superflue – a fortiori quand elle dérange. La remontrance citée n'a été suivie d'aucune réduction des crédits de recherche : à l'inverse, la dotation ministérielle a augmenté (sous la forme de crédits labellisés "pluri-formations"…). C'est le titre : "Les têtes pensantes du 'ministre bouffon'".

1°) Plans de carrière : la Réunion "pied de riz"

C
ette donnée est au principe. Elle commande toutes les autres. J'entends par "plan de carrière" non pas l'ambition légitime de progresser au fur et à mesure des preuves que l'on donne à sa communauté d'appartenance, mais l'utilisation d'opportunités locales, néo-coloniales en l'espèce, où le parasitisme de représentation (notamment) sert d'échelle à la suffisance. À quoi bon travailler puisqu'il suffit de se faire élire pour atteindre les sommets ?

L'ambition est chose naturelle, et même nécessaire. Peut-on reprocher à quelqu'un de se répandre à son aise et d'avoir des envies de promotion ? Non ! Qui ne se croit plus important qu'il ne l'est ? Cela fait même partie du minimum requis pour vivre : persévérer dans son être. En vertu du principe d'inertie (formulé par René Descartes), si aucun obstacle ne vient contrarier le déplacement d'un mobile, il n'y a aucune raison pour qu'il s'arrête. Dès lors que les enseignants du cadre d'Aix ont quitté la place, le champ des ambitions était libre. On peut d'ailleurs considérer que cette vacance de tutelle – qui est bien entendu à mettre au débit des instances de régulation des universités – exonère les protagonistes de cette saga. "Dis donc, ça serait pas mal si tu étais président et moi vice-président ?" – tout en laissant l'autre, bien entendu, faire la proposition : "Et qu'est-ce que tu dirais si on faisait un ticket ensemble ?" (il se trouve que, par le plus grand des hasards, j'ai été témoin d'un tel échange téléphonique). Ou encore : "Moi, je serais Directeur de l'IUFM et toi, tu serais Directeur de l'IUT"… Ces imaginations de préau (pardon encore pour les facilités d'écriture…) s'accomplissent à la Réunion avec une relative aisance, puisque le principe de réalité est inexistant et qu'aucun obstacle, je l'ai dit, ne vient sérieusement se mettre en travers de ces plans.

Un signe évident, tel l'oreille de l'âne qui dépasse sous la peau du lion, fait tomber le masque de ces ambitions tout en révélant la méconnaissance foncière que ces universitaires entrés à l'université par hasard ou par effraction peuvent avoir de l'institution qu'ils représentent. Paradant en toute candeur au sommet de ce qu'ils appellent, et qu'ils croient, de bonne foi, être "la hiérarchie", ils se rengorgent, dans la correspondance administrative et les notes de service, de formules du genre : "Document à retourner par la voie hiérarchique"... "À diffuser aux enseignants sous votre autorité"... "Avec les meilleurs vœux de l'équipe de direction"… Il n'y a pas de hiérarchie à l'université ni de direction, je l'ai rappelé. Il y a une voie administrative, qui n'est pas une voie hiérarchique. S'il y avait une hiérarchie, ce serait celle des titres scientifiques. L'université n'est ni une administration ni une entreprise. Le président n'a d'ailleurs aucun moyen de sanctionner un enseignant. Comme l'a réaffirmé un arrêt du Conseil d'État du 9 juillet 1997 (commenté dans la deuxième partie d'un des documents ici produits - doc), la nature de l'enseignant-chercheur est singulière, il doit disposer d'une représentation "propre et authentique" et sa voix ne peut être confondue avec celle du personnel administratif. Il ne peut donc être soumis à l'"autorité" ou sujet à la "direction" des élus qu'il a installés… (Les universitaires ne sont pas "des fonctionnaires soumis à l'autorité de l'État", commente un juriste à ce propos. "Ils ne sont pas notés et restent inamovibles" – en vertu de cette "franchise" à laquelle je faisais référence plus haut).

Bokassa est impensable sans l'armée française dont il était un produit... Les coloniaux recasés à l'université de la Réunion participent largement du même type de caricature et se taillent, à la mesure de leur grandeur, un empire en carton dans ce simulacre institutionnel. Comme la grenouille de la fable, on est donc candidat à tous les postes de "responsabilité"… J'ai dit que la communauté universitaire en général et à la Réunion en particulier résistait peu à ce type de carrière qui est à l'opposé de l'hygiène mentale du chercheur. On pourrait, certes, imaginer l'utilité relative du personnage que je viens d'évoquer, se dévouant à cette fonction de représentation et d'apparat, laissant utilement ses collègues à leur travail, payant de sa personne pour le bon fonctionnement de la "sainte institution" (comme on l'entend dire parfois). Une division du travail, en quelque sorte : l'enseignant-chercheur résigné se faisant l'impresario de ses collègues : "Je vais m'occuper de vos intérêts", cela pourrait à la rigueur se comprendre. Mais ce n'est nullement ainsi qu'on entend les choses. L'impresario se met très vite à chanter à la place des artistes. Un titre in partibus qui lui permettrait de déployer son art des ronds de jambes au bas des passerelles, avec les officiels à l'aéroport, ne suffirait pas, non plus, à remédier à son besoin de faire l'avantageux. Avec raison, puisqu'il est élu et, quoi qu'on puisse dire, représentatif de la communauté universitaire qui l'a installé. Ce qu'il aime, en réalité, ce ne sont pas seulement les signes mais les prérogatives du pouvoir. Qui dira la volupté du parapheur, quand la secrétaire pénètre dans le bureau de fonction les bras chargés des documents officiels qui attendent la délivrance de l'auguste signature ? Qui eut cru que le moins pourvu, n'ayant lui-même, de sa propre plume, rien produit qui vaille, se trouverait, par la magie de l'institution postcoloniale, en position de tutoyer les puissants ? Voilà bien une apothéose digne de ces destins "trempés d'ambroisie et de miel", chantés par André Chénier... De fait, toute société a besoin d'une unité manifeste et il faut bien un tiers pour la personnifier . ("C'est l'unité du représentant, non l'unité du représenté qui fait la personne une" explique Hobbes dans son Léviathan [XVI, 13] : "Puisque la multitude est par nature non pas une, mais multiple, on ne peut comprendre ceux qui la composent comme s'ils ne formaient qu'un unique auteur, mais plutôt comme étant les multiples auteurs de ce que dit et fait, en leur nom celui qui les représente. Tous lui ont donné pouvoir et il les représente tous en commun et chacun en particulier, et toutes les actions accomplies par lui sont, pour chacun d'entre eux, les siennes propres dans le cas où ils lui ont donné pouvoir sans restriction" [XVI, 14]). Cet orfèvre en phrases creuses assume ce rôle avec d'autant plus de sérieux et de bonne conscience qu'il n'a parfois jamais fréquenté l'université que depuis qu'il y enseigne. Il fait du Doyen, quand il est doyen, une sorte d'intendant ou de caporal-fourrier de tout ce qui n'a rien à voir avec l'université – en se réservant, parce que les créations de postes, les promotions et les recrutements sont au cœur du clientélisme qui l'a installé et à la faveur duquel il prospère, le contrôle de la pédagogie et de la recherche.

En effet, la suffisance a besoin de preuves qui ne soient pas seulement symboliques. Juste rétribution est due à ce démiurge des carrières et des diplômes. Et comme on n'est jamais mieux servi que par soi-même, on se fait passer à la première classe ou à la classe exceptionnelle, cette promotion scientifique s'accompagnant, bien sûr, des distinctions qui récompensent et le talent et le dévouement à l'institution : palmes et autres éméritats … De voyages officiels en missions "diplomatiques", d'inaugurations en "pots" et réceptions, grisé d'importance et de considération, notre notable est sur un nuage. On est taillé pour les honneurs, ou on ne l'est pas ! Quand il a fini son temps, cet élu ne retourne jamais à ses "chères études". Trop petit quand on a fréquenté les grands. Il préside et pantoufle… (si je puis dire : comment dit-on "pantoufler" sous les tropiques ?). On ne va pas lui demander s'il est un authentique savant ni comment il est entré à l'université : puisqu'il a été porté au sommet. On manque si cruellement de scientifiques et d'hommes de culture !… (Qu'il fasse si facilement illusion montre assez sur quel terreau de faux-semblants tout ceci prospère, conformément à l'axiomatique postcoloniale.)

N'ayant pas spécialement vocation à jouer les imprécateurs ou autres Savonarole – le train du monde n'étant pas mon souci –, c'est le plus souvent la nécessité immédiate qui m'a tiré de mes occupations d'enseignant-chercheur et poussé à mettre dans le débat public des questions relevant de la compétence de "la hiérarchie". Cette seule manière de faire, banale dans la communauté scientifique, mettre une question en débat par la voie de la discussion publique, était déjà une révolution dans un système où le secret et les arrangements de couloir sont, conformément aux enjeux que je viens de présenter, "constitutionnels". Une des premières prise de position qu'il m'a été donné de prendre a provoqué une lettre du Doyen adressée à tous les membres de la Faculté expliquant que je faisais "perdre sottement leur temps à tous les collègues" (doc). Je me suis donc d'abord trouvé heurter de front des ambitions (dont le département d'Ethnologie devait faire les frais) qui résument d'autant mieux mon propos que la période en cause permet d'observer, de la conception à la réalisation, l'épanouissement de quelques-uns de ces plans de carrière qui comptent parmi les plus belles réussites réunionnaises des nos "métros pays". Mon premier étonnement est donc formulé dans une lettre du 9 septembre 1992 adressée au Président de l'université (doc) : comment expliquer que le "Guide de rentrée 1992-1993" présente la filière d'Ethnologie (à laquelle j'appartiens) en 18 lignes, celle d'Histoire en 29 lignes, tandis qu'une autre filière (alors confidentielle) bénéficie d'une présentation en plus de 100 lignes ? Le président d'alors m'a répondu, par lettre privée, qu'il avait usé de toute son autorité pour réduire des deux tiers le texte que le responsable de la filière incriminée entendait faire imprimer. La référence au patronage d'Hermès (je précise, s'il est besoin, que cette interpellation amusée n'exprime aucun différend personnel) devait se révéler des plus appropriées.

