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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

IV - 17.3 Trois expressions de l'antisémitisme


L’histoire permet de distinguer trois formes d’antisémitisme.

1 - Un antisémitisme qu’on pourrait dire de tradition. Il correspond à une situation de minorité politique et de ségrégation religieuse et sociale du juif. C’est la situation des juifs marocains, par exemple, tels que les décrit, de manière incidente, Charles de Foucauld. En 1884, Foucauld entreprend une “Reconnaissance au Maroc” sous un déguisement de rabbin. Il s’explique ainsi sur cet appareil : “Je jetai les yeux sur le costume israélite. Il me sembla que ce dernier en m’abaissant me ferait passer plus inaperçu [que le costume musulman adopté par Gaspard Mollien ou René Caillié, par exemple], me donnerait plus de liberté” (1888, 1939 : 25). Accompagné d’un authentique rabbin, Mardochée Abi Serour, il parcourt le Maroc du Rif au Sahara, expédition qui lui vaudra la médaille d’or de la Société de Géographie de Paris, en 1885. Attentive à la topographie ainsi qu’à la géographie humaine et linguistique du Maroc, la Reconnaissance montre une sorte d’indifférence entomologique à l’endroit de ces juifs dont Foucauld partagera pourtant l’hospitalité, relevant au passage leur “laideur” et leur “décrépitude”. À partir des notes de Foucauld, on pourrait définir comme suit la situation des juifs marocains parmi les musulmans.

Un statut juridique hasardeux : le juif est protégé par sa faiblesse. Assailli par des pillards, le rabbin Mardochée délibère : “Juif, on lui prendrait tout, mais peut-être lui laisserait-on la vie, n’ayant pas de vengeance à redouter de lui” (45). “Étrange maison que l’hôtel où nous sommes, s’étonne Foucauld. J’ai eu un moment de surprise en m’entendant tutoyer par le valet ; en Algérie, on tutoie les juifs” (11). À Chechaouen, dans le Rif, il constate : “Même les Juifs, qu’on tolère, sont soumis aux plus mauvais traitements ; parqués dans leur mellah, ils ne peuvent en sortir sans être assaillis à coups de pierres : sur tout le territoire des Akhmâs, auxquels appartient la ville, personne ne passa près de moi sans me saluer d’un : “‘Que Dieu fasse brûler éternellement le père qui t’a engendré Juif !’ ou de quelque autre injure analogue” (65). Religieusement impur : “les immenses détours qu’on me faisait faire à travers champs chaque fois qu’on approchait d’un lieu vénéré, de peur de le souiller par la présence d’un Juif” en témoignent (67). Spécialisé dans le commerce et l’usure : “On dit : “marchander comme un Juif” (286). “Le quaid protège le Juif, qui le soudoie” (104). Ainsi celui-ci peut-il se livrer au prêt à intérêt aux taux suivants : l2 %, si l’emprunteur est un coreligionnaire solvable, 30 % si sa solvabilité est moins assurée ; 30 % si l’emprunteur est un musulman solvable, 60 %, avec gage, s’il s’agit d’un musulman dont la solvabilité n’est pas avérée (82). La nature des Juifs ? “Ils accomplissent scrupuleusement leurs devoirs envers Dieu et se dédommagent sur les créatures” (73). Un marabout de Hou el Djac qui a deviné le déguisement de Foucauld lui adresse cette recommandation : “Que je prenne garde aux Juifs ! ce sont des gens sans foi, des coquins dont il faut se défier sans cesse ; ceux d’ ici sont venus dès le lendemain de mon entrée lui rapporter que je m’occupais d’astronomie et qu’ils me croyaient chrétien” (133). Quant aux relations avec son guide rabbin, Foucauld explique, dans une préface qui n’était pas destinée à la publication, que ce sont deux clauses du contrat d’engagement de Mardochée, inspirées, rapporte-t-il, par la connaissance que le conservateur de la bibliothèque d’Alger [Henri Mac Carthy] avait des juifs algériens, qui “sauvèrent le succès de [son] voyage et probablement [sa] vie”. “Que de fois Mardochée voulut me laisser et que de fois les conditions souscrites [obligation de laisser sa famille à Alger ; paiement du salaire soumis à la pleine exécution du contrat] le retinrent seules” (52).

