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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures



présentation

IV - 17.2 Aux origines de la “conscience universelle”

Aux origines de la morale moderne il y a une relation particulière au sol : le déni de souveraineté retourné en “élection”. “L’homme otage de tous les autres, écrit Emmanuel Lévinas (1976 : 186), est nécessaire aux hommes, car, sans lui, la morale ne commencerait nulle part... le Judaïsme l’a enseigné. Son exposition à la persécution n’est peut-être qu’un accomplissement de cet enseignement”. La formation, dans le “creuset de l’adversité” de ce que Max Weber nomme, dans le Judaïsme antique, un “peuple paria” se répète dans la Diaspora qui consacre cette structure d’exclusion en logeant l’homme juif dans la mouvance du corps de l’autre. Mais alors que la religion juive définit une fermeture, un conditionnement idéologique de survie (“Que la haine des nations soit très propre à assurer la conservation des Juifs [...]”, constate Spinoza dans le Tractacus, en opposant l'exemple des juifs espagnols assimilés à celui des juifs portugais exclus des privilèges), sa “généralisation” et sa propagation par des prophètes en rupture définissent une ouverture propre à réaliser le genre humain (“Il n’y a plus ni Juifs, ni Grecs...”).


“Ce mystère, c’est que les païens sont cohéritiers. C’est pourquoi, vous autrefois païens dans la chair, appelés incirconcis par ceux qu’on appelle circoncis et qui le sont dans la chair par la main de l’homme, souvenez-vous que vous étiez en ce temps-là sans Christ, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde [...] Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens du dehors ; mais des concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu.” (Éphésiens, 2, ll-l9 ; 3, 6)

La société industrielle, qui réunit les conditions objectives et subjectives d’une telle réalisation, est le théâtre d’une seconde généralisation du message moral porté par ce renoncement aux signes extérieurs de la souveraineté. Selon Elie Wiesel, l’ambition du judaïsme n’est pas de “judaïser le monde, mais de l’humaniser” (cité dans Le Monde du 5-6 janvier 1986). Ce qui spécifie l’homme juif, son histoire, sa théologie, et qui le prédispose à ce destin moral dont il va être question, c’est sa position unique parmi les nations, exception au principe de la souveraineté territoriale. Un publiciste anglais du XVIIIème siècle note, par exemple, à propos des juifs de la Jamaïque : “C’est une race errante et vagabonde qui pénètre partout où il y a des hommes”. Caractère second - de toute éternité - du “peuple otage”. L’histoire du “peuple élu” accrédite l’idée qu’il cède tout à condition qu’on lui cède l’essentiel : sa religion. Cet abandon étant le signe et le siège d’une élection théologique. Les concepts fondamentaux de la tradition juive - métaphysique de l’exil - silence de Dieu - ont été forgés quand le peuple juif était un peuple esclave et c’est dans la sujétion qu’il redéfinit idéalement son unicité. Les conditions limites de la survie - fermeture, solidarité, accoutumance à l’oppression - se révèlent des conditions optimales de durée, cette religion de l’adversité ayant permis au peuple juif de rester identique à lui-même et de traverser le temps. Au dix-neuvième siècle, l’historien allemand Gregorovius voyait dans les juifs du ghetto “les seules ruines vivantes de Rome”. Alors que l’idéal de souveraineté, gloire des peuples, est soumis aux vicissitudes, il y a dans l’absence de souveraineté un empire inaliénable, dès lors que cette absence est comprise comme un accomplissement. Cette gloire du “peuple élu” est nécessairement sans partage. Quand le christianisme veut propager les valeurs de non-souveraineté, le judaïsme est marqué par cette fermeture défensive et suspicieuse à la conversion. Or voici que, dans le champ de la moralité du monde contemporain, la passion du peuple juif prend une valeur exemplaire. Comment l’homme juif, qui était la figure de l’impureté dans la société traditionnelle a-t-il pu devenir le sujet de la moralité dans la société moderne ? Comment est-on passé d’un état de société où la négativité est déportée sur un homme rituellement voué à polariser le mal à un état de société où ce même homme est devenu extrinsèquement exemplaire de la condition de l’homme au monde, investi de la fonction d’“humaniser le monde” ?