C'est que les disciplines enseignées à l'université de la Réunion peuvent échapper aux standards que les procédures de recrutement ont pour objet d'appliquer : les filières expriment les enseignants-chercheurs qui se sont trouvés responsables des recrutements dès l'origine. Si la filière "Lettres modernes" est de bonne tenue, par exemple (et compte même les chercheurs les plus brillants de l'université), c'est que les responsables ont veillé au grain. À l'inverse, le département en cause est exemplaire de ces plans de carrière cousus main qui prospèrent dans notre serre tropicale à une vitesse inconnue ailleurs. Bien que le BTS, délivré par plusieurs établissements, suffise vraisemblablement aux besoins réels de la Réunion, il est clair qu'une formation universitaire dans le champ concerné peut être un moyen de neutraliser la distance et l'insularité. Il n'est pas moins évident que cette formation existe à l'université d'abord et avant tout parce qu'elle a servi de niche économique à quelques "métros" – dont la compétence procède de cette opportunité. C'est ce que j'ai nommé, m'inspirant du génie de la langue créole, la Réunion "pied de riz". Cette expression exprime à la fois la capacité de résistance et de tallage de cette céréale extraordinaire – au lieu que les tiges naissent toutes du brin-maître, chaque bourgeon développe une tige qui bourgeonnera à son tour donnant des talles de 2°, 3°, 4° rang, chacune des tiges pouvant donner un épi ; le cumul du nombre des tiges s'exprime par une progression exponentielle du type : a.bx.
2 – et ce naturel de l'homme pour une expansion maximale avec une application minimale. "Chercher un terrain mou pour planter sa bêche", dit un proverbe malgache… Avec un aplomb, pointé dès les premiers documents qui composent ce dossier, mélange d'impudence et de naïveté qu'un environnement universitaire ordinaire aurait rapidement mouché – sinon déniaisé – on a pu ainsi voir s'épanouir des "plans de carrière" pour le moins inédits. Des "métros" qui enseignent le bâtiment ou qui œuvrent dans le travail social deviennent ainsi, par la magie de l'institution néo-coloniale, des experts bientôt faits professeurs des universités.

Cette "montée en puissance", selon l'expression, d'une touchante fraîcheur, qui figure, sous la plume intéressée de quelques-uns des plus brillants échantillons de cette promotion, dans un des premiers documents que j'ai eu à connaître concernant les projets de développement de l'université dans le champ des Sciences humaines, était programmée dès la fin des années quatre-vingt (juin 1989). L'intérêt de suivre la dite "montée en puissance", c'est qu'elle résume les choix scientifiques de la Faculté des Lettres sur la décade concernée et la consécration de ses pionniers, puisque l'inventeur de cette filière est aujourd'hui une des sommités scientifiques de l'université de la Réunion. Il est vrai qu'il est professeur depuis si longtemps et qu'il est arrivé si haut sur les degrés de la sagesse qu'on lui donnerait aujourd'hui une HDR (Habilitation à diriger les recherches) sans confession. Il fallait être là pour savoir que cet enseignant-chercheur entretient avec l'ambiguïté des relations dénuées d'ambiguïté. Présentant une édition partielle d'un ouvrage d'un sociolinguiste américain, matière de son HDR (localement confessée), il adresse ses remerciements, en queue de prologue et en bas de page, dans une troisième et dernière volée de reconnaissance "…à X. qui [l']a aidé dans la tâche de traduction, à X. et X. qui ont assuré la saisie et la mise en page", englobant dans la même gratitude paternelle que la dactylographe et la maquettiste… la traductrice de l'ouvrage, spécialement rémunérée pour cette tâche par le laboratoire d'études créoles de l'université. Cette traduction n'est pas l'œuvre, comme cette information dérobée le donne à croire, du présentateur – et quelle qu'y soit sa part – mais de l'attributaire du financement en cause (pour une somme qui est d'ailleurs loin d'être symbolique), l'épouse d'un collègue aujourd'hui à la retraite. Le copyright de cette traduction est d'ailleurs détenu par le laboratoire qui l'a réglée, ainsi qu'il est indiqué en page II du livre. Quand on consulte la liste des travaux de cette autorité, une bonne décade passée, en 2003, on peut lire sous sa plume : "'Présentation' (pp. I-XVIII) et traduction française (en collab.)" de l'ouvrage en cause. On imagine que l'auteur de la traduction apprécie cet hommage, on ne peut plus clair, rendu à son travail. Quant au copyright, le temps a fait son œuvre… Il y a d'ailleurs assez peu de risques pour que le laboratoire concerné s'émeuve de cet oubli, puisque cette structure, créée par un créoliste réputé (ayant regagné son université d'origine et retraité), est aujourd'hui dirigée par un bernard-l'hermite qui n'est autre… que le bénéficiaire de ces approximations. Ce qui serait véniel s'agissant d'un politicien, le trimming faisant partie du jeu des apparences, est évidemment autrement d'importance dans le champ de la recherche. Avec cette équivoque installée au pinacle de la légitimité scientifique, on a un exemple cru de ce que l'amour de soi peut produire dans un environnement dénué de rigueur.

Il y a d'ailleurs dans l'exercice de cette filière une proximité avec le monde des affaires (l'article IV de la Fonction publique nous interdisant de "faire des ménages", pour user d'une expression ayant cours chez les journalistes, réglemente strictement l'activité de ses membres) dont je n'ai pas l'intention de traiter ici – mon propos n'est pas d'inquisition fiscale – mais qui manifeste, à tout le moins, que l'agneau désintéressé et ignorant du monde qu'est le chercheur moyen n'est vraiment pas armé pour contrer les ambitions de tels athlètes. Voilà bien, pourtant, un domaine où les jeunes Réunionnais ont une chance à saisir. Et c'est possible puisqu'ils ont le matériel le plus performant à leur disposition.

2°) Tous les chats sont gris

Les enseignants-chercheurs ne sont pas de simples répétiteurs. Conformément à cette donnée, un projet du Ministère (qui n'a pas vu le jour et qui a suscité une certaine agitation) avait pour idée d'augmenter le nombre d'heures de cours des enseignants-chercheurs qui ne justifiaient pas, par leurs publications dans des revues indexées, d'une activité de recherche. En effet, quelques heures d'enseignement par semaine pour répéter les mêmes cours pendant un nombre indéterminé d'années, c'est là un travail de répétiteur – travail qui est évidemment nécessaire quand il s'agit d'initiation et qui requiert des talents pédagogiques – mais non pas un travail de chercheur. L'université n'est pas un lieu de formation comme les autres. Les enseignants n'y sont pas simplement supposés former aux métiers, ils ont pour vocation, aussi et je dirais presque essentiellement, de former à la recherche. Et parce qu'on ne peut former à la recherche que si l'on est soi-même en mesure de contribuer aux avancées de la recherche, ils sont dits "enseignants-chercheurs". La question de la production scientifique, que vise l'évaluation ministérielle, est donc tout sauf subsidiaire. Ce qui spécifie à ce titre l'institution postcoloniale, c'est que son recrutement, je l'ai dit, et son fonctionnement, je vais le montrer par des exemples, échappent largement aux règles de l'évaluation qui sont au principe de l'administration de la recherche.

Il existe dans toutes les universités un Conseil scientifique qui a pour objet d'évaluer, a priori et a posteriori, les programmes de recherche des différents laboratoires et de répartir les crédits en conséquence. Les membres de ce Conseil sont élus par les enseignants-chercheurs et tout enseignant-chercheur peut s'y porter candidat. Dans la généralité des universités, celui dont la production scientifique n'est pas significative est dissuadé ou récusé par ses collègues, mais il a réglementairement le droit de se présenter comme les autres. Il n'est pas besoin de faire un dessin pour imaginer à quoi peut ressembler un Conseil scientifique à l'université de la Réunion. N'importe qui peut donc à bon droit s'y improviser spécialiste d'à peu près n'importe quoi. Un spécialiste d'ethnomusicologie qui ignore à quoi sert une clé de fa devient, l'année suivante, spécialiste du diabète... Le fait d'entrer à l'université de la Réunion paraît en effet conférer, comme par magie, la compétence. Personne n'y viendra vous demander compte de vos travaux. Il faut reconnaître qu'il est plus sympathique, et plus démocratique, de considérer qu'au Loto de la recherche tous les enseignants sont des prix Nobel en puissance. Avec cette conséquence que, tous les chats étant gris, les projets scientifiques de quelque consistance n'ont aucune chance de prospérer.

L'attribution des crédits de recherche répond normalement à des principes simples et, je dirais, universels. Comme on ne peut être juge et partie, les projets doivent être évalués par des experts indépendants et anonymes. Pour prétendre bénéficier de crédits de recherche sur un sujet donné, il faut évidemment commencer par démontrer (ou avoir démontré) une compétence spécifique sur la question. Si tous les chats sont gris, à quoi bon ? L'activité du Conseil scientifique de l'université de la Réunion se résume en réalité en un arbitrage des parts respectives faites aux trois Facultés. Comme il n'y a de contrôle ni a priori ni a posteriori, l'essentiel de ces crédits part en fumée (de kérosène, notamment). Des voyages non de recherche, mais (dans le meilleur des cas) de formation, des billets d'avion pour assister aux colloques, en métropole ou à l'étranger, alors que la condition banale d'un tel financement est au moins d'y communiquer, quand ce n'est pas tout des simplement des retours en vacances en métropole, justifiés par le passage dans une bibliothèque ou la visite d'un collègue, comme si l'objet des crédits de recherche était de compenser l'éloignement. L'université de la Réunion est l'un des principaux clients d'Air France.

Parmi les griefs de l'évaluation ministérielle, il y a le défaut de coopération régionale (l'"objectif prioritaire" qu'avait affiché l'université "de renforcer sa position en tant que partenaire au service du développement régional, dans l'océan Indien" n'a pas été tenu). La coopération scientifique ne s'improvise évidemment pas. Il y faut d'abord des scientifiques. Comment s'inventer spécialiste de la recherche régionale ? Une solution (parmi d'autres) consiste à faire venir, d'Afrique du sud par exemple, des collègues qui ignorent tout de la Réunion, mais qu'un séjour tous frais payés ne rebute pas outre mesure. Tout cela donne une apparence matérielle à une collaboration scientifique inexistante (on va bien finir par trouver des sujets de recherche et devenir des pros…) et se résume à une activité de grooming. Car nos chers notables sont des diplomates nés. De même que la guerre est une activité trop sérieuse pour être abandonnée aux militaires, la coopération et la recherche sont des choses trop importantes pour que les chercheurs s'en mêlent. La coopération constitue, en réalité, pour nos excellences de comédie, un moyen inespéré, à la faveur de ce parasitisme de représentation, de se pousser dans le monde et dans les milieux officiels – ce qui, en effet, quand on y réfléchit, eu égard à la qualification et à l'extraction des lampistes considérés, constitue un exploit dont les bénéfices méritent d'être âprement défendus. Quand donc un chercheur a l'air de faire de la "diplomatie" à la place du ministre, rien ne va plus.