“Partout et toujours”, écrit Ibn Khaldûn dans son Histoire Universelle, on “décrit les Juifs avec le caractère mauvais”, “avec cette dissimulation et cette fourberie qu’on appelle khurj en termes techniques”. Mais là n’est pas leur nature : “C’est ce qui se produit pour un peuple soumis au joug de la tyrannie et qui, à travers elle, apprend à connaître l’injustice. Qu’on observe le comportement de quelqu’un qui n’est pas le maître de ses propres affaires, et l’on reconnaîtra le bien-fondé de mes dires”. C’est la réponse à la juridiction de l’arbitraire. “Élever des étudiants, des esclaves ou des domestiques avec injustice et brutalité, c’est les accabler, les opprimer, les rendre faibles, paresseux, portés au mensonge et à l’hypocrisie. De peur d’être châtiés (s’ils disent la vérité), ils pensent d’une façon et se conduisent d’une autre. Ces vices deviennent une seconde nature [...]. Ils s’arrêtent donc en-deça de leurs possibilités et n’arrivent pas au terme de la nature humaine. Finalement, ils reculent pour devenir les derniers des derniers.”

Protégé, façonné et proverbial par ce renoncement à la souveraineté qui l’excepte des autres hommes, le juif assume une fonction sociale et religieuse dans la définition et la réfection des ordres. Bouc émissaire idéal et idéal suppôt du mal en raison de cette soumission, le peuple déicide supporte, chez les chrétiens, l’impureté du prêt à intérêt. Pratiqué par un chrétien, le crime d’usure se dit “judaïser” : “Bernard de Clairvaux se demandait si les prêteurs chrétiens ne devaient pas être appelés juifs baptisés plutôt que chrétiens, et pour dire que les prêteurs chrétiens étaient plus durs que les prêteurs juifs, il déclara qu’ils ‘judaïsaient’ pire que les juifs” (Migne, Patrologia latina, t. CLXXXVII, col. 158). Si l’usurier chrétien est, en réalité, un apostat “converti” au judaïsme, c’est qu’il est dans la nature de l’être juif de pratiquer l’usure. - Alors que commerce et banque sont évidemment ici des indices d’extranéité.

2 - Une deuxième forme d’antisémitisme - symbolisée par l’affaire Dreyfus - correspond à une situation d’égalité politique. Cet antisémitisme vise le juif assimilé avant le juif traditionnel. Invisible et supposé omniprésent, l’égalité est censée lui permettre de déployer cet art de l’occulte qu’est le maniement de l’argent. Il paraîtrait, en effet, une harmonie préétablie entre la constitution bourgeoise et le trafic qui spécialise traditionnellement le juif, au point que Marx, retrouvant les mots de Bernard de Clairvaux pourra écrire que ce sont les “chrétiens [qui] sont devenus juifs”. Mouvement de la valeur d’échange personnifié, sans patrie ni raison que l’argent, le juif serait le capitaliste par excellence.

“Il n’y a pas, dans les douze cents pages de la France juive, écrit Edouard Drumont dans La France juive devant l’opinion, un outrage à un rabbin, une raillerie même inoffensive contre des croyances dont je ne parle qu’avec infiniment de circonspection” (23-24). “La question antisémitique a constamment été ce qu’elle est aujourd’hui, une question économique et une question de race” (27). “C’est une objection puérile que de répondre que tous les financiers, tous les écumeurs de Bourse ne sont pas juifs. J’en tombe d’accord. J’ajoute même que les Judaïsants, comme le comprenait très bien l’Espagne, les affiliés au système juif sont plus âpres encore et moins scrupuleux, s’il est possible, que les Juifs. Le Juif préfère écorcher sans faire crier [...] Les idées juives entrant dans une conscience de Chrétien y produisent au contraire une perversion du sens moral complète. Certains financiers, qui ont des maisons dans tous les quartiers de la capitale et un oratoire devant leurs châteaux des environs de Paris, dépassent vis-à-vis de leurs locataires pauvres la rapacité de Shylock. Je sais d’eux des traits incroyables. Ce qui est certain c’est que le système est juif, c’est que la civilisation juive a remplacé la civilisation chrétienne.” (126, les italiques sont nôtres)

