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IV - 17.2 Aux origines de la conscience universelle
Aux origines de la morale moderne il y a une relation particulière au sol : le déni de souveraineté retourné en élection. Lhomme otage de tous les autres, écrit Emmanuel Lévinas (1976 : 186), est nécessaire aux hommes, car, sans lui, la morale ne commencerait nulle part... le Judaïsme la enseigné. Son exposition à la persécution nest peut-être quun accomplissement de cet enseignement. La formation, dans le creuset de ladversité de ce que Max Weber nomme, dans le Judaïsme antique, un peuple paria se répète dans la Diaspora qui consacre cette structure dexclusion en logeant lhomme juif dans la mouvance du corps de lautre. Mais alors que la religion juive définit une fermeture, un conditionnement idéologique de survie (Que la haine des nations soit très propre à assurer la conservation des Juifs [...], constate Spinoza dans le Tractacus, en opposant l'exemple des juifs espagnols assimilés à celui des juifs portugais exclus des privilèges), sa généralisation et sa propagation par des prophètes en rupture définissent une ouverture propre à réaliser le genre humain (Il ny a plus ni Juifs, ni Grecs...).
Ce mystère, cest que les païens sont cohéritiers. Cest pourquoi, vous autrefois païens dans la chair, appelés incirconcis par ceux quon appelle circoncis et qui le sont dans la chair par la main de lhomme, souvenez-vous que vous étiez en ce temps-là sans Christ, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde [...] Ainsi donc, vous nêtes plus des étrangers ni des gens du dehors ; mais des concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. (Éphésiens, 2, ll-l9 ; 3, 6)
La société industrielle, qui réunit les conditions objectives et subjectives dune telle réalisation, est le théâtre dune seconde généralisation du message moral porté par ce renoncement aux signes extérieurs de la souveraineté. Selon Elie Wiesel, lambition du judaïsme nest pas de judaïser le monde, mais de lhumaniser (cité dans Le Monde du 5-6 janvier 1986). Ce qui spécifie lhomme juif, son histoire, sa théologie, et qui le prédispose à ce destin moral dont il va être question, cest sa position unique parmi les nations, exception au principe de la souveraineté territoriale. Un publiciste anglais du XVIIIème siècle note, par exemple, à propos des juifs de la Jamaïque : Cest une race errante et vagabonde qui pénètre partout où il y a des hommes. Caractère second - de toute éternité - du peuple otage. Lhistoire du peuple élu accrédite lidée quil cède tout à condition quon lui cède lessentiel : sa religion. Cet abandon étant le signe et le siège dune élection théologique. Les concepts fondamentaux de la tradition juive - métaphysique de lexil - silence de Dieu - ont été forgés quand le peuple juif était un peuple esclave et cest dans la sujétion quil redéfinit idéalement son unicité. Les conditions limites de la survie - fermeture, solidarité, accoutumance à loppression - se révèlent des conditions optimales de durée, cette religion de ladversité ayant permis au peuple juif de rester identique à lui-même et de traverser le temps. Au dix-neuvième siècle, lhistorien allemand Gregorovius voyait dans les juifs du ghetto les seules ruines vivantes de Rome. Alors que lidéal de souveraineté, gloire des peuples, est soumis aux vicissitudes, il y a dans labsence de souveraineté un empire inaliénable, dès lors que cette absence est comprise comme un accomplissement. Cette gloire du peuple élu est nécessairement sans partage. Quand le christianisme veut propager les valeurs de non-souveraineté, le judaïsme est marqué par cette fermeture défensive et suspicieuse à la conversion. Or voici que, dans le champ de la moralité du monde contemporain, la passion du peuple juif prend une valeur exemplaire. Comment lhomme juif, qui était la figure de limpureté dans la société traditionnelle a-t-il pu devenir le sujet de la moralité dans la société moderne ? Comment est-on passé dun état de société où la négativité est déportée sur un homme rituellement voué à polariser le mal à un état de société où ce même homme est devenu extrinsèquement exemplaire de la condition de lhomme au monde, investi de la fonction dhumaniser le monde ?
Citons, parmi les marques dinfamie officielles infligées aux juifs, cette cérémonie au cours de laquelle un sénateur de la ville de Rome posait le pied sur le cou du représentant de la communauté venu lui verser le tribut annuel. Au début de ce siècle encore, dans plusieurs villages dAlsace - et des scènes de cette inspiration pouvaient sobserver encore récemment en Italie méridionale - un bûcher était dressé en place publique le jour du Vendredi saint. Dans un déchaînement de sarcasmes et de quolibets, on brûlait un mannequin représentant un juif....