Pendant les congés de l'été austral 1993-1994, pour l'élaboration d'un projet recherche régionale soumis à l'Agence Universitaire de la Francophonie (qui s'appelait alors AUPELF et dont le siège est à Montréal), j'ai effectué un déplacement aux Comores et à Maurice afin d'y nouer des contacts scientifiques sur un programme régional. À cette occasion, j'ai rencontré un fonctionnaire d'ambassade (dont j'avais été le condisciple dans un lycée parisien du VIIIe arrondissement). L'introduction de ce projet figure dans ce dossier (doc). Le lundi de Pâques, 4 mars 1994, j'ai reçu à mon domicile un appel téléphonique du Canada, appel émanant d'un membre du Jury de l'AUPELF, me signalant que notre projet – dont je savais qu'il avait de bonnes chances d'être retenu puisque plusieurs membres du Jury en avaient sollicité la réalisation – n'était pas arrivé à Montréal. Quand le Doyen de la Faculté a en effet appris que je m'étais rendu à l'ambassade de France à Maurice, il est sorti de son bureau en criant : "Mais de quoi se mêle-t-il ?" Le dossier n'est jamais arrivé à destination, à Montréal : il a été arrêté dans sa course par le plénipotentiaire en question qui, dans un premier temps a saisi une correspondance, que par voie de télécopie, j'adressais à un collègue mauricien, partenaire du projet. Je me suis alors rendu à la Présidence de l'université pour savoir si quelque chose s'opposait à une coopération scientifique, inexistante, entre Maurice et la Réunion. La réponse ayant été négative et m'étant fait confirmer officiellement que, professeur à l'université de la Réunion, je pouvais en utiliser et le papier à lettres et la messagerie, j'ai écrit au Vice-Président pour la Recherche, ès qualité (doc) afin de remettre entre ses mains le sort administratif de ce projet qui intéressait quinze chercheurs, dont plusieurs collègues de la Faculté de Droit et de Sciences économiques. Je n'ai d'ailleurs été en mesure de récupérer ce dossier – ayant mieux à faire qu'à encombrer les tribunaux administratifs – que lorsqu'un nouveau Doyen a pris la succession (doc), en 1997.

Ce qui est donc en cause, ce n'est pas seulement le défaut d'évaluation scientifique ("tous les chats sont gris") qui noie tous les projets de recherche dans une même indifférenciation, mais des obstacles bien réels opposés à ceux qui sont suspects de faire de l'ombre à l'importance des importants. Le projet en cause avait, pourtant, la particularité de ne rien coûter à l'université. (C'est d'ailleurs de cette manière que j'ai financé, quand ce n'était pas sur mes deniers personnels, la plupart des programmes de recherches dont j'ai eu la responsabilité, en répondant à des appels d'offres nationaux ou internationaux.) L'affaire que je viens de rapporter n'est pas exceptionnelle. C'est ainsi qu'un projet de linguistique appliquée dont le responsable national était un polytechnicien de Grenoble (il est fait état de ces travaux dans le Monde du 6-7 décembre 1998) et auquel j'étais associé pour la partie "Océan indien" a été "recalé" par le Conseil scientifique de l'université de la Réunion. En revanche, un projet rédigé au coin d'une table un quart d'heure avant la réunion dudit Conseil (doc) a eu, lui, les honneurs de la sélection. Faut-il préciser que sa carrière s'est arrêtée là ? Les réponses aux appels d'offres nationaux ou internationaux, au lieu d'être simplement transmises par la voie administrative aux jurys ad hoc, sont ainsi filtrées par la compétence locale. Alors que c'est la confrontation entre les chercheurs et les équipes de recherche qui décide normalement de l'attribution des fonds que la collectivité nationale délègue à la recherche, on observe ici une sorte de sélection inverse, de "prime à la casserole" : quand ce sont ceux qui n'ont aucune chance de prospérer dans la compétition scientifique qui s'en adjugent l'octroi.

Il existe dans les universités française un mode de promotion dont l'objet est de "dédommager" les enseignants-chercheurs que les charges de représentation distraient de leurs travaux scientifiques. C'est ainsi que le Ministère – qui tient la grille des salaires – alloue aux établissements des promotions dont le modèle est la promotion scientifique, décidée par un jury scientifique national (le C.N.U.). On peut ainsi passer à la première classe ou à la classe exceptionnelle par la voie de la promotion nationale, en raison de sa production scientifique, ou par la voie locale en raison, cette fois, de son activité administrative. Rien ne distingue formellement les deux promotions. Le Ministère a ainsi récemment octroyé un poste de professeur de classe exceptionnelle à l'université de la Réunion (obéissant, d'ailleurs, à des contraintes numériques). Le poste a été emporté par… le président du Conseil scientifique lui-même, non pas sur ses titres scientifiques (qui sont des plus modestes), mais tout simplement parce que c'était lui (encore une fois, pardon pour les facilités d'écriture) le plus près de l'assiette au beurre… Aussi longtemps que le Conseil scientifique se refusera à l'évaluation scientifique, les attributions de crédits, même au bénéfice de projets honorables, et les promotions locales seront suspectes, et toutes les dérives permises.

Le rôle d'un Conseil scientifique est aussi de veiller à la qualité des thèses et des HDR. Formellement, sans doute, mais au fond également, si besoin. Le crédit d'une thèse est généralement associé au crédit de son directeur et à celui de l'université qui l'a délivrée. Compte tenu des pesanteurs historiques et sociologiques que je viens de rappeler, la soutenance d'une thèse ou d'une HDR devrait être spécialement contrôlée à l'université de la Réunion. À l'inverse, mettant à profit les dispositions d'une prime d'encadrement doctoral (dont le montant est loin d'être négligeable) que le Ministère alloue aux enseignants-chercheurs qui encadrent un nombre significatif de thèses (j'indiquerai comment au titre 4), on recrute chez nous des thèsards pour faire du chiffre. Pour qu'une thèse ait un sens, il faut bien entendu que le jury qui la reçoive soit compétent. J'ai été de ceux qui ont milité pour qu'un budget soit réservé afin de pouvoir faire venir, de métropole ou de l'étranger, les collègues les plus qualifiés (doc). L'enfer est pavé de bonnes intentions : l'utilisation de ce budget étant à disposition du directeur de la thèse, il a aussitôt servi à faire venir de métropole des collègues… pas trop regardants (doc). À supposer qu'il en ait l'intention, celui que vous invitez à venir passer une semaine sous les tropiques va-t-il avoir le front de dire que la thèse doit être refusée ou que le dossier d'HDR est insuffisant ? Ces invités complaisants, à qui l'on adjoint quelques "locaux" polyvalents, composent ce qu'on appelle un "jury cocotier". Encore une fois, c'est la conscience de l'enseignant-chercheur (ou la conscience qu'il a de sa fonction) qui fait la différence. La préparation d'une thèse réclamant du talent et beaucoup de sacrifices, le premier souci du directeur sollicité doit être de tester les capacités du candidat à l'inscription en thèse et, bien entendu, il doit veiller à ne pas donner de faux espoirs. À la Faculté des Lettres, tout titulaire de DEA peut se voir démarché par des enseignants peu scrupuleux – qui font aussi office de voiture balai des candidats refusés ailleurs…

3°) Le droit au sol

La Faculté des Lettres de l'université de la Réunion se trouve être, originalité qui mérite d'être signalée, la seule Faculté de France où les Sciences de l'Éducation sont en position dominante. Cette situation est récente et elle illustre d'abord l'accommodation des "métros" recrutés sur place à la politique locale. Les conditions historiques et sociales de l'île de la Réunion sont particulières, on le sait, et l'université a aussi pour vocation d'y répondre. Mais faut-il pour autant transformer l'université en une sorte de garderie sociale qui donnerait de l'occupation et une apparence de diplôme aux jeunes Réunionnais en attendant qu'ils atteignent l'âge du R.M.I. ? La demande légitime : donner des diplômes et adapter les formations ne doit pas être satisfaite au détriment des diplômes nationaux – et de la recherche. L'ouverture de la filière "Sciences de l'éducation", appropriée à résoudre les problèmes éducatifs liées à la langue est légitime : l'étude du créole ne peut rester une spécialité sociolinguistique sans retombées pédagogiques. Mais toutes les ressources de la facilité paraissent avoir été utilisées en l'espèce, cette filière permettant à la fois de recruter des enseignants locaux, plus aptes a priori à résoudre les problèmes liés à la langue maternelle et des étudiants en quantité politiquement significative puisque la Licence de Sciences de l'Éducation permet d'inscrire sans DEUG et sans formation initiale. Plusieurs centaines d'étudiants sont ainsi venus s'y inscrire, chaque année, et l'université a dû, pour faire face à cet afflux programmé, créer des postes en conséquence : six postes en quatre ans. La technique du "bourrage d'amphi" n'est évidemment pas une exclusivité réunionnaise, mais la filière en cause s'y prête d'autant plus qu'on peut y entrer sur "expérience professionnelle", formule d'une générosité ouverte à l'interprétation. Encore une fois, la nature du personnel universitaire (i. e. le destin de l'université) va se trouver déterminée non par la qualification, mais par l'opportunité et, plus spécifiquement, par le droit au sol.

Ce n'est plus seulement parce qu'on est déjà là qu'on devient universitaire, mais parce qu'on est du cru. On dira qu'il pouvait d'autant plus difficilement en être autrement que les "métros" installés, à la légitimité branlante et à la compétence relative, ne pouvaient mieux faire qu'avoir l'air de susciter une configuration en vérité inéluctable. C'est le deuxième temps de la formation postcoloniale (et la troisième époque de l'université de la Réunion) : il faut que le local vienne aux affaires. C'est obligé quand, dégradation de l'image et indifférence au sort de l'institution, après la démission ("fracassante" selon un journal local) du Doyen de la Faculté des Lettres (qui, lui, exception à la pratique, entendait rester un universitaire), il n'y a aucun candidat à la succession. Il faut dire que sans la démission du Conseil de Faculté (élu sans liste, sans programme et sans campagne, doc), un Doyen décidé à faire respecter les quelques principes fondamentaux de l'institution serait resté impuissant. C'est donc dans ces circonstances qu'une équipe décanale composée de trois Réunionnais se porte à la fonction. En ville, on n'est pas dupe. Un notable (un vrai) déclare : "Ah ! le niveau monte à la Fac des Lettres, ils ont mis trois instituteurs aux commandes…" À l'université, en revanche, on est bien aise qu'il existe un Doyen qui trouve son bonheur à faire le Doyen ! Celui-ci déclare publiquement, et à qui veut l'entendre, en effet : "Je suis un Doyen heureux !" De fait, comme ces notables n'ont en général aucune activité intellectuelle ou scientifique, ils occupent – souvent très consciencieusement, il faut le reconnaître – le bureau du Doyen ou du Président, faisant le travail du Secrétaire administratif, avec une prédilection pour le titre de Chef du personnel. Ils se disent sans doute que ce fait un Doyen ou un Président cela doit être ce qui va leur arriver s'ils restent un certain temps dans le bureau de la fonction. Ils se persuadent donc rapidement que le rôle d'un Doyen ou d'un Président d'université s'apparente à une "direction" – comme en témoigne leur correspondance – et que la gestion des affaires courantes épuise le sens de la fonction. Qui va les en dissuader ?