Cet antisémitisme passionnel, pulsionnel et populaire, qui impute au juif une malfaisance puisée dans la tradition, alors que les conditions de son activité le font solidaire du “progrès”, est neutralisé par le développement d’une société civile qui a l’égalité juridique pour fondement. Il est résiduel, archaïque, encore rituel. Motivé par un réflexe de souveraineté - ou argumenté comme tel - il entend faire porter au juif la responsabilité du mal réel. Ses analyses procèdent de motions de défense et se vérifient dans des mécanismes collectifs de réassurance. La fonction religieuse du mal, c’est de donner à ce qui fait objectivement échec à l’homme la forme de ses aversions naturelles, de satisfaire son besoin d'abjection sur ce qui lui est contraire et de lui permettre de retrouver la clarté et la maîtrise de sa propre forme. Le mal démontre et purifie : “Sans cette providence de l’anti-sémitisme, écrivait Charles Maurras, tout paraît impossible. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit, se simplifie”. Convecteur et convertisseur de l’impureté - changeur, entremetteur, trafiquant - le juif est le paria de la société traditionnelle. Par suite d’un renversement historique - qui n’est, objectivement, qu’une évolution économique - celui-là même qui, en raison de son infériorité, de son impureté, de son caractère d’étranger absolu, assumait la part maudite de l’économie et de la capitalisation serait devenu le roi du monde : le maniement de l’argent constituant le fondement de la légitimité moderne, le juif, atavisme ou spécialisation, serait en mesure d’exproprier l’autochtone. Ce renversement serait insignifiant et n’aurait que les conséquences “banales” des évolutions si l’histoire n’était qu’histoire économique. Mais l’homme n’est pas fait que de raison - il n’est même pas fait que d’intérêt. L’enchaînement des causes qui ont préparé le génocide juif et la destruction sans retour de la civilisation juive d’Europe centrale a pour premier principe une représentation : l’oppression moderne imputée, non au réel, mais à un symbole qui démontre la perversion de sa loi. Un trait constant de ce socialisme symbolique qu’est l’antisémitisme, c’est d’identifier le capitaliste (le ploutocrate) et le juif. Une ironie tragique de l’histoire donne forme à cette croyance et désigne le juif, fonctionnaire de la part maudite (Bernard de Clairvaux), agent de l’échange (de Jaucourt, dans l’Encyclopédie : “Ils sont devenus des instruments par le moyen desquels les nations les plus éloignées peuvent [...] correspondre ensemble. Il en est d’eux comme des chevilles et des clous qu’on emploie dans un grand édifice, et qui sont nécessaires pour en joindre toutes les parties”), maintenant répandu dans le monde à la faveur de la loi démocratique (Drumont), figure du mal naturel, comme la cause du mal réel.

3 - L’antisémitisme nazi n’est pas rituel, mais réel. Il ne se satisfait pas de haine symbolique, du théâtre de la culpabilité et de l’exécration dont l’exercice met provisoirement fin à la crise. Il est froid et calculateur. Il est la réalisation systématique et dépassionnée d’une rancœur meurtrière. Dans la situation traditionnelle, la haine antisémite est associée au syndrome de l’impureté ; dans la situation moderne, cette impureté est associée à une crise de souveraineté profane. L’holocauste paraît être en continuité avec l’antisémitisme concurrentiel et réaliser la menace brandie : “Mort aux juifs ! ”. Mais si, en effet, l’antisémitisme nazi est bien d’abord, lui aussi, spectaculaire, après cette phase démonstrative, il est, au contraire, éteint et secret. D’où vient cette transformation ? L’emphase antisémite a un caractère de menace rituelle. Elle se gonfle de clameurs comminatoires ; elle affiche les signes d’une agressivité qui ne va pas sans débordements, mais dont le propos est d’abord rituel, d’intimidation et de décharge. Emile Zola, interrogé en l897 : “Ce doit être plutôt décourageant pour Drumont et toute son école de voir qu’après tous leurs efforts pour exciter la populace contre les Juifs aucune vitre d’aucun Juif en France n’a été brisée. Voilà pourquoi je dis que ce mouvement antisémite en France est un mouvement imbécile, imbécile parce qu’impuissant” (les italiques sont nôtres). Cette ostentation est à effet interne, mais elle s’adresse aussi à quelqu’un : elle appelle soumission ou fuite. Dans le cas de figure traditionnel d’un ennemi rituel qui n’est pas un ennemi, qui est déjà soumis qui est sans armes et qui ne peut fuir, il n’est de réponse adéquate qu’en plus de soumission. Le juif oppose à la violence une passivité qui démontre à son agresseur le bien-fondé de sa haine, mais qui le désarme. Il se relève quand la fièvre cyclique du pogrome est retombée. Or, voici que cet ennemi rituel devient d’autant plus formidable qu’il échappe, à la faveur de l’égalité juridique, à l’identification et à la prise, et qu’il entre, en effet, en concurrence avec les “nationaux”. Le juif qui répond “convenablement”, rituellement, à l’antisémitisme, c’est le juif du ghetto, le juif religieux. Mais comme la réponse du juif assimilé est déplacée devant l’attaque de l’antisémite moderne !