Citons, parmi les marques d’infamie officielles infligées aux juifs, cette cérémonie au cours de laquelle un sénateur de la ville de Rome posait le pied sur le cou du représentant de la communauté venu lui verser le tribut annuel. Au début de ce siècle encore, dans plusieurs villages d’Alsace - et des scènes de cette inspiration pouvaient s’observer encore récemment en Italie méridionale - un bûcher était dressé en place publique le jour du Vendredi saint. Dans un déchaînement de sarcasmes et de quolibets, on brûlait un mannequin représentant un juif....

Dans la société traditionnelle, ainsi qu’il a été rappelé au chapitre 2, la réjection du mal (“La réjection des Juifs estoit une juste punition de leur infidélité et ingratitude” - Calvin, l’Institution de la religion chrétienne, 1536), périodique ou conjoncturelle, repose sur une dramatisation humaine : le déchet social est regardé comme une flétrissure cosmique quand la régularité est en jeu. Une des fonctions de l’autre homme est de polariser l’impureté. Une même logique du pur et de l’impur prévaut dans les religions monothéistes où l’unité cosmique est symbolisée par un dieu unique garant de la régularité. Le système des castes, spectaculairement, qui se légitime parfois dans la disqualification des premiers occupants du sol, les sociétés hiérarchisées, où la morgue aristocratique est le plus commun des ravalements anthropologiques (“la cour n’est qu’une cascade de mépris”, notait Saint-Simon), mais la grande généralité de sociétés humaines, en réalité, prospèrent sur cette économie de l’exclusion.

La réussite du royaume antemoro, dans le sud-est de Madagascar a ainsi été d’intégrer cette exclusion des “aînés de la terre” (zokin-tany) dans le système de protection féodale qu’il offrait aux autochtones. Dans cette hiérarchie, les parias d'hier (et d’aujourd’hui), les Antevolo, se révèlent être, en réalité, les premiers occupants. Les Antemoro, immigrants islamisés, s’imposent par la possession de l’écriture (Sorabe) et de rituels qui les justifient notamment, s’adjugeant le monopole de l’égorgement, à s’approprier la croupe de tout animal sacrifié. L’explication couramment reçue de l’exclusion des Antevolo est qu’un des leurs aurait copulé avec une chienne (le chien étant l’animal impur par excellence). La suprématie politique s’affiche ici comme une supériorité intellectuelle, religieuse et morale : dans le digest constitutionnel qui suit, l’Antevolo révèle son ignorance et sa stupidité en même temps que son ignominie. “Si tu oses avoir un rapport avec une chienne, dit le silamo (l’islamisé) au premier occupant, je te donne cent bœufs.” Celui-ci ayant relevé le défi, le silamo rédige, en guise de titre de propriété, une lettre en sorabe qu’il lui demande d’aller porter au roi et dont le contenu, hermétique à l’Antevolo, justifie en réalité, par la relation de cet acte infâme, la spoliation et la déchéance de son clan (Beaujard et Tsaboto, 1997 : 388 ; Champion, Raoulison, Razafindandy, “Zafimahavita, contribution à l’ethnographie d’un village du sud-est malgache : sur le choc des cultures”, à paraître).