Car la réalité n'est pas sans leur donner raison : le désengagement général donne aux représentants de l'institution postcoloniale des pouvoirs qu'ils n'ont nulle part ailleurs. Au cours d'une assemblée générale (cette pratique est neuve ici, les couloirs, je l'ai dit, étant plus appropriés) un membre du Conseil de Faculté rappelait ces "Conseils de Fac à trois" – où il était l'un des trois (les procurations permettant, bien entendu, d'assurer le quota réglementaire). On peut se dire, à voir ces notables scrupuleusement et apparemment exclusivement attachés à l'administration des choses : cela n'a aucune importance. Mais celui qui surveille la consommation de papier des photocopieuses et les fuites d'eau a aussi la haute main, directement ou indirectement, sur l'esprit. Il est la conscience de la Faculté. Il faudrait être un saint et n'avoir aucune ambition pour résister à ce champ d'opportunités ouvert pendant toute la durée d'un mandat. Aldous Huxley disait que pour juger quelqu'un il fallait l'imaginer avec les pouvoirs d'un tyran romain. Comme le dieu de la Genèse pétrissant la glaise originelle, tous les moyens de la consécration sont maintenant réunis dans les mains de l'élu. Comme on a aussi des ambitions (intéressées) pour lui – droit au sol et caution locale obligent – sa carrière doit être un chemin de roses.

I
l est le plus souvent titulaire d'une thèse que des jurys métropolitains, assez peu convaincus de l'égalité des hommes, délivrent aux candidats du Sud (ou d'une "HDR pays"). Le rapport de soutenance de ce type de thèse commence par avertir que celle-ci a été effectuée "dans des conditions difficiles"… Cette précaution signifie aux destinataires potentiels du rapport (si on accorde des mentions sans trop de difficultés, en revanche, le rapport de soutenance est, lui, sans concession car il sera le passeport de l'impétrant tout au long de sa carrière) d'avoir à réfréner la critique en raison de ces circonstances aggravantes… Un expert rapportant sur cette candidature peut bien constater que le dossier scientifique du postulant est "vide", qu'à cela ne tienne ! D'impérieuses raisons et une coalition d'intérêts supérieurs permettent de passer outre… Le Conseil d'administration a déjà créé les postes qui sont mis au concours chaque année (et bien sûr "gelés" jusqu'à ce que les candidats soit administrativement prêts). Il s'élève une difficulté (relative) quand il s'agit de remplir les conditions formelles de l'accession au poste de professeur. Il faut d'abord que le candidat passe une HDR et ensuite qu'il soit inscrit sur la liste nationale de qualification pour être en mesure de se porter candidat au poste qu'on a créé et gelé pour lui. Quand le dossier scientifique est "vide", une solution consiste à présenter les choses de manière à ce que le dossier administratif soit plein. Le candidat doit donc apparaître comme l'inventeur ou l'âme d'une filière dans la Faculté où il officie.

Sur l'autel de cette consécration, il faut bien quelques victimes. J'y viens et je vais passer du général au particulier, quitter la sociologie pour l'histoire, puisque ce qui m'occupe, dans ces prises de position, c'est d'abord le sort du département dont je suis membre. Pour faire pendant au vide scientifique, la recette consiste, je l'ai dit, à charger la colonne "responsabilités administratives" et, pour que cela ait davantage de crédibilité, il serait quand même mieux que le candidat apparaisse comme le responsable d'un laboratoire. Condition impossible à remplir puisque, pour ce faire, il faut être habilité. En 1994, j'étais à Moroni, aux Comores (j'ai dit dans quelles circonstances) et la directrice du CNDRS m'a demandé tout de go : "Mais qu'est-ce que c'est que cette formation de Sciences de l'éducation de Bordeaux qui nous renvoie nos étudiants avec le titre de docteur et qui ne savent strictement rien ?"... Ce qui se remarque à Moroni ouvre quelques opportunités à la Réunion. Depuis la création de la filière Sciences de l'Éducation, la Faculté des Lettres organise, aux frais de l'université, la venue d'un missionnaire de Bordeaux 2. L'idée s'impose naturellement de créer un laboratoire en Sciences de l'éducation dont le responsable serait… un enseignant de Bordeaux 2 (!) Le Conseil scientifique de l'université ayant récusé cette extra-territorialité, exception intolérable à sa compétence, il fallait trouver un enseignant-chercheur local qui serve de prête-nom à ce montage et présente au Ministère un nouveau laboratoire ad hoc. Tout ceci n'aurait eu aucune conséquence sur le département d'Ethnologie si le prête-nom en cause ne s'était manifesté en la personne d'un enseignant en Ethnologie à l'étroit (doc) parmi ses collègues et si cette demande n'avait fait doublon avec l'activité du laboratoire d'Ethnologie. Voyant deux demandes d'accréditation en Ethnologie, les bureaucrates du Ministère en réfèrent aux notables de l'université de la Réunion – qui ont, bien entendu, et pour cause, déjà fait leur choix. C'est ainsi que le laboratoire créé par Paul Ottino en 1985, s'est vu priver de tous ses crédits de recherche (et d'existence administrative : ce qui ne l'empêche pas de produire, à la faveur notamment de financements nationaux ou internationaux obtenus par des réponses à des appels d'offres) au bénéfice d'un laboratoire composé exclusivement, à l'exception du prête-nom visé, d'enseignants-chercheurs en Sciences de l'éducation. Comment le Ministère a-t-il pu avaliser la liquidation du laboratoire d'une filière qui a créé et délivré la première Licence d'Ethnologie en France, qui a fait soutenir autant de thèses que l'ensemble des autres filières de la Faculté des Lettres réunies et qui compte, avec le Droit, le plus grand nombre de doctorants de l'université (chiffres : Base Apogée 1999/2000, publiés par l'Observatoire de la Réunion, n° 45, déc. 2000) ? L'intitulé du laboratoire couronné résume assez bien la philosophie en cause, tout en constituant un appel du pied à subventions aux Collectivités : Centre de Recherches Interdisciplinaires sur la Construction de l'Identité (CIRCI). C'est le droit au sol en habit de langue de bois... Il reste à soutenir cette HDR, maintenant qu'est manifeste ce débordement d'activité en faveur de la discipline. À Bordeaux 2. En 1995, j'avais écrit à l'intéressé (doc) pour lui rappeler les voies de la promotion scientifique. Cette reconnaissance demande évidemment du temps (non seulement parce que la publication dans les revues indexées requiert des délais rarement inférieurs à une année, une fois l'article accepté, mais aussi parce que la production scientifique elle-même demande "patience et longueur de temps," comme dit la fable en d'autres circonstances). Il a bien fait de ne pas suivre ces conseils. Le droit au sol est beaucoup rapide, beaucoup plus sûr et permet d'atteindre beaucoup plus haut…

La réussite de ce dispositif comporte une deuxième conséquence, tout aussi funeste, pour l'enseignement de l'Ethnologie. L'enseignant qui a servi de prête-nom à ce montage a, lui aussi, des ambitions à parfaire : il se présente depuis plusieurs années, sans succès, à tous les postes mis au concours en métropole, soit par la voie de la mutation, soit par la voie du recrutement. Originaire du Bordelais, il souhaite réintégrer sa province – s'étant fait éconduire, l'année précédente, sur un poste d'Ethnologie à Bordeaux 2. Par un concours de circonstances véritablement providentiel (on a les concours qu'on peut), il se trouve que Bordeaux administre aussi le concours régional d'entrée aux études de médecine (PCEM1) pour lequel il existe une préparation à l'université de la Réunion et auquel aucun étudiant réunionnais n'a jamais été reçu. (Les résultats des lycées de la Réunion aux concours d'entrée aux grandes écoles sont tout à fait honorables et cela signifie tout simplement que la préparation est inadaptée.) L'université de la Réunion négociant avec Bordeaux 2 l'octroi d'un quota de reçus au bénéfice de ses étudiants malheureux (!) et Bordeaux envoyant, aux frais de l'université de la Réunion toujours, en vertu d'une convention (dont les termes n'ont pas été rendus publics) des missionnaires qui ont pour vocation de mettre la formation à niveau, c'est dans ces conditions (selon toute vraisemblance) que cet autre candidat malheureux, bâtisseur (à qui l'on a tenu la main) et chef de chantier (providentiel et provisoire) de cette entreprise de BTP en "construction de l'identité" (CIRCI), va enfin trouver à l'Institut de Santé de Bordeaux 2 le poste qu'il convoite en métropole. À ceci près qu'on veut bien de lui, mais à condition qu'il vienne… avec son poste (doc). Autrement dit : le département d'Ethnologie va perdre – et il a perdu – sans compensation, un de ses trois postes d'enseignant-chercheur. Tout cela, avalisé par ces "Conseils de Fac à trois" dont il a été fait mention se passe, bien entendu, sans publicité ni concertation. – Ce départ ayant d'ailleurs été présenté au dit Conseil comme un échange avec Bordeaux (doc) et plusieurs membres du Conseil portés "présents" ou "représentés" au procès-verbal n'ayant été ni l'un ni l'autre (doc et doc)... Il est expliqué dans le procès-verbal de ce Conseil de Faculté qui autorise le départ de ce collègue "avec son poste" que c'est en raison de "services rendus" (doc). On ne saurait mieux dire.