Dans la société traditionnelle, ainsi quil a été rappelé au chapitre 2, la réjection du mal (La réjection des Juifs estoit une juste punition de leur infidélité et ingratitude - Calvin, lInstitution de la religion chrétienne, 1536), périodique ou conjoncturelle, repose sur une dramatisation humaine : le déchet social est regardé comme une flétrissure cosmique quand la régularité est en jeu. Une des fonctions de lautre homme est de polariser limpureté. Une même logique du pur et de limpur prévaut dans les religions monothéistes où lunité cosmique est symbolisée par un dieu unique garant de la régularité. Le système des castes, spectaculairement, qui se légitime parfois dans la disqualification des premiers occupants du sol, les sociétés hiérarchisées, où la morgue aristocratique est le plus commun des ravalements anthropologiques (la cour nest quune cascade de mépris, notait Saint-Simon), mais la grande généralité de sociétés humaines, en réalité, prospèrent sur cette économie de lexclusion.
La réussite du royaume antemoro, dans le sud-est de Madagascar a ainsi été dintégrer cette exclusion des aînés de la terre (zokin-tany) dans le système de protection féodale quil offrait aux autochtones. Dans cette hiérarchie, les parias d'hier (et daujourdhui), les Antevolo, se révèlent être, en réalité, les premiers occupants. Les Antemoro, immigrants islamisés, simposent par la possession de lécriture (Sorabe) et de rituels qui les justifient notamment, sadjugeant le monopole de légorgement, à sapproprier la croupe de tout animal sacrifié. Lexplication couramment reçue de lexclusion des Antevolo est quun des leurs aurait copulé avec une chienne (le chien étant lanimal impur par excellence). La suprématie politique saffiche ici comme une supériorité intellectuelle, religieuse et morale : dans le digest constitutionnel qui suit, lAntevolo révèle son ignorance et sa stupidité en même temps que son ignominie. Si tu oses avoir un rapport avec une chienne, dit le silamo (lislamisé) au premier occupant, je te donne cent bufs. Celui-ci ayant relevé le défi, le silamo rédige, en guise de titre de propriété, une lettre en sorabe quil lui demande daller porter au roi et dont le contenu, hermétique à lAntevolo, justifie en réalité, par la relation de cet acte infâme, la spoliation et la déchéance de son clan (Beaujard et Tsaboto, 1997 : 388 ; Champion, Raoulison, Razafindandy, Zafimahavita, contribution à lethnographie dun village du sud-est malgache : sur le choc des cultures, à paraître).
Dans un article intitulé : Une figure de labjection en Nouvelle-Bretagne : le rubbish man, Michel Panoff (1985) analyse ainsi la position du malheureux chez les Maenge et expose lutilité sociale dhommes sans société (déracinés, réfugiés, orphelins ; marginaux, inadaptés, débiles), qui vérifient lobservation qui veut que les malheureux soient mauvais. Rubbish man qualifie un état social et non une fonction. Mais la déchéance fait ici du déchet humain un pôle dattraction et de répulsion salutairement démonstratif de la vérité des valeurs. Frappé dincapacité sociale et morale, le rubbish man nest pas seulement un homme de rien par rapport au puissant, un zéro,
mais un signe par rapport au signe +. Lépithète de saleté qui le qualifie nest pas figurée. Dans la conception autochtone, la crasse signifie la déperdition de substance vitale et la maladie. Les expressions de tas dordures, face dégoûtante qui lui sont appliquées prétendent décrire objectivement un état de fait. Cest quen réalité ces hommes donnent le change par une apparence de vie et que leur nom est plutôt synonyme de cadavre ambulant.
Morts en sursis, ils représentent environ 50 % des suicidés recensés. Leur pertinence involontaire apparaît pleinement dans le rôle de boucs émissaires et de pédagogues que lingénierie sociale leur assigne.
Une relation circulaire [se met] en place qui permet au big man de faire constater doctoralement à lethnographe que les malheureux nont, au bout du compte, que ce quils méritent. Frappé dostracisme par la communauté dasile, le réfugié shabitue à son isolement et démontre ainsi quil est asocial par nature. Tout juste toléré à condition de se taire, il révélera par son silence quil est foncièrement sournois. Privé de femme, il sera soupçonné en permanence dadultère, et de sorcellerie pour la raison quil lui est interdit de se mêler aux forts en gueule donc daffronter au grand jour les autres hommes. Et il nest jusquà son aspect physique qui ne plaide contre lui puisque, généralement mal nourri, il est affligé dune maigreur et dune mine hâve qui confirment la désertion supposée de son âme.