Dans un article intitulé : “Une figure de l’abjection en Nouvelle-Bretagne : le rubbish man”, Michel Panoff (1985) analyse ainsi la position du “malheureux” chez les Maenge et expose l’utilité sociale d’hommes sans société (déracinés, réfugiés, orphelins ; marginaux, inadaptés, débiles), qui vérifient l’observation qui veut que les “malheureux soient mauvais”. Rubbish man qualifie un état social et non une fonction. Mais la déchéance fait ici du déchet humain un pôle d’attraction et de répulsion salutairement démonstratif de la vérité des valeurs. Frappé d’incapacité sociale et morale, le rubbish man n’est pas seulement un homme de rien par rapport au puissant, un zéro,

“mais un signe – par rapport au signe +. L’épithète de saleté qui le qualifie n’est pas figurée. Dans la conception autochtone, la “crasse” signifie la déperdition de substance vitale et la maladie. Les expressions de “tas d’ordures”, “face dégoûtante” qui lui sont appliquées prétendent décrire objectivement un état de fait. C’est qu’en réalité ces hommes donnent le change par une “apparence de vie et que leur nom est plutôt synonyme de “cadavre ambulant”.

“Morts en sursis”, ils représentent environ 50 % des suicidés recensés. Leur pertinence involontaire apparaît pleinement dans le rôle de boucs émissaires et de “pédagogues” que l’ingénierie sociale leur assigne.

“Une relation circulaire [se met] en place qui permet au big man de faire constater doctoralement à l’ethnographe que les malheureux n’ont, au bout du compte, que ce qu’ils méritent. Frappé d’ostracisme par la communauté d’asile, le réfugié s’habitue à son isolement et démontre ainsi qu’il est asocial par nature. Tout juste toléré à condition de se taire, il révélera par son silence qu’il est foncièrement sournois. Privé de femme, il sera soupçonné en permanence d’adultère, et de sorcellerie pour la raison qu’il lui est interdit de se mêler aux forts en gueule donc d’affronter au grand jour les autres hommes. Et il n’est jusqu’à son aspect physique qui ne plaide contre lui puisque, généralement mal nourri, il est affligé d’une maigreur et d’une mine hâve qui confirment la désertion supposée de son ‘âme’.”

Cette physique religieuse fait le personnage qui a charge d’assumer le mal indispensable à l’équilibre social. Tantôt distinct du pouvoir, quand celui-ci est exercé sans intermédiaire rituel ; tantôt formant couple avec le pouvoir rituel ; tantôt ne faisant qu’un avec le pouvoir rituel. Il peut être entretenu au cœur de la société ou déporté à ses marges. L’échange de l’impureté, réciproque ou unilatéral, apparaît comme une utilité majeure de la division sociale. S’il y a une fonction positive de l’altérité dans ce travail que l’autre assume (à son corps défendant, le plus souvent), d’assainir la vie de la collectivité, qu’advient-il dans la société égalitaire ? Où il y a bien, par exemple, un autre qui ramasse les poubelles, mais où il ne peut exister d’homme-poubelle ? Quand l’homme qui ramasse les poubelles est invité par le big man à partager les croissants du pouvoir, il ne faut pas voir là le rapprochement significatif des deux pôles de l’action rituelle, c’est au contraire pour manifester urbi et orbi qu’il n’y a aucune distance significative entre le président de Démocratie française, même si celui-ci entend descendre de Louis XV, et l’homme qui occupe la fonction la moins noble : qu’il n’y a pas d’autre. Alors que se découvrent, au cœur de l’intimité identitaire et de l’identité territoriale, de telles motions d’exclusion, le droit moderne requiert donc évidemment la suspension de tels réflexes classificatoires et le racisme s’y trouve être, en effet, le “crime par excellence”.