Comment des universitaires peuvent-ils ainsi (et pour un bénéfice des plus douteux : les dérogations au principe constitutionnel d'égal accès à l'éducation font évidemment question) brader le patrimoine de leur propre université ? L'explication la plus simple est celle-ci : probablement parce qu'ils ignorent, tout simplement, le sens de l'institution qu'ils représentent. En l'absence de tradition universitaire et de modèle à imiter (l'université n'a pas vingt ans et les "instructeurs" ont regagné leur université d'origine, je l'ai dit), n'ayant jamais connu eux-mêmes d'autre environnement, en l'absence, aussi, de contrôle interne (indifférence caractérisée des membres de l'institution) et de contrôle externe (titre 4 : infra), ce qui se fait à l'université, c'est, et ce ne peut être, que ce qu'ils y font. Puisqu'ils en sont les mandataires officiels. Point final. Tout cela n'est-il pas déjà contenu dans les prémisses de l'institution postcoloniale ? Si les notables de représentation ont en général des titres, au moins formels, à produire, il y a exception (conformément à l'axiomatique néo-coloniale) quand un président d'université, s'étant révélé inapte à soutenir une thèse, est fait professeur par un artifice réglementaire type 49.3 (qui a d'ailleurs été rapporté), ou quand un doyen, n'ayant pas le Baccalauréat est, lui aussi, entré à l'université par une manière de 49.3 – et, enfin, quand celui qui n'a pas le Bac a vocation à remplacer celui qui n'a pas de thèse… Point n'est besoin de faire la somme de ces facteurs pour constater que l'université n'a pas grand chose à voir avec tout cela.

Les dernières élections universitaires ont sans doute permis d'échapper au pire (le "grand dessein" auquel je faisais référence plus haut). Mais, et c'est une question formulée dans l'un des documents ici produits (doc) : "Comment, aujourd'hui, gérer le passif d'un aussi lourd passé ?" Il est évident que les recrutements locaux, les plans de carrière et les arrangements de clientèle dont je viens de donner une illustration vont "plomber" la recherche pendant de nombreuses années. Il n'y a guère qu'une solution d'autorité, de salut public en quelque sorte, qui serait en mesure de faire gagner un peu de temps, en attendant le recrutement de compétences appropriées. En faisant appel à des experts extérieurs, informés d'une mission de stricte évaluation dans chaque discipline, on pourrait en effet réserver les crédits de recherche aux seuls chercheurs et neutraliser les faux-semblants. Au fond, c'est la règle la plus banale de l'évaluation, une règle de bon sens, celle qui énonce qu'on ne peut être juge et partie, un retour à la raison, dont on peut supposer qu'elle peut rassembler des universitaires, qui – peut-être – pourrait redonner sens à l'institution.

4°) Les têtes pensantes du "ministre bouffon"

Une question, probablement, s'élève à la lecture de cette chronique. Les diplômes délivrés par l'université de la Réunion sont, pour l'essentiel, des diplômes nationaux ; les crédits qui financent les travaux des laboratoires sont des crédits d'État : on est donc fondé à se demander pourquoi les instances ministérielles, certes à 10.000 kilomètres des faits, laissent prospérer une telle expression de l'institution qu'ils ont pour mission de promouvoir. La première réponse, j'y ai fait allusion, est d'ordre politique et il n'est pas nécessaire, ici, de développer ce point. Au plan réglementaire, le principe d'autonomie des universités, mis en avant par ceux que je viens de camper, constitue le fondement légal de cette pusillanimité politique. L'administration n'intervient que lorsqu'une thèse révisionniste est soutenue en catimini. Officiellement pourtant, le Ministère de la Recherche évalue les laboratoires – qu'il finance. Il est bien connu que les contradictions engendrent des demi-mesures : l'évaluation est ainsi un droit régalien du Ministère, mais son principe entrant en contradiction avec le principe d'autonomie, l'expertise qu'il met en œuvre échappe souvent aux… canons de l'évaluation.

Contrairement à ce qu'on peut observer dans les universités américaines, la culture du chercheur français lui ferait d'ailleurs plutôt regarder cet exercice d'évaluation comme de second ordre, indigne de son génie – et quelque peu inquisitoire… Il n'y a guère qu'à l'INSERM où l'évaluation des chercheurs soit méthodique et systématique. On est donc loin de ce "Parlement de la science" où chaque discipline aurait des experts incontestables à mettre au service de ce travail nécessaire qui décide qui doit être aidé et qui, non. Le Conseil National des Universités (CNU) a sans doute une fonction d'évaluation, mais son mode de désignation, sur liste syndicale, en fait davantage une instance où les engagements priment les valeurs proprement scientifiques. La Commission Nationale d'Évaluation (CNE), elle, et c'est presque tout dire, est composée essentiellement de retraités de l'enseignement supérieur ayant exercé une fonction administrative. Ses membres ont trop souvent décroché (de la recherche, notamment) pour être crédibles. Nous avons eu récemment la visite à la Réunion d'une telle mission de la CNE : l'un de ces trois sympathiques retraités… s'est endormi au beau milieu d'une séance où il était demandé aux participants d'exposer à la bienveillante attention de cet aréopage les problèmes qu'ils pouvaient rencontrer. (Il aurait été inconséquent de ne pas saisir l'occasion de ce passage pour faire état de quelques éclats de l'adversité ici exposée. Au vu du document que je souhaitais remettre à l'un de ces experts, celui-ci m'a objecté aussitôt que mon mémoire, qui comportait quelques pièces en appui, était beaucoup trop… volumineux. On est retraité ou on ne l'est pas !) En réalité, l'évaluation nationale est le plus souvent dans les mains des politiques du Ministère nommés à des postes de responsabilité scientifique. L'heureux élu (du ministre), en général un camarade de parti, accède ainsi à une position qu'il ne doit pas toujours à sa compétence. Le Ministère dispose, certes, d'une liste d'experts (qui ne sont pas nécessairement les moins performants dans leur discipline) dans laquelle le Directeur scientifique ou son adjoint puise en fonction des besoins. (C'est de cette manière que la prime de recherche et d'encadrement doctoral, dont j'ai parlé plus haut, est attribuée : on convoque un tel expert qu'on charge de classer les dossiers des candidats à cette attribution ; celui-ci passe la journée à faire de l'"abattage" ; il reste au responsable de l'opération au Ministère à effectuer une manière de panachage entre les filières, entre les universités…, dont il ne rend compte qu'à lui-même.) L'apparatchik décroche plutôt son téléphone pour appeler un collègue qui figure déjà dans son carnet d'adresses. C'est cela aussi "l'ivresse du pouvoir"… À moins qu'il ne se fasse lui-même expert de la situation en cause.

Sans doute ai-je l'air d'accumuler les invraisemblances comme à plaisir. Mais sur cette île intense, comme dit la publicité du Comité du Tourisme Réunionnais, il y a vraiment plus de choses que la philosophie n'en peut imaginer (pour ne pas citer Shakespeare). L'université de la Réunion a ainsi eu l'opportunité de la visite (à deux reprises) de tels experts. En 1989, une visite d'évaluation du Ministère avait ainsi déplacé chez nous trois notables parisiens, dont un collègue réunionnais se souvient particulièrement en raison de leur affectation de pédanterie et de leur morgue condescendante. (Le plus arrogant des trois étant le beau-frère du futur ministre, connu au moins pour s'être vu refuser un article dans une célèbre revue scientifique britannique – plus exactement pour en avoir essayé d'en faire un scandale). Le ton n'a pas été sensiblement différent lors de la seconde visite de l'un d'eux, alors pourvu du titre de Directeur-adjoint à la Recherche, prononçant, devant les responsables des laboratoires, que leur université était une "université de proximité" et "répondait à une nécessité sociale". Ce qui n'est certes pas faux, mais se révèle évidemment plus propre à excuser les dysfonctionnements qu'à mobiliser les énergies.

Il est bien connu que le sens politique ajoute à la compétence scientifique au point, parfois, d'en tenir lieu. Sinon, comment comprendre qu'un historien d'une ville de province, pas plus mauvais qu'un autre sans doute, devienne tout à trac spécialiste de l'Océan indien : en mesure d'évaluer la production scientifique des chercheurs dont c'est le domaine de compétence et de peser sur le développement de la seule université européenne de la région ? En fait, la science infuse, celle reçue de Dieu par Adam, comme la génération spontanée, existe bien (c'est Félix Pouchet, et non Pasteur, qui avait raison). Et Madagascar est probablement la Lémurie de cette génération qui, à partir de rien, permet de faire quelque chose. C'est ce que révèle une correspondance qui nous a été adressée de Paris, nous annonçant la visite dudit Directeur-adjoint à la Recherche et, par la même occasion, la venue d'Antananarivo d'une collègue malgache ayant fait, à Paris, sa thèse sur la capitale de la Grande île. Ce congrès, aussi opportun qu'improvisé, émargé sur fonds publics (Recherche pour Paris et Coopération – "PréSup" – pour Madagascar) devait, selon toute vraisemblance, servir d'émulation à la recherche réunionnaise. J'ai alors écrit au Directeur-adjoint à la Recherche en question (doc) pour lui dire que nous étions, bien entendu, vivement intéressés par ce programme et que nous nous réjouissions de cette impulsion officielle donnée à notre coopération avec Madagascar (et avec cette collègue que je n'avais pas encore eu l'opportunité de rencontrer – séjournant, pourtant, deux fois par an depuis 1997 dans la Grande Île pour des recherches de terrain et pour un enseignement dans son université, et ayant co-organisé, en février 1998, sous la présidence du Recteur de l’université d'Antananarivo et en présence des représentants de la Mission Française de Coopération et d’Action Culturelle, de l’AUPELF et de l’IRD, un séminaire d’état des lieux de la recherche en sciences humaines Réunion-Madagascar dont les enseignants de la Faculté des Lettres d'Antananarivo ont été les principaux acteurs) mais que, pour ma part, je ne pourrais en être parce qu'à cette date, précisément, je devais me trouver à Antananarivo pour l'inauguration d'une exposition de photographies que je présentais à l'Alliance française… Des "raisons de santé", dont nous avons été informés de Paris, ont motivé, à la dernière minute, l'annulation de cette rencontre. Nous ne saurons donc jamais quel modèle la coopération Réunion-Madagascar devait imiter pour se hisser au niveau parisien.