Cette physique religieuse fait le personnage qui a charge dassumer le mal indispensable à léquilibre social. Tantôt distinct du pouvoir, quand celui-ci est exercé sans intermédiaire rituel ; tantôt formant couple avec le pouvoir rituel ; tantôt ne faisant quun avec le pouvoir rituel. Il peut être entretenu au cur de la société ou déporté à ses marges. Léchange de limpureté, réciproque ou unilatéral, apparaît comme une utilité majeure de la division sociale. Sil y a une fonction positive de laltérité dans ce travail que lautre assume (à son corps défendant, le plus souvent), dassainir la vie de la collectivité, quadvient-il dans la société égalitaire ? Où il y a bien, par exemple, un autre qui ramasse les poubelles, mais où il ne peut exister dhomme-poubelle ? Quand lhomme qui ramasse les poubelles est invité par le big man à partager les croissants du pouvoir, il ne faut pas voir là le rapprochement significatif des deux pôles de laction rituelle, cest au contraire pour manifester urbi et orbi quil ny a aucune distance significative entre le président de Démocratie française, même si celui-ci entend descendre de Louis XV, et lhomme qui occupe la fonction la moins noble : quil ny a pas dautre. Alors que se découvrent, au cur de lintimité identitaire et de lidentité territoriale, de telles motions dexclusion, le droit moderne requiert donc évidemment la suspension de tels réflexes classificatoires et le racisme sy trouve être, en effet, le crime par excellence.
Dans la société traditionnelle, lexpulsion du mal est donc, pour lessentiel, périodique (cest dire que le mal, qui fait corps avec le bien, renaît : Pourquoi nécrasez-vous pas vos ennemis alors que vous en avez le pouvoir ? demande, incrédule, un ethnologue positif à ses primitifs - Parce que nous avons besoin deux pour chasser la maladie). Comparée à cette logique rituelle, ce qui frappe dans la barbarie nazie, cest quelle croit à limpureté et quelle partage en même temps lutopie scientifique qui caractérise la modernité : le mal peut donc être définitivement supprimé. Alors que la passion rituelle extériorise la reconnaissance et voit dans limpureté attirance et répulsion, le caractère secret de la solution finale, lanonymat et la banalisation de son exécution trahissent un changement radical : un déni matérialiste de la forme humaine. La libération du mal ne résulte plus dun face-à-face, dun besoin de purification quépuise ou fatigue la procédure d'abjection. Aucun signe ne témoigne ici dune quelconque identité entre le bourreau et sa victime, vouée à la récupération profane et utilitaire. Le mal sera transformé en savon. Dans le caractère administratif de la solution finale, il y a la nécessité technique dun problème technique, une fois - cest toute la question - la sentence dexécution prononcée : la quantité dhommes à éliminer outrepassait le pouvoir dextermination du ressentiment individuel et collectif. La nature méthodique et massive de lanéantissement des juifs préservait donc les bourreaux du face-à-face avec les victimes. Voyez-vous, explique Franz Stangl, commandant du camp de Treblinka, je les ai rarement perçus comme des individus, cétait toujours une masse énorme. Quelquefois jétais debout sur le mur et je les voyais dans le couloir. Mais comment expliquer - ils étaient nus, un flot énorme qui courait à coups de fouet... Un contre tous - alors que le scénario de lexpulsion rituelle est tous contre un - dans cette masse informe, nulle reconnaissance, nulle répulsion, non plus, qui dénoncerait lhumanité. Les responsables des camps dextermination étaient des gestionnaires épris defficacité et non, vraisemblablement, des fanatiques animés de sentiments de haine. Il ny a pas de problème de conscience devant des victimes à qui lhumanité est déjà administrativement ôtée. Il ne sagit plus de se séparer du mal, mais dexploiter les sous-produits dune matière première - et den faire rationnellement disparaître le rebut. Le mal ? Quel mal ? Hitler promettait une terre sans mal pour un temps sans durée : mille ans. Cheveu, os et même peau, ce sont les lois de léquarrissage et de la transformation de la matière qui conviennent à ce programme. Les nazis se croyaient des hommes précisément par cette hauteur sans partage, ce refus de sabandonner à la reconnaissance. Des surhommes ignorant le mal. Le nazisme sest ainsi voulu le système dune seule humanité régnant sur des populations dilotes après avoir définitivement éliminé la réalité du mal et apuré toute dette de reconnaissance à la forme humaine ; une idolâtrie raciale empruntant ses concepts et ses méthodes à lorganisation industrielle.