“Depuis cent ans, écrit Edouard Drumont dans la France juive devant l’opinion, les juifs nous offrent une représentation permanente du Sourd ou de l’Auberge pleine.
Un voyageur arrive, demande une chambre.
- Nous n’en avons pas.
- Que vous êtes aimable ! J’avais réellement bien besoin de repos.
Il se dirige alors vers la meilleure chambre de l’hôtel.
- Mais je vous dis que c’est loué !
- Ne vous donnez pas la peine de me conduire ; je trouverai tout seul !
Le voilà qui se déshabille imperturbablement malgré les cris de l’hôtelier.
- Mais, monsieur, je vous répète que cette chambre n’est pas libre.
- Merci mille fois de votre sollicitude ; je suis fort bien et je crois que je ferai une bonne nuit.
Impossible de se faire comprendre de ce faux sourd résolu à ne rien entendre et qui finit par s’installer dans le lit d’autrui.
Israël s’amuse ainsi à jouer avec nous aux propos interrompus.
- Comment se fait-il qu’en quelques années la fortune presque entière de la France se soit centralisée entre quelques mains juives ?
- Quoi ! malheureux ! vous voudriez, au nom des préjugés d’un autre âge, nous empêcher d’adorer le Dieu de Jacob, de célébrer Yom-Kippour et Peçah ?
- Vous vous êtes abattus comme une pluie de sauterelles sur cet infortuné pays. Vous l’avez ruiné, saigné, réduit à la misère, vous avez organisé la plus effroyable exploitation financière que jamais le monde ait contemplée.
- C’est la fête de Soucoth qui vous gêne ? Soucoth, la poétique fête des feuillages. Allons donc, soyez de votre temps, laissez à chacun la liberté de conscience.
- Les Juifs allemands que vous avez trouvé le moyen d’introduire dans tous les emplois, dans les ministères, dans les préfectures, au conseil d’État sont d’impitoyables persécuteurs ; ils vilipendent tout ce que nos pères ont respecté, ils jettent nos crucifix dans des tombereaux à ordures, ils s’attaquent à nos héroïques Soeurs de charité!…
- Les principes de tolérance proclamés par 1789 ! il n’y a que ça !” (24-25)

Ce dialogue de sourds, supposé illustrer la duplicité juive, marque un caractère spécifique de l’antisémitisme moderne. Ce n’est plus le “juif avéré” (Drumont) - ce plaisant archaïsme - qui fait principalement l’objet de la haine raciale, mais le juif assimilé, invisible, protégé par le droit et qui s’épanouit si parfaitement dans le monde moderne qu’on pourrait croire celui-ci converti à sa loi. Le raisonnement “populaire” comprend ce succès - le succès de quelques noms emblématiques - comme l’effet de solidarités occultes. Dans la maxime juive de l’assimilation : “Sois un juif au-dedans et un homme au-dehors” (Moïse Mendelssohn), l’antisémite entend que le juif moderne veut tirer parti de la société civile tout en continuant d’appartenir à une nation dans la nation à laquelle il réserve sa véritable dévotion. Cette solidarité secrète alimente la thèse multiforme du “complot” ou de la “mafia juive” et la tradition, avec sa théorie de la contamination des ordres, donne du crédit à cette imputation. La prospérité du juif dans le monde moderne démontrerait l’échec du principe égalitaire qui justifiait l’émancipation : “Il faut refuser tout aux juifs comme nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux juifs comme individus” (Stanislas de Clermont-Tonnerre). L’homme au double langage de Drumont est un homme à la double appartenance. Vous ne savez pas qu’il est juif, mais lui, le sait : “Sois un juif au-dedans et un homme au-dehors”... Le caractère de solidarité, de fermeture afférent au complexe de “peuple élu” ne laisserait pas de développer ses effets dans la société qui entend récuser les solidarités naturelles.

Le droit, tel que l’entend Drumont, opère une distinction stratégique entre la “Possession” et la “Propriété”, distinction qui a pour objet de prévenir la “centralisation” de la “fortune presque entière de la France” “en quelques mains juives” (Drumont ne dit pas que tous les juifs sont des exploiteurs, mais que quelques-uns d’entre eux ont “saigné” la France, ce qui suffit à son propos) ou d’en corriger la monstruosité (vide supra : chapitre 16).

Dans le système égalitaire, l’argent fait loi et l’appropriation est sans réserve ni contrepartie. Le fantasme du “complot international” qui se soutient de cette dépossession de l’élémentaire ne peut prendre corps qu’à deux conditions : il faut que le juif puisse être identifié à l’oppression moderne (“la plus effroyable exploitation financière”, “cet infortuné pays [...] saigné, réduit à la misère”) et qu’il soit devenu à la fois invisible et insaisissable, libéré de ses marques distinctives et protégé par l’égalité juridique (“Soyez de votre temps !”). Dans le dialogue imaginaire de Drumont, l’accusé laisse à l’antisémite, comme une dépouille qu’il n’habite plus, le folklore de sa religion, alors que celle-ci, théorie de son appartenance, trouverait dans le monde marchand sa réalisation profane.