Mais on ne peut se contenter d'observer qu'à l'ombre de la paranoïa du ministre (le contraire aurait été étonnant), l'évaluation scientifique montre quelque flottement. Car il y a là un problème de fond. À l'occasion des "états généraux" de la recherche, qui se sont tenus à la Sorbonne en juin 1999, j'ai répondu à l'appel à contribution de la mission Cohen-Le Déaut sur le thème de l'évaluation (doc). Quelle que soit la majorité politique, en effet, ce sont des apparatchiks et des bureaucrates qui décident, à la place des scientifiques, des orientations de la recherche. Le rapport public annuel de la Cour des comptes 2003 (Chapitre V : Recherche) dénonce "l'instabilité chronique de la direction politique et des structures administratives du ministère de la recherche" qui ne "dispose ni de l'autorité politique, ni de l'efficacité nécessaire pour agir". Là aussi, comme cela a été fait pour la Justice, il serait souhaitable que les politiques s'occupent de politique. Quand les notables parisiens nous rendent visite, ils se révèlent tels qu'en eux-mêmes et se déboutonnent sans complexe – et cela n'est pas seulement un effet de la chaleur. L'un d'eux a ainsi pu déclarer sur "RFO radio" après une visite au volcan, sans rire, qu'il ne lui déplairait pas de laisser son nom au cône volcanique qui venait de se former (Piton Kapor)… Sans doute, l'éloignement de la Réunion, les tropiques et les colonies, tout cela égare un peu le discernement. De tels experts sont quand même l'exception et on en vient à penser qu'à la Réunion, "au sud, très au sud du monde", comme écrivaient les Leblond, il y a quelque raison de se sentir un peu oublié. Cette situation procède aussi, en réalité, du développement même de l'université française, ces trente dernières années. La multiplication des universités de province, le déploiement de l'enseignement "de masse" ont suscité un recrutement précipité, en décalage manifeste avec la culture universitaire traditionnelle. On a justement parlé, à ce propos, de "secondarisation" de l'enseignement supérieur (c'est de "primarisation" qu'il faudrait parler concernant nos filières réunionnaises vedettes...). L'organisation centralisée de l'université française n'était pas en mesure d'assurer la formation et la promotion de ce personnel selon les canons de l'éthique scientifique. Il s'est passé pour les universités ce qui s'est passé pour la décentralisation des régions où le contrôle de légalité n'a pas empêché multiplication des "affaires". On a ainsi pu observer une relation de cause à effet, au moins dans les premiers temps de la décentralisation, entre la régionalisation des pouvoirs et l'augmentation du nombre d'élus mis en examen. De manière apparentée, la dégradation continue des idéaux universitaires sur la décade ici présentée a pour répondant le déficit d'évaluation nationale. Déficit qui ne concerne pas seulement l'université, mais bien l'ensemble des organismes de recherche, comme le souligne le rapport de la Cour des comptes cité, analysant les problèmes de la recherche publique sur la période 1982-2002 et qui juge celle-ci "amoindrie par […] par l'absence d'évaluation réelle".

Giscard disait que l'entreprise était une chose beaucoup trop compliquée pour être gérée par l'État et la solution de facilité consiste évidemment à confier aux universités le soin de leur propre évaluation. Ce modèle entrepreneurial, qui informe la philosophie de l'éducation du pouvoir actuel, a bien sûr pour champ la concurrence et pour sanction la dépréciation de la marque. En fait, la théorie de l'autonomie ouvre une ère de liberté bien ambiguë. Les diplômes de ces universités libérées de la tutelle nationale (d'un contrôle de qualité que l'administration n'exerce déjà plus) risquent de se révéler rapidement dévalués sur le marché de la formation. On prospérera ainsi à la Réunion dans un système clos où les diplômes n'auront de valeur qu'à la Réunion et ne seront préparés que par les Réunionnais n'ayant pas la possibilité de quitter l'île ou par ceux des Réunionnais qui aspirent à une carrière locale. Mais ce qui vaut pour les carrières politiques (le droit au sol) est dénué de pertinence quand il s'agit de formation professionnelle ou de formation scientifique. En politique, c'est le cru qui compte, mais quand il s'agit de formation technique, le lieu de naissance n'est d'aucune importance et il faut passer par une "ascèse" qui s'exprime notamment par le caractère "universel", et non local, du diplôme délivré. Prenez-vous l'avion si vous savez que le commandant de bord est aux commandes parce qu'il a été reçu sur quotas ou parce qu'il est du cru ?

Coda

“…Considerate la vostra semenza
Fatti non foste a viver come bruti
Ma per seguir virtute e conoscenza.”
Inferno, XXVI

L'université a vocation à être un lieu privilégié pour les valeurs de l'esprit. Dans les conditions que je viens de décrire, le chercheur ordinaire qui veut tout simplement faire son travail doit apprendre à vivre sous le régime des suspects. (C'était déjà le constat de Paul Ottino pour la période 1976-1990 : "
Des chercheurs motivés par la recherche - et, surtout, publiant - ne pouvaient que mettre mal à l'aise d'autres enseignants qui s'en souciaient assez peu" - doc). Sans doute la situation de l'intellectuel est, presque par principe, d'aller contre les fausses évidences et les faux-semblants. Mais il est tout de même paradoxal que ce soit à l'intérieur même de sa propre institution. Il y a le monde radieux de la recherche, quand vous avez le sentiment de communiquer, dans l'espace et dans le temps, avec les savoirs et les cultures et puis il y a le monde, pesant et vulgaire, que je viens de décrire. Alors que ce qui frappe au 21° de latitude sud où se trouve l'île de la Réunion c'est la lumière et l'éblouissement de la diversité humaine, pourquoi en ce lieu unique de rencontre des cultures et des hommes, et précisément en cette institution supposée abriter les valeurs de l'esprit, ce cul de basse-fosse ?

Jules Renard écrit dans son Journal qu'il n'est pas de plus grande volupté que d'être pris pour un idiot par des imbéciles. Soit. Contre la bêtise, en effet, personne ne peut rien. Contre la bêtise réglementairement élue encore moins : il lui pousse des ailes. On pense à l'argument de la Planète des singes. Comparaison qui me paraît, tout bien pesé, exprimer le plus justement ce combat perdu. Sur la planète Soror, sœur de la terre, ce sont des anthropoïdes qui font la loi. La société simiesque de la planète sœur reproduit largement la trifonctionnalité indo-européenne, à ceci près que les humains y tiennent le rôle de bêtes de somme. Tout ce qui est homme est regardé comme monstruosité... La leçon de ce conte philosophique inspiré de Swift est contenue dans sa conclusion : quand Ulysse rentre sur la planète Terre – des siècles se sont évidemment écoulés – il est accueilli, l'évolution ayant effectué une marche rétrograde, par un gorille. L'humanité est un combat toujours recommencé... Quand vous vivez dans un milieu intellectuel ordinaire, il s'installe une espèce de confraternité et d'émulation qui fait que ce que produisent vos collègues a du sens pour vous et que ce que vous produisez signifie quelque chose pour eux, même s'ils ont d'autres intérêts, d'autres champs d'études que les vôtres. Je viens de participer à un colloque co-organisé par une des plus prestigieuses universités françaises. La délégation réunionnaise y a pris une part notable, tant pour les échanges scientifiques que pour la convivialité. Il y a une communauté scientifique à l'université de la Réunion : "il suffirait" de lui donner, ou de lui rendre, les moyens de s'exprimer. Tout cela se résume, au fond, à ce que j'appellerais une question de bonne compagnie. Et c'est précisément ce que les procédures de recrutement visent à distinguer : que le candidat retenu partage ce langage et ces valeurs qui font la communauté universitaire. Mon propos étant, je l'ai dit, de manifester ce qui fait la spécificité de la recherche dans la diversité des activités humaines et de caractériser une manière d'ideal-type correspondant, je dirais que, bien que partageant la même condition et cohabitant dans la même structure, il est impossible que le simulacre produit par l'institution post-coloniale et le chercheur se rencontrent tant leurs mondes sont étrangers l'un à l'autre. Aussi étrangers l'un à l'autre que pouvaient l'être dans les camps, le monde des "politiques" et celui des "droit commun". Dans un document ici produit, j'ai usé d'un proverbe africain pour signifier cette incompatibilité : "Tu peux laisser un morceau de bois pendant un siècle dans le marigot, il ne se transformera jamais en crocodile". Viendrait-il tous les jours à l'université en marchant sur les genoux, cela ne ferait pas du président du Conseil scientifique engendré par une telle structure un chercheur. Contraindre un chercheur à vivre dans un environnement qui se déploie dans le déni des valeurs morales de la science est une pénitence qui pourrait constituer la seule justification à ce qui s'appelait la "prime d'éloignement", une compensation à cette obligation de vivre dans un milieu hostile – et qui ne la compense aucunement. La haine de l'esprit (l'ignorance ou l'indifférence aux valeurs de l'esprit) est quelque chose d'assez difficile à imaginer, mais bien réelle. Dans une configuration où, comme je l'ai exposé ailleurs, le champ des sciences humaines paraît se réduire à celui de l'identité et où il suffit de parler du sujet pour être juste, la prise de parole et le grooming constituant l'essentiel, la suffisance et le bon droit justifient tous les passe-droits.

Une question : pourquoi si peu d'amateurs de vérité sur cette décade dont je restitue quelques "affaires" ? J'ai reçu, après la parution d'un point de vue dans un quotidien local, ici reproduit (doc), une lettre d'un collègue de la Faculté de droit – qui a quitté l'université de la Réunion – expliquant que j'étais "moins lâche et moins paresseux" que lui, pour avoir pris cette résistance de front (doc). J'ai plutôt le sentiment de n'avoir rien fait que de très banal. Et c'est en raison de la situation charnière de ma discipline dans la configuration "politique" de la Faculté des Lettres que je me suis trouvé aux avant-postes de cette résistance – à laquelle je n'étais absolument pas préparé en venant à la Réunion. Mais cette réponse n'épuise pas l'interrogation. Cette réalité procède aussi – je me résume – des contraintes historiques et structurelles (approche de premier niveau) qui permettent de comprendre pourquoi l'université de la Réunion est (et restera longtemps) un simulacre de communauté universitaire. On n'a jamais vu (à ma connaissance) un simulacre faire preuve de conscience.