Un caractère du nazisme, avec ses trente-six prix Nobel, est ce mélange contre-nature de passionnel et de rationnel, où les achèvements rituels se subordonnent les idéaux et les ressources de lobjectivité. La science spéciquement nazie, avec ses expériences barbares, se caractérisant, elle, par sa nullité scientifique. Elle navait dailleurs aucun objet réellement scientifique : la raciologie déclarait Hofmann, na pas besoin de scientifiques, mais de praticiens capables dun regard déleveurs. Léradiction du mal obéit à un scénario administratif bien que répondant à une conceptualisation religieuse. Faisant lobjet dune représentation scientifique, dun dépistage biologique, de solutions économiques, dune division désormais sans reste, elle nemprunte à la rationalité que ses instruments, jamais ses fins. Ainsi soustraite au théâtre du rite, elle nest plus à hauteur dhomme. Le système totalitaire fabrique un homme sans question et sans conscience qui tire en effet sa raison, comme on la vu au cours des procès intentés aux bourreaux, de la fidélité à lordre reçu. Du bourreau à la victime, il y a la médiation du Plan et de la Méthode : un utilitarisme doù lélément tragique (symbolique) est fonctionnellement exclu. Le monstre froid est un monstre sans yeux. Lhomme qui convient à luvre nazie nest pas un homme sans pitié, mais un homme à qui le problème de la pitié ne se pose plus. Habité par limpératif catégorique de lexécution du Plan, il pourrait ressembler à nimporte quel homme asservi à la rationalité industrielle. Banal, le mal nest plus le mal ; il a perdu ce pouvoir didentification, de purification qui le fait salutaire. La barbarie nazie, fondant son enthousiasme racial sur loptimisme scientifique et la rationalité administrative, aurait pu ainsi évacuer de ses uvres tout problème de conscience.
Quand on pénètre à Auschwitz, rien du théâtre de la division significative dont les religions sacrificielles font leur officialité. On est saisi, au contraire, par le caractère anodin et misérable des baraquements. On attend lusine de la mort, on découvre des corons. Dans ce dessein de 1942 (décision de la solution finale) exécuté avec les moyens du XIXème siècle, on voit bien que lextermination des juifs était, pour le IIIème Reich, un problème presque secondaire - le juif nétait pas lennemi à vaincre - un abcès à vider, un problème de dignité doctrinale et dhygiène publique. Car le juif fait précisément ombrage à cette utopie totalitaire sil séchappe dans une servitude en réalité indifférente à la maîtrise. Provocant par cette simple différence dès lors que la totalité disqualifie lexemplarité négative. Quand bien même, en effet, cette indifférence ne se déploierait pas dans lappropriation - suscitant lirritation antisémite la plus commune dont il sera question - sa réserve ferait tache sur la carte imaginaire de lintégrité. Ce que vise ici le nazisme, cest le complexe culturel qui a permis à la nation juive de se conserver éparse parmi les autres sans sy confondre (J.J. Rousseau). Et si laccusation se résume dans lacte de naissance, cest quil serait tout aussi impossible au juif de se soustraire à ce destin dexception et de se régénérer que dabjurer son être. Heydrich, lingénieur en chef de la plus grande machine danéantissement de tous les temps, selon lexpression de son biographe Edouard Calic, se voulait le cocher-éboueur du IIIème Reich. Ingénieur-éboueur, ce mélange intime de science et de religion répond au programme dune tâche où le matériel gouverne le rituel : passion froide et méthode, répulsion contrôlée et patience administrative. Mais lexécuteur des hautes uvres est, en réalité, lexécutant des basses uvres. Lantisémitisme est la seule forme de pornographie autorisée par le Reich, disait Hitler. Les techniques de pointe, cétait pour les titaniques engins de destruction, par exemple, que von Braun fera plus tard voler sous la bannière des Etats-Unis. Abstraction faite - si faire se peut : mais les Alliés voudront lignorer le plus longtemps possible : Labandon des juifs, les Américains et la solution finale, David S. Wyman, l987 - de lextermination des juifs, il y avait des points de rencontre entre les technocrates du Reich (comme Albert Speer) et les managers anglo-saxons, et les moyens dune paix honorable. Le nationalisme raciste et guerrier à lorigine de la mobilisation des énergies et de la prospérité retrouvée (sur fond de défaite et de crise) aurait pu se civiliser en nationalisme économique. Un débordement de la croyance sur le calcul devait emporter le Reich immortel et découvrir au monde les horreurs de la barbarie ordinaire : dintempestifs problèmes dengorgement avaient retardé lachèvement de linconcevable. Le génocide, écrira Raymond Aron, quen savions-nous à Londres ? Au niveau de la conscience claire, ma perception était à peu près la suivante : les camps de concentration étaient cruels, dirigés par des garde-chiourme recrutés non parmi les politiques mais parmi les criminels de droit commun ; la mortalité y était forte, mais les chambres à gaz, lassassinat industriel dêtres humains, non, je lavoue, je ne les ai pas imaginés et, parce que je ne pouvais les imaginer, je ne les ai pas su (cité dans Le Monde du 9 juin 1987).
Pourquoi ?
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