“Socialisme des imbéciles” ? Mais le socialisme “scientifique” n’est pas moins erroné dans son diagnostic de l’antisémitisme que celui-ci dans son diagnostic de l’oppression. (“La question juive n’existe pas, pourra ainsi dire Axelrod, par exemple, ce qui existe est la seule question de la libération des masses ouvrières de toutes les nations, la juive comprise”). Que veut l’antisémite ? Des boucs émissaires, la “tête” de Dreyfus, un droit pérégrin, des réponses à la fois réelles et symboliques à ses imprécations ; que les juifs cessent d’habiter “les maisons de devant” par exemple, quand les nationaux sont relégués “dans les cours, là où il y avait les W. C.” (dans Shoah, de Claude Lanzmann). Certitude du juif assimilé, confiant dans le système qui l’a libéré, qui sait l’erreur de l’antisémite et qui ne peut croire au sérieux de ce fanatisme d’un autre âge. Certitude de l’antisémite, qui sait que la réponse du juif à son attaque : “Je suis comme tout le monde”, est la preuve superfétatoire de sa duplicité. Alors qu’un leitmotiv de l’antisémitisme traditionnel était : “Le mal m’oppresse, donc le juif est coupable”, l’antisémitisme de concurrence fonde sa violence ou sa complicité sur l’incapacité à faire jouer les clauses de la dominance naturelle. Il n’est plus question d’impureté ou de crimes religieux - d’un mal auquel personne ne croit plus - mais d’une perte de sûreté dont l’analyse requiert, sur le mode profane, un “face à face” sans médiation avec la matérialité et qui est ici interprétée en termes symboliques, selon cette religion naturelle de l’habiter qui subordonne le droit de propriété et la souveraineté à l’appartenance territoriale. Le mal est passé sans reste dans le siècle et pourtant son traitement ne cesse de relever d’une logique rituelle. Mais comment le moderne pourrait-il se rendre à une menace rituelle qui n’a aucun sens dans un système qui égalise les hommes et dans lequel le mal ne peut avoir forme humaine ? où l’inégalité serait davantage qu’une injustice : une aberration ? Le caractère dramatique de ce malentendu n’échappe pas à Drumont. Il note en 1890 : “Quand les Juifs étaient tout-puissants et que personne n’osait les attaquer, je leur ai parlé comme on parle à des oppresseurs implacables. Aujourd’hui je leur parle avec une sorte de douceur et de pitié comme on parle à des condamnés” (La dernière bataille : XIX). Interrogé au moment de l’affaire Dreyfus par la Review of Reviews (23 janvier l898), il déclare : “Les Juifs sont étrangement aveugles quant aux réalités de leur propre situation sociale et politique [...] Jamais cette cécité mentale n’a été plus évidente que maintenant. [...] Rien ne semble leur ouvrir les yeux sur le danger qui menace leur propre race”. “Quoi que vous disiez, insiste-t-il en raccompagnant le journaliste, n’oubliez pas de mettre l’accent sur la cécité des juifs dans cette crise, c’est l’élément le plus dramatique de la situation. C’est presque pathétique.”