L'élément premier de cette singularité tient dans la constitution même de l'université.
- L'histoire et la géographie expliquent, je crois l'avoir montré, la nature spécifique des recrutements.
- Bien entendu, des recrutements répondant aux normes en vigueur ont aussi eu lieu. Dans ce cas d'espèce, s'agissant de chercheurs intéressés par leur métier, ils se sont détournés, le plus souvent, de fonctions de représentation largement vidées de leur sens – et de leur théâtre.
- Le caractère particulier de la destination Réunion, je l'ai dit aussi, accuse le disparate qui existe dans toute communauté de cet ordre. Conséquence vraisemblable : l'absence de conscience commune et le défaut d'identification à l'établissement.
- La logique institutionnelle déjà en place explique que ceux qui arrivent (qui pourraient changer la donne) se font en général assez rapidement circonvenir par le clientélisme des élus, dont c'est la principale activité. Les nouveaux - qui occupent leur premier poste pour la plupart - ignorent largement le passé de l'université et peuvent croire se trouver dans un environnement universitaire ordinaire, à moins qu'ils n'en veuillent rien en savoir s'ils sont intéressés, eux aussi, au confort du gouvernement des apparences.

- Un deuxième type d'explication peut être sollicité pour compléter cette analyse par le "local" (approche de deuxième niveau). La nature humaine est ainsi faite que même si le chef est l'avant-dernier du lot, et que nul ne l'ignore, une sorte d'onction ou d'aura qui repose vraisemblablement sur notre besoin de protection tutélaire (sur notre nature de mammifères grégaires) fait qu'on va aussitôt à se mettre à saluer ce quidam comme un "élu" (c'est le mot) et que, par un effet de rétroaction, on se sente béni et de la dévotion qu'on lui porte et de la protection qu'on peut en attendre. De fait, on entend dans les réunions des : "le Président a dit…" voire : "le chef a dit…" ou : "le patron a dit…" (!) et il faut un temps d'accommodation pour réaliser qu'on est dans une formation de groupe où la vigilance intellectuelle est altérée (une manière de "déprivation analytique", comme on parle de déprivation sensorielle, et donc d'état modifié de conscience…), où la réflexion est de trop. Il en résulte que critiquer les "chefs", quand bien même n'auraient-ils que cette onction de position, c'est comme se critiquer soi-même... Il n'est jamais confortable, d'ailleurs, de s'opposer au groupe. En vertu de cette nature grégaire, il y a toujours de la mauvaise conscience à aller contre la majorité. Cette exception que vous n'avez pas choisie vous désigne à la suspicion majoritaire et cette défiance provoque presque nécessairement une sorte de culpabilité chez celui qui en est l'objet. Sans faire appel à la métaphysique des foules, il est aisé de comprendre que, par l'effet d'une histoire commune, celle des conditions particulières qui font la spécificité de l'histoire de l'université de la Réunion et des conditions "universelles" qui font les groupes, les phénomènes d'inter-connaissance, de camaraderie et de confraternité tempèrent les exigences d'objectivité, et qu'on peut être leurré par l'ambiance parfois bon enfant de tout cela. Allez ! on est tous sur le même bateau… Il y a bien dans les Conseils, je l'ai dit, des enseignants-chercheurs de qualité, mais quand le nombre fait loi et quand on estime – et c'est peut-être la sagesse – qu'on ne peut changer le cours des choses et qu'il est possible, malgré tout, ménager les intérêts de sa discipline ; qu'il n'y a vraiment pas lieu de se tourmenter puisque cette administration du quotidien fait le bonheur de quelques-uns et que, pour rien au monde on ne voudrait la place, alors, oui, l'appartenance à ce corps sans conscience vous souffle de faire "comme si"… Comment les types humains ici exposés auraient-ils pu prospérer s'ils n'avaient été représentatifs ? De l'indifférence générale, au moins.

- Un second phénomène de "contagion", ou d'émulation, me paraît devoir être signalé dans le prolongement de cette remarque. Dans l'environnement que je viens de décrire, le processus d'élection d'un des membres du groupe se conjugue avec un processus de dévalorisation des valeurs que je résumerais par la formule : "Si N. est Président d'université (ou Doyen), alors moi, je suis la reine d'Angleterre !…" Le dispositif de fermeture qui soude le groupe autour de son chef est, de surcroît, en l'espèce, une incitation à "faire son propre marché", puisque les valeurs n'en sont pas. Que tout ce que j'ai décrit (qui ne constitue qu'un florilège) ait été possible sans difficulté majeure démontre qu'il est possible de faire à peu près ce qu'on veut dans l'institution postcoloniale, pourvu qu'on soit "patron" ou "client". Si l'on considère l'exemple inverse (tout de même plus fréquent) où c'est le meilleur qui a été choisi : savoir ce collègue en place vous tire naturellement vers le haut. Avec cette inversion des honneurs qui a cours chez nous, tout est permis. Et, de fait, on s'est à peu près tout permis. L'effet de groupe et l'impunité donnent force de loi à ces dérives qui sont, aux yeux de leurs auteurs (il en est de bonne foi et certains ignorent à peu près tout du fonctionnement de l'université), "ce qui se fait partout". Dans le champ réglementaire de l'autonomie universitaire, la "loi" est ce que décident les Conseils ; dans la structure postcoloniale, ce que décident les Conseils se résume largement à ce que les types humains mobilisés dans ce simulacre jugent bon. Dans ce mode d'organisation, les évolutions ne peuvent venir, je l'ai noté, que de l'extérieur et… d'en haut.

On m'a souvent fait remarquer que les principaux protagonistes (et bénéficiaires) des plans que je dénonçais avaient en commun l'appartenance aux loges du cru et que ce qui passait à l'université de la Réunion était en réalité une manière de "fraternelle" en action… J'ai noté qu'il n'était nullement besoin de faire appel à ce genre d'imputation et que le "phénomène de groupe" donnait les clés appropriées. Bien que la profession de foi d'un candidat à la présidence (1993) insiste sur le fait qu'il n'appartienne à aucune loge et que, selon un commentaire émanant du personnel administratif, c'est précisément (entre autres raisons) une telle appartenance qui, au moment du vote, en 2003, aurait contrarié le "grand dessein" auquel je faisais allusion plus haut – qu'il y ait donc là une question qui ne soit pas "hors sujet" : elle tombe, précisément, dans la discussion – il me semble que ce recours à l'occulte traduit d'abord l'impuissance de la raison à comprendre le réel. Cela étant, il n'est pas impossible que les ambitions dont j'ai fait état aient aussi trouvé moyen de parvenir à travers les confréries locales – dont ce n'est évidemment pas le propos. On peut concevoir, en effet, qu'à la faveur d'un phénomène bien connu en anthropologie (où l'on fait ses classes en apprenant à quoi servent les rites d'initiation) quand le processus d'intégration crée les conditions d'exercice d'une morale dans la morale, il y ait là des éléments "facilitants". Mais il faut rappeler (les propriétés de l'effet de groupe étant mon sujet) qu'il y a une solution de continuité entre l'effet de groupe et l'effet de secte.

Car ce qui distingue ces confréries où l'on accède au terme d'une initiation, c'est la nature spécifique de cet accès. Un "grand maître" de passage à la Réunion déclarait au journal télévisé : "C'est une expérience incommunicable". Un lecteur de l'Express, à propos du livre Les frères invisibles, écrit : "Quant au secret initiatique, il est évoqué dans les ouvrages vendus en librairie, mais il n'est approchable que dans le for intérieur de chacun" (les italiques sont miennes). Ce qui distingue les sectes, en effet, ce n'est pas seulement l'empire d'un gourou, l'exploitation du travail, le prélèvement sur salaire ou la réduction de la complexité du monde à un "prêt-à-penser" partagé par les adeptes. C'est aussi, précisément, cette épreuve initiatique. Toute la question est de savoir si le processus sectaire n'est pas déjà enclenché par ce sociodrame qui fait fonction de marqueur psychique et qui se révèle être à la fois un processus d'intégration et d'exclusion : qui crée des autres en plaçant l'"élu" sur autre pied. Il y aura, désormais, "eux" et "nous". Le passage de l'étudiant Max Weber dans ces Burschenschaften, corporations d'étudiants où l'affiliation constituait un ticket d'entrée aux carrières futures et où se trouvaient mêlés des rites d'inspiration maçonnique et des rites beaucoup plus archaïques, permettrait de conclure par l'affirmative. Max Weber reçut, pendant son séjour à l'université d'Heidelberg, les Schmisse, ces balafres qu'il dissimulait sous une barbe, notant qu'il avait acquis dans ces circonstances des "automatismes comportementaux dont il a eu des difficultés à se libérer". L'analyse des initiations met en évidence, en effet, le caractère presque indélébile de ces stigmates. Parmi d'autres exemples, voici ce qu'en dit un ancien ayant quitté le cénacle, auteur d'un documentaire sur la franc-maçonnerie, apostat "mais [...] fidèle à cette chose fondatrice d'une vie". "Il m'arrive, raconte-t-il, certains lundis à 18 heures – c'était l'horaire de nos réunions – de ressentir une nostalgie intense de cette odeur de plastique, de mauvaise bouffe, de ces même mots qu'on prononce que l'on soit dans un immense chagrin ou dans un grand bonheur. Cette codification toujours la même quoi qu'il arrive, toujours à la même heure, c'était un peu comme une analyse." (Le Point du 29 janvier 2004) Le parallèle dit assez bien le côté irrationnel de l'affaire – et l'on comprend que l'enquêté n'ait pas d'autre comparaison que la psychanalyse à portée d'expérience pour marquer le caractère vital de cette assuétude – mais le domaine en cause est bien celui des rites archaïques qui font office de matrices identitaires, dont les sociétés modernes et spécifiquement le droit démocratique tentent de s'émanciper. Ce phénomène est universel, sans doute, mais ce qui caractérise la démocratie, précisément, c'est son idéal d'égalité et son refus de la discrimination : son refus de reconnaître une différence ontologique entre les hommes.

Pendant la récente controverse sur le rôle supposé des loges en Grande-Bretagne (les juges britanniques doivent révéler leur éventuelle appartenance à une loge : quelques-uns le font et il n'existe pas de disposition réglementaire pour les y contraindre), un évêque anglican a eu cette remarque qui ne manque pas de sel : "Cela ne vaut vraiment pas la peine d'interdire les francs-maçons. Avec leurs rites ridicules, qui peut les prendre au sérieux ?" En effet (mais ce n'est pas ce que l'évêque voulait dire) : on peut difficilement se réclamer des Lumières et donner dans l'"incommunicable"… Une secte ? On y compte davantage de bourgeois qui ont les deux pieds sur terre (je dirais même les quatre) que d'illuminés, composition qui n'est pas sans rappeler ce trait railleur d'un critique des romans d'André Malraux :"Il met le merveilleux à la portée des notaires" (on dirait ici, en l'espèce, "le religieux"...). La question de fond, au-delà des folklores, est celle du droit. "En ce qui concerne le fait que certains juges appartiennent à des loges, je trouve ça absolument anormal", déclare à la radio (France Inter, le 7 mars 2002) un juge que les "affaires" ont mis en vedette, décrivant un "système d'entraide parallèle à la société officielle" "dangereux pour la démocratie". L'article VI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (26 août 1789) énonce que la promotion des hommes doit se faire "sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". S'il est humain de se donner une importance qu'on n'a pas (ce qui est sans conséquence : la vanité étant la chose du monde la mieux partagée), le recours supposé à des solidarités occultes, exception à l'égalité démocratique, fait évidemment question. Mais, encore une fois, imaginer une confrérie secrète d'intrigants qui, insatisfaits de la situation que leur vaut leur médiocrité individuelle, s'assemblent pour se pousser à l'université, cela s'appelle prendre l'effet (dont je ne sous-estime pas la réalité) pour la cause. Cela dispense à la fois d'avoir à réfléchir aux conditions historiques et sociales et d'avoir à peser sur les choses.