Dans la société traditionnelle, l’expulsion du mal est donc, pour l’essentiel, périodique (c’est dire que le mal, qui fait corps avec le bien, renaît : “Pourquoi n’écrasez-vous pas vos ennemis alors que vous en avez le pouvoir ? demande, incrédule, un ethnologue positif à ses primitifs - Parce que nous avons besoin d’eux pour chasser la maladie”). Comparée à cette logique rituelle, ce qui frappe dans la barbarie nazie, c’est qu’elle croit à l’impureté et qu’elle partage en même temps l’utopie scientifique qui caractérise la modernité : le mal peut donc être définitivement supprimé. Alors que la passion rituelle extériorise la reconnaissance et voit dans l’impureté attirance et répulsion, le caractère secret de la “solution finale”, l’anonymat et la banalisation de son exécution trahissent un changement radical : un déni matérialiste de la forme humaine. La libération du mal ne résulte plus d’un face-à-face, d’un besoin de purification qu’épuise ou fatigue la procédure d'abjection. Aucun signe ne témoigne ici d’une quelconque identité entre le bourreau et sa victime, vouée à la récupération profane et utilitaire. Le mal sera transformé en savon. Dans le caractère administratif de la “solution finale”, il y a la nécessité technique d’un problème technique, une fois - c’est toute la question - la sentence d’exécution prononcée : la quantité d’hommes à éliminer outrepassait le pouvoir d’extermination du ressentiment individuel et collectif. La nature méthodique et massive de l’anéantissement des juifs préservait donc les bourreaux du face-à-face avec les victimes. “Voyez-vous, explique Franz Stangl, commandant du camp de Treblinka, je les ai rarement perçus comme des individus, c’était toujours une masse énorme. Quelquefois j’étais debout sur le mur et je les voyais dans le “couloir”. Mais comment expliquer - ils étaient nus, un flot énorme qui courait à coups de fouet... “Un contre tous - alors que le scénario de l’expulsion rituelle est “tous contre un” - dans cette masse informe, nulle reconnaissance, nulle répulsion, non plus, qui dénoncerait l’humanité. Les responsables des camps d’extermination étaient des gestionnaires épris d’efficacité et non, vraisemblablement, des fanatiques animés de sentiments de haine. Il n’y a pas de problème de conscience devant des victimes à qui l’humanité est déjà administrativement ôtée. Il ne s’agit plus de se séparer du mal, mais d’exploiter les sous-produits d’une matière première - et d’en faire rationnellement disparaître le rebut. Le mal ? Quel mal ? Hitler promettait une terre sans mal pour un temps sans durée : mille ans. Cheveu, os et même peau, ce sont les lois de l’équarrissage et de la transformation de la matière qui conviennent à ce programme. Les nazis se croyaient des hommes précisément par cette hauteur sans partage, ce refus de s’abandonner à la reconnaissance. Des surhommes ignorant le mal. Le nazisme s’est ainsi voulu le système d’une seule humanité régnant sur des populations d’ilotes après avoir définitivement éliminé la réalité du mal et apuré toute dette de reconnaissance à la forme humaine ; une idolâtrie raciale empruntant ses concepts et ses méthodes à l’organisation industrielle.

Un caractère du nazisme, avec ses trente-six prix Nobel, est ce mélange contre-nature de passionnel et de rationnel, où les achèvements rituels se subordonnent les idéaux et les ressources de l’objectivité. La “science” spéciquement nazie, avec ses “expériences” barbares, se caractérisant, elle, par sa nullité scientifique. Elle n’avait d’ailleurs aucun objet réellement scientifique : la “raciologie” déclarait Hofmann, n’a pas besoin de scientifiques, “mais de praticiens capables d’un regard d’éleveurs”. L’éradiction du mal obéit à un scénario administratif bien que répondant à une conceptualisation religieuse. Faisant l’objet d’une représentation “scientifique”, d’un dépistage “biologique”, de solutions “économiques”, d’une division désormais sans reste, elle n’emprunte à la rationalité que ses instruments, jamais ses fins. Ainsi soustraite au théâtre du rite, elle n’est plus à hauteur d’homme. Le système totalitaire fabrique un homme sans question et sans conscience qui tire en effet sa raison, comme on l’a vu au cours des procès intentés aux bourreaux, de la fidélité à l’ordre reçu. Du bourreau à la victime, il y a la médiation du Plan et de la Méthode : un utilitarisme d’où l’élément tragique (symbolique) est fonctionnellement exclu. Le monstre froid est un monstre sans yeux. L’homme qui convient à l’œuvre nazie n’est pas un homme sans pitié, mais un homme à qui le problème de la pitié ne se pose plus. Habité par l’impératif catégorique de l’exécution du Plan, il pourrait ressembler à n’importe quel homme asservi à la rationalité industrielle. Banal, le mal n’est plus le mal ; il a perdu ce pouvoir d’identification, de purification qui le fait salutaire. La barbarie nazie, fondant son enthousiasme racial sur l’optimisme scientifique et la rationalité administrative, aurait pu ainsi évacuer de ses œuvres tout problème de conscience.