Pour tenter d’approcher comment s’est nouée la tragédie, comment “le cri du passé” a pu devenir “aussi le cri de l’avenir” (Drumont dans la Libre Parole du 22 janvier 1898), il faut en appeler, croyons-nous, à l’éthotype territorial en vertu duquel, avant même l’ère nazie, comme Kafka l’avait vu à travers le prisme de sa névrose, le peuple juif était déjà condamné devant le tribunal des nations, mais aussi aux conditions qui exécutent la sentence, qui prennent au mot la clameur des antisémites proclamés et donnent corps aux retenta des braves gens. Le principe serait celui de la souveraineté élémentaire qui veut un étranger soumis et non un étranger dominant, un autre visible et non répandu dans l’identité ; les conditions, celles de réactions en chaîne qui propagent la folie meurtrière après avoir fait sauter toutes les inhibitions morales, une superposition de la logique matérielle et de la logique rituelle. “Un jour, note Chaïm Kaplan dans son Journal de Varsovie, la morale chrétienne envahit la vie publique. Alors le malheur descendit sur nous.” C’est dire, dans les mots de l’assiégé, qu’il n’est plus un seul espace de liberté dans un monde pourtant indifférent à la différence, voué à la rationalité industrielle, quand la morale s’en saisit. Morale totalitaire qui prétend épuiser la forme humaine et ne croit plus au mal. Quand la religion profane accomplit ses fins, cesse la dialectique du bien et du mal qui alimente la logique rituelle. La suppression d’une différence en elle-même insignifiante relève d’une simple mesure d’hygiène publique. Alors que la barbarie qui investit l’homme dépossédé de lui-même se vide ordinairement dans l’impulsion des emportements collectifs, pourquoi cet enchaînement implacable et inouï, cette guerre absolue faite à un peuple sans armée et sans territoire, ce déchaînement de raisons et de moyens, cette exhaustivité dans la volonté d’extermination ? Parce que le mal, peut-être, refuse de jouer sa partie et que la non-réponse - l’impossible réponse - à la menace rituelle est interprétée comme une réponse provocante. L’évolution de l’antisémitisme populaire (façon Drumont) à l’antisémitisme qui planifie la “solution finale” correspond à la réquisition de la technique pour solder le problème du mal, à la superposition du rituel et du matériel. Jusqu’en 1942, les nazis n’ont fait qu’emprunter au répertoire législatif millénaire de l’antisémitisme. Comprendre comment ils ont pu s’affranchir de toutes les inhibitions spécifiques et de tous les codes de l’humanité, tel est l'impensé et l’impensable. Alors que l’antisémitisme populaire est essentiellement de ségrégation et d’imprécation, nous l’avons rappelé, il parque, méprise et tolère le juif, l’antisémitisme nazi, à partir de 1942, est gouverné par la loi du secret et la mise en œuvre de la solution finale. La transformation de la menace rituelle en agression - qui à trait, classiquement, à la notion de territoire - répond à une intention supposée agressive et meurtrière, c’est une rétorsion. La violence rituelle est large, aveugle dit-on, et se satisfait autant de signes que de coups. La violence calculée est précise ; patiente, contrôlée, dénuée de passion. Trop sérieuse et méthodique pour être véritablement violente. Quand les lois et les inhibitions du langage rituel contiennent l’homme dans un éthos donné, la modernité, caractérisée par les moyens physiques et psychiques d’effacement de la forme humaine (mort à distance, mort administrative, raciologie…) lui donne la liberté de quitter sa loi spécifique et de se livrer à une barbarie qu’on ne peut même pas dire animale, puisqu’elle s’affranchit des lois de l’espèce. Le nazisme est cette idolâtrie raciale qui autorise le “surhomme” à se soustraire aux lois de la reconnaissance et qui lui donne les moyens d’anéantir toutes les formes de l’“infériorité” (toute altération et toute altérité). Paradoxe d’un mal qui n’est plus nécessaire à la définition du bien. Que dit, en effet, “solution finale” ? Résolution, apurement définitif de la dette d’humanité. “Aux yeux des conquérants, écrit Chaïm Kaplan, nous n’appartenons pas à l’espèce humaine”. La monstruosité froide de la “solution finale” entend débarrasser le “surhomme” de ce mélange d’horreur et de fascination qui caractérise la relation que le sujet rituel entretient avec le mal et lui rendre la pureté originelle d’un pouvoir sans reste.



Pour décrire une modalité, sinon la logique, ou la nécessité, de cette rupture, on peut prendre en considération une règle du registre primordial de la communication sociale - tout en accordant que l’appui des observations sollicitées paraîtra de bien peu pour mesurer la drame en cause - par le détour d’études menées sur la communication non-verbale. On posera par hypothèse que certains moyens d’expression fondamentaux - qu’on retrouve parfois trait pour trait chez le petit enfant et chez l’adulte - peuvent être valablement analysés par les méthodes de l’investigation empirique. Quand il résulte de protocoles d’observation rigoureux, d’études en vraie grandeur et sur de longues périodes dans un champ strictement défini, le savoir éthologique peut faire figure, pour reprendre une célèbre sentence, de “jeune homme sain au milieu de vieillards ivres parlant à l’aventure”. Une valeur subsidiaire des acquis de l’éthologie humaine est d’ailleurs de montrer, indépendamment de conclusions rustiques dont on peut contester la généralisation, qu’il existe des lois de la nature humaine. Les observations auxquelles on fait référence ici montrent, par exemple, que les enfants disposent d’un répertoire significatif - prélinguistique - qui leur permet de faire société avec l’entourage. L’analyse des conflits d’appropriation met ainsi en évidence l’émission de messages concernant les dispositions psycho-affectives dont le jeu commande la résolution ou l’exacerbation des antagonismes. Ces messages consistent en gestes, postures, vocalisations ritualisés. Apparaissant spontanément entre dix et quinze mois comme l’expression d’états psycho-affectifs particuliers, ces gestes, postures, vocalisations se chargent d’une valeur d’avertissement entre douze et vingt-quatre mois. Signaux spécifiques de l’organisation sociale élémentaire, opératoires dans la répartition de l’espace, l’appropriation des objets, l’établissement, le renforcement ou la dissolution des liens, ils constituent le registre primordial de la communication. Concernant l’opposition de la menace et de l’agression, Montagner (1978 : 101) note : “Lorsque les “leaders” ont une attitude menaçante, ils l’expriment le plus souvent par une séquence d’actes non ambiguë et non précédée ou non accompagnée d’une agression. La séquence menaçante (large ouverture de la bouche - émission d’une vocalisation aiguë - élévation ou projection du bras) remplit alors clairement sa fonction d’avertissement, elle ne se double que rarement d’une agression. Il s’écoule un délai entre l’expression de la menace et le passage à l’agression : tout se passe comme si le leader attendait la réponse de son camarade avant d’exprimer un autre comportement”… On peut penser que pour approcher ce qui est ici en cause, la maîtrise territoriale dans son rapport à l’identité et à l’intégrité, il faille avoir à l’esprit la matrice de cette cohérence primitive et, alors que la raison prospère dans un retrait objectivant du réel qui prépare à la maîtrise et à la communication analytique, analyser avec des concepts appropriés ce continent noir de l’émotion, qui soude et qui solidarise les corps, qui définit la forme semblable et l’identité et qui supporte les formes de l’existence collective. On se bornera à rappeler ici que l’expression vocale des émotions (le sanglot, le cri de douleur, l'éclat de rire - comme il a été rappelé au chapitre 12) n’est pas contrôlée par les structures frontales périsylviennes (gauche) du néo-cortex impliquées dans la double articulation (infra : chapitre 18), mais par des dispositifs, phylogénétiquement plus anciens, du tronc cérébral et du système limbique et que, de même que les expressions faciales ne peuvent être simulées (chapitre 9), le sentiment d’appartenance, même dans ses formes les plus “cultivées”, paraît prendre les corps en otage et échapper au contrôle de la conscience claire et de la volonté.