Nous avons récemment vu circuler dans nos boîtes à lettres une feuille volante anonyme portant, en gros caractères, cette citation (approximative) de Fénelon : "La patrie du cochon est là partout où il y a des glands" [sic pour : "du gland" – cette citation est extraite du Dialogue des morts - 1715]. Je ne sais quels "glands" visait cette référence cultivée, mais il serait certainement excessif, et j'ai peut-être alimenté cet excès, d'incriminer ceux qui se sont tenus à l'écart : le métier d'enseignant-chercheur est tout sauf "politique" et l'"engagement" dont j'ai fait preuve est circonstanciel. Comme les pays heureux, l'universitaire ordinaire n'a pas d'histoire. Il glisse, sans vagues, de l'amont à l'aval de la carrière, franchissant au fur et à mesure de sa descente du fleuve de la vie les écluses ascendantes de la notabilité et les échelons de la grille des salaires. Alors ? Ces prises de position n'ont-elles pas nui à l'institution à laquelle j'appartiens ? Il est sûr que, statistiquement au moins, j'ai eu tort et, comme je l'ai noté en préambule, ayant davantage dérangé que mobilisé, je n'ai strictement rien empêché des plans dont je voyais ou prévoyais la mise en œuvre. Ai-je manqué à la charité chrétienne – ou bien ai-je fait ce à quoi oblige l'appartenance à la communauté scientifique et à ma propre discipline ? C'est la répétition ou l'addition d'actes congruents qui manifestent une nécessité (ou un destin) en développement, et c'est cette nécessité qui fait sens. Dès qu'on voit le sens, l'acteur et l'acte deviennent transparents et passent à l'arrière-plan. Il n'y a science que du général et d'existence que du particulier, dit l'adage aristotélicien. Ce souci du général tire cette chronique, je l'espère, de la poix (de la poisse) qui lui a donné lieu... J'aurais préféré être le Joinville (!) d'autres hiérarques et d'une autre "hiérarchie". Un collègue à qui j'ai fait lire cette présentation a jugé que je m'étais "donné beaucoup de mal pour trouver des excuses à d'authentiques crapules". Oui et non. Oui, mes explications sont, sans doute, trop souvent "laborieuses" et ont aussi pour objet de couvrir la crudité des situations – et mon propre dénuement ; oui, j'ai cherché, sans qualifier l'évidence, le sens générique derrière les actes individuels ; non, car je suis convaincu qu'on ne peut comprendre qu'à la condition de prendre du recul, sans oblitérer ni exagérer le trait. Rien n'est laid si l'on trouve l'essence, si l'on comprend ce qui tient l'homme debout, disait le philosophe Alain. En l'espèce, j'y ai insisté, c'est la structure et ce sont les rôles qui doivent retenir l'attention, les personnes, enfantées (et largement exonérées) par le scénario, ne faisant souvent que remplir l'habit – même s'il faut bien reconnaître que certaines interprétations resteront inégalées... La Départementalisation des anciennes colonies de peuplement a ainsi engendré un certain nombre de spécificités dont on ne peut faire l'économie quand on cherche à comprendre le présent. Des institutions à l'identique, nécessairement, à celle de la métropole ; un personnel, nécessairement importé (dans un premier temps au moins), pour en assurer le fonctionnement ; un cadre administratif qui associe des métropolitains qui ne sont pas tous des premiers de la classe (en vertu du déterminisme sociologique et économique qui rend compte de la carrière dans les DOM) et des locaux qui aspirent (légitimement) à occuper les postes (les "instructeurs" étant, le plus souvent, eux, des "fonctionnaires de passage", selon une expression des Leblond qui a fait florès : ils regagnent la métropole ou sont soumis à la règle de la rotation – pour les hauts fonctionnaires et les membres de certains corps) ; un mariage de nécessité, par conséquent, souvent conflictuel et parfois complice (complice, quand le principe de réalité fait défaut ; conflictuel, quand la loi interdit une "entente" des parties), entre une compétence qui se justifie de son importation (quoi qu'il en soit) et une légitimité qui se réclame du droit au sol. [Je me permets de renvoyer, ici, à un passage de "Vingt ans après" (doc) : "Le Mémorial de la Réunion, édité en 1979, diagnostique : "L’augmentation du nombre des fonctionnaires métropolitains, et le système départemental qui les fait “tourner” au bout de quelques années aura des conséquences psychologiques assez malheureuses : les Réunionnais n’accepteront pas toujours très bien ces “z’oreils” dont la qualité professionnelle n’est pas toujours des meilleures, et qui se trouvent promus à des fonctions dépassant parfois leurs compétences (...) Comme en outre leurs salaires et conditions matérielles en général sont meilleures que ceux de leurs homologues du pays, cette situation portera en germe des conflits sociaux futurs". Car, malgré l’environnement républicain, supposé administrer l’égalité des chances, Noirs et Blancs, Réunionnais et Zoreils continuent une confrontation, sourde ou publique, nourrie par un sentiment élémentaire de souveraineté déniée et un racisme diffus. "Il y a de l’indécence, pouvait-on lire dans Témoignages du 2 août 1960 (c’est l’époque où l’on organise le départ de travailleurs réunionnais vers la métropole), au moment où les métropolitains envahissent notre pays, en touchant des sommes scandaleuses, pour y occuper tous les postes, y compris ceux d’exécution, à préconiser l’exportation des Réunionnais devenus en somme indésirables dans leur pays..."] Tout ces facteurs expliquent, sans autre forme de procès et sans qu'il soit besoin d'accuser, que l'université de la Réunion, comme le couteau sans lame de Georg Christoph Lichtenberg (qui, pour mémoire, est aussi dépourvu de manche), soit, pour le moins – l'échololalie des discours et l'échopraxie des poses ne devant pas faire illusion –, une exception taxinomique et qu'aient pu y prospérer, naturellement et nécessairement, les pratiques ici décrites.

Je rappellerai, pour conclure ces éléments d'analyse dans le souci du présent immédiat, ce qui me paraît être la principale contradiction de l'université de la Réunion : on ne peut à la fois et avec les mêmes moyens servir les fins de la formation permanente et celles de la recherche scientifique, corriger les injustices de l'histoire et promouvoir la production universitaire, faire de la recherche et de la politique. Que la situation de l'éducation à la Réunion soit particulièrement critique (je la résumerai d'une déclaration faite au Sénat par un élu réunionnais, en mai 2003 : "Il y a [à la Réunion] 300 000 personnes [sur 650 000 habitants] relevant de la CMU, 100 000 chômeurs, 100 000 illettrés, 67 000 foyers, soit 165 000 personnes, au RMI"), c'est une douloureuse réalité que la magie du verbe n'efface pas. Avoir créé "trente D.U.", comme s'en flatte un président, cela caresse sans doute les politiques dans le sens de l'électorat, mais ne crée ni savoir ni emploi. Le souci de l'image n'affecte en rien la réalité. La science et la politique sont d'évidence deux activités aux antipodes l'une de l'autre. Le politique fait comme si et essaie de faire accroire, le scientifique, lui, ne peut pas se satisfaire d'apparences. L'aventure de la science, c'est justement l'histoire, par-delà les siècles et les frontières, de cette communauté d'hommes qui se soumettent à la loi du réel et se donnent pour règle de ne pas prendre leurs désirs pour la réalité. Croire qu'on peut "faire l'universitaire" et se soustraire à l'éthique de la science est une illusion. Donner la priorité à la formation permanente, c'est condamner les meilleurs des étudiants réunionnais à s'expatrier – ce qu'ils font déjà, certes – et cela revient à écrire LEP au fronton de l'université de la Réunion (et signifier l'impasse par ce sigle, hélas, synonyme d'échec : 64 cas de grossesse précoce en une année scolaire au lycée professionnel de Vue Belle...) ou à transformer celle-ci en une sorte de garderie sociale. Les jeunes Réunionnais méritent évidemment les mêmes formateurs et les mêmes diplômes que les étudiants métropolitains, et non pas des simulacres et des feuilles de tôle. Le bilan “décevant” visé par la remontrance ministérielle s'explique aussi par cette confusion.

Envoi : un Doctorat honoris coco causa

J'espère ne pas avoir été trop pesant – ni trop partial – dans cette présentation où j'ai quelque peu mélangé les genres. La réalité dépassant souvent l'imagination, celle-ci me fournit le bouquet final approprié, une apothéose digne de l'Ubu colonial (1900) d'Ambroise Vollard, auteur réunionnais, plus connu en tant que collectionneur et marchand d'art (à qui le musée Léon Dierx doit beaucoup). Lors de la célébration du cent cinquantième anniversaire de l'abolition, j'ai eu la visite, dans la salle de lecture de la bibliothèque, du conservateur : les Services centraux de l'université lui ont demandé de réunir des informations sur le Doctorat honoris causa, et il peine à trouver les documents pertinents. J'ai immédiatement compris ce qui avait germé dans l'esprit fécond de nos notables de comédie, dont le génie pour la parade est sans bornes. Et imaginé le pire. Le pire est advenu. L'université de la Réunion aura bientôt vingt ans, en effet, et quoi qu'il en soit des évaluations officielles (et officieuses), il faut fêter cela avec panache… Quiconque a quelque teinture de culture générale sait que le doctorat honoris causa est un titre honorifique, comme son nom l'indique, décerné à d'éminentes personnalités, n'appartenant généralement pas au monde universitaire, par les plus vénérables et les plus prestigieuses universités : Oxford, la Sorbonne, Florence, Barcelone… Je me suis donc demandé qui allait être la première victime de ce doctorat honoris coco causa. J'avais assez bien vu. Au pluriel près…



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