Quand on pénètre à Auschwitz, rien du théâtre de la division significative dont les religions sacrificielles font leur officialité. On est saisi, au contraire, par le caractère anodin et misérable des baraquements. On attend l’usine de la mort, on découvre des corons. Dans ce dessein de 1942 (décision de la “solution finale“) exécuté avec les moyens du XIXème siècle, on voit bien que l’extermination des juifs était, pour le IIIème Reich, un problème presque secondaire - le juif n’était pas l’ennemi à vaincre - un abcès à vider, un problème de dignité doctrinale et d’hygiène publique. Car le juif fait précisément ombrage à cette utopie totalitaire s’il s’échappe dans une servitude en réalité indifférente à la maîtrise. Provocant par cette simple différence dès lors que la totalité disqualifie l’exemplarité négative. Quand bien même, en effet, cette indifférence ne se déploierait pas dans l’appropriation - suscitant l’irritation antisémite la plus commune dont il sera question - sa réserve ferait tache sur la carte imaginaire de l’intégrité. Ce que vise ici le nazisme, c’est le complexe culturel qui a permis à la “nation juive” de se conserver “éparse parmi les autres sans s’y confondre” (J.J. Rousseau). Et si l’accusation se résume dans l’acte de naissance, c’est qu’il serait tout aussi impossible au juif de se soustraire à ce destin d’exception et de se “régénérer” que d’abjurer son être. Heydrich, l’“ingénieur en chef de la plus grande machine d’anéantissement de tous les temps”, selon l’expression de son biographe Edouard Calic, se voulait le “cocher-éboueur du IIIème Reich”. Ingénieur-éboueur, ce mélange intime de science et de religion répond au programme d’une tâche où le matériel gouverne le rituel : passion froide et méthode, répulsion contrôlée et patience administrative. Mais l’exécuteur des hautes œuvres est, en réalité, l’exécutant des basses œuvres. “L’antisémitisme est la seule forme de pornographie autorisée par le Reich”, disait Hitler. Les techniques de pointe, c’était pour les “titaniques engins de destruction”, par exemple, que von Braun fera plus tard voler sous la bannière des Etats-Unis. Abstraction faite - si faire se peut : mais les Alliés voudront l’ignorer le plus longtemps possible : L’abandon des juifs, les Américains et la solution finale, David S. Wyman, l987 - de l’extermination des juifs, il y avait des points de rencontre entre les technocrates du Reich (comme Albert Speer) et les managers anglo-saxons, et les moyens d’une paix “honorable”. Le nationalisme raciste et guerrier à l’origine de la mobilisation des énergies et de la prospérité retrouvée (sur fond de défaite et de crise) aurait pu se civiliser en nationalisme économique. Un débordement de la croyance sur le calcul devait emporter le Reich immortel et découvrir au monde les horreurs de la barbarie ordinaire : d’intempestifs problèmes d’engorgement avaient retardé l’achèvement de l’inconcevable. “Le génocide, écrira Raymond Aron, qu’en savions-nous à Londres ? Au niveau de la conscience claire, ma perception était à peu près la suivante : les camps de concentration étaient cruels, dirigés par des garde-chiourme recrutés non parmi les politiques mais parmi les criminels de droit commun ; la mortalité y était forte, mais les chambres à gaz, l’assassinat industriel d’êtres humains, non, je l’avoue, je ne les ai pas imaginés et, parce que je ne pouvais les imaginer, je ne les ai pas su” (cité dans Le Monde du 9 juin 1987).

Pourquoi ?

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