La doctrine nazie naît sur les débris d’un monde ruiné par la guerre et par la crise économique. L’identité humiliée, l’économie folle - l’avilissement de la monnaie, ce critérium de la réalité, atteindra des proportions inouïes : en juillet 1914, un dollar vaut 4,2 marks, le 15 novembre 1923, un dollar vaut 4 200 000 000 000,0 marks - à cette double dépossession, le nazisme répond par un nationalisme exacerbé et par une “nationalisation” de l’économie, une double réaction qui le confronte à l’énigme du peuple juif, puisqu’on a pu dire que c’est du judaïsme même que le nazisme avait tiré sa théorie du peuple élu. Si prétention concurrente il y a, il faut bien reconnaître que les ressources de l’histoire, de la philologie, de l’anthropologie raciale paraissent bien dérisoires pour démontrer l’authenticité d’une race aryenne auprès de celles qui ont permis à la “nation juive”, cette nation “idolâtre de la règle” de se conserver “éparse parmi les autres sans s’y confondre [...] malgré la haine et la persécution du genre humain”, selon la formule de Rousseau déjà partiellement citée. Alors que le peuple juif peut vivre son destin de “peuple élu” dans l’hostilité ou dans l’indifférence du peuple hôte, l’aryen prétendu est entraîné dans une dialectique de la reconnaissance et condamné à mettre fin à l’histoire. Ce modèle indépassable en authenticité et en antiquité est aussi inattaquable : on ne peut prouver à l’“élu” la vanité de sa croyance puisque celle-ci se nourrit et se fortifie de la contradiction qu’on lui porte, des démonstrations les plus accablantes, par croyance égale, par force ou par raison. Souveraineté de l’absence de souveraineté, elle est inexpugnable. Il y a bien dans la prétention d’être le “peuple élu” une provocation qui paraît contraire au dispositif qui est à son principe : “Comment ne pas se prosterner, ironise Voltaire, devant un fripier qui vous prouve que son histoire a été écrite par la Divinité elle-même, tandis que les histoires grecque et romaine ne nous ont été transmises que par des profanes ?” Mais cette assurance suréminente et dérisoire est tout endocrine. Indifférente au monde, elle tient dans la chimie cérébrale d’un mécanisme de défense - dans l’humeur de la croyance - ou dans l’humeur de l’humour, dans un fanatisme nécessairement fermé au monde puisqu’il trouve dans la négation abstraite ou dans la persécution l’aliment de sa foi. Sous le concept du triomphe du “narcissisme”, Freud expose dans le Mot d’esprit : “Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher : il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir. Ce dernier trait est la caractéristique essentielle de l’humour” (les italiques sont nôtres). L’ivresse de cette élection permet d’en supporter la preuve. Souveraineté dérisoire - sans terre et sans pouvoir, c’est tout le contraire de ce que le nazi veut être - et inappropriable à la fois : toute dérisoire soit-elle, cette souveraineté lui résiste, tout-puissant soit-il. Il ne peut ni la réduire ni la partager, puisque pour être juif, il faut être né juif. Les obstacles mis à la conversion sont justifiés par l’extrême contrainte religieuse du judaïsme (les 613 commandements), ainsi que par les obligations communautaires qu’il implique : “Le Talmud met en garde celui qui veut se convertir : être juif, c’est d’abord obéir à des lois extrêmement contraignantes. C’est une décision grave à prendre qui ne s’impose pas à tous : sans être juif on peut gagner son Paradis... Le Talmud avertit ensuite le candidat à la conversion que le peuple juif a toujours été en butte à la persécution. Car si aujourd’hui le souhait de conversion est grand et sincère, qu’en sera-t-il demain si renaissent des vagues puissantes d’antisémitisme ?...” (Le Monde du 5-6 janvier 1986). Le judaïsme disqualifie d’autant plus radicalement l’autre prétendant à l’élection qu’il ignore sa prétention. Le goy ne figure que l’extériorité neutre et silencieuse de la transcendance. Alors que cette faculté d’indifférence a permis au peuple juif de traverser le temps, le nazi aurait, au contraire, besoin de son modèle pour exister : reconnaissance ou anéantissement. Dans la passion mise à identifier le juif sous tous ses “travestissements”, il y aurait donc la reconnaissance de cette interdépendance du bien et du mal propre aux rituels de la division significative à laquelle la “solution finale” entend mettre un terme parce qu’elle est mortifère. La démence d’une vengeance sans merci contre un ennemi imaginaire et multiforme peut se fonder, en effet, sur une familiarité du mal telle que l’identité s’y perde. “Il était très difficile de séparer les juifs des autres allemands, selon Joseph Peter Stern. J’ai des amis qui ignoraient qu’ils étaient juifs jusqu’en 1922.” Le modèle du juif démoniaque, invisible et tout-puissant convient à l’homme dépossédé : il explique les maux présents et il lui permet de les conjurer. La crise - nationale, économique et politique - en ébranlant les fondements mêmes de l’identité met en évidence le péril d’une assimilation qui équivaut, dans les termes de la religion, de nouveau requise pour recouvrer le salut, à la confusion du bien et du mal. C’est, croyons-nous, par la compréhension de ces états-limites où l’identité vacille et que les mots sont impuissants à décrire qu’on peut tenter d’approcher l’incompréhensible.

Ce qui paraît en cause dans ces ruptures d’équilibre, c’est une impulsion en prise avec l’identité archaïque, requise ou provoquée quand s’éprouve une perte des constituants fondamentaux de la personne ou une incapacité à faire jouer les clauses de la dominance naturelle. Au rebours des évidences modernes, le droit au sol apparaît ici comme un droit “imprescriptible”, pour user d’une terme rituel qui permet d’inscrire les attributs de la forme humaine dans les chartes et les constitutions - et d’articuler l’archéologie avec le droit. Si imprescriptible que c’est une impulsion du corps qui est d’abord en jeu dans ces passions collectives, justiciables, pourtant, d’une analyse rationnelle si l’on veut bien considérer l’héritage phylogénétique de ce mammifère territorial qu’est l’homme. Exception à l’universel de territorialité, ce peuple sans gouvernement et sans armée - sans alliances - sans refuge ni sanctuaire au sein duquel le contraindre ou le forcer, sans engagement dans les guerres qui rythment la pulsation territoriale des nations et qui font l’histoire - sans aveu puisque sans lieu - se verra accuser, de toutes les trahisons et de tous les trafics. En mission auprès de l’armée polonaise, le capitaine de Gaulle entretient sa mère, dans une lettre du 23 mai 1919, de ces “innombrables [...] détestés à mort de toutes les classes de la société, tous enrichis par la guerre dont ils ont profité sur le dos des Russes, des Boches et des Polonais, et assez disposés à une révolution sociale où ils recueilleraient beaucoup d’argent en échange de quelques mauvais coup”... (Lettres, Notes et Carnets, 1919 - juin 1940, Plon, 1980 : 28). Ce “Boche” est d’un patriote : “l’argent à faire” suppose ici une autre dialectique, celle de la non-appartenance. Mais ce qui spécifie le nazisme, c’est l’enrôlement de la rationalité à ces fins passionnelles au point de prétendre perpétrer dans l’extermination des juifs une œuvre de raison. Dans une lettre du 16 septembre 1919 à A. Gewlich, Hitler écrivait : “L’antisémitisme en tant que mouvement politique ne doit pas être et ne peut pas être déterminé par le sentiment mais par le sens des réalités [...] L’antisémitisme qui s’exprime uniquement par les sentiments s’exprime finalement sous la forme de pogroms. L’antisémitisme rationnel, au contraire, doit conduire à une lutte planifiée et légale et à l’élimination des privilèges que les Juifs possèdent chez nous [...] Son but ultime doit être inébranlablement l’élimination pure et simple des Juifs”. S’élever du “passionnel” au “rationnel”, c’est ici, en réalité, libérer l’homme de toute dette d’humanité, c’est le soustraire à l’éthos de sa forme, aux inhibitions et aux compassions spécifiques que la morale formalise. C’est traiter un problème rituel de maîtrise territoriale avec les moyens matériels de déréalisation de l’humanité et d’anéantissement que l’on sait